Je manque décidément de courage pour me représenter nettement les feuilles de calculs qui croisent les nombres : de morts, de malades (dans un état parfois irréversible), de blessés par accident ou sous les coups, de séparés (familles, couples, enfants...), de désocialisés... Une addition sordide de coûts calculables (en €) et incalculables (en pertes humaines), somme conséquence des ravages bien connus liés à la consommation exagérée d'alcool mise en regard de ce que les taxes sur la vente des boissons alcoolisées rapportent aux caisses de l'état. Car, si ces calculs n'étaient pas largement en faveur du ministère des finances, quel intérêt aurait le ministère de la santé à rester courbé devant le, si puissant soit-il, lobby de l'alcool ?
Je rappelle ici en passant cette stupéfiante affaire relayée par plusieurs médias il y a quelques mois : l'invraisemblable campagne du gouvernement japonais invitant à consommer de l'alcool. Si j'en crois ce que j'ai lu, explicitement dirigée vers la jeunesse qui aurait par trop tendance à se détourner de la consommation aussi rituelle qu'abusive de sake, elle a été pensée pour regarnir d'urgence les caisses de l'état japonais (tout bénef puisque chez eux, pas de calcul des conséquences à faire, le système de santé est privé).
Nous n'en sommes pas encore là. Ouf ! Mais pour combien de temps encore ?
Depuis longtemps je me demande comment il se fait qu'on soit arrivé à faire plier le pourtant connu comme puissant lobby du tabac jusqu'à parvenir à interdire toute publicité, exiger la neutralité de l'emballage, y inscrire systématiquement en gros Fumer tue en plus d'autres maladies potentielles avec photographies, augmenter régulièrement et considérablement le prix de vente... Et que rien de comparable ne soit encore à l'ordre du jour pour ce qui concerne l'alcool. Rien. On en fait librement la publicité, il s'en vend dans n'importe quelle épicerie, à n'importe quelle heure, on s'en faisait livrer chez soi bien avant la frénésie actuelle du tout tout le temps à domicile. « L'abus d'alcool est dangereux pour la santé » dit le bandeau en lettres d'une taille pas trop culpabilisante. Pour le reste, il faut être un lecteur particulièrement méticuleux des étiquettes pour croiser le pictogramme représentant une femme enceinte dans ce cercle barré d'un trait diagonal. Pour les autres, qui l'abus boira !
Si j'écris aujourd'hui c'est parce que j'entends depuis quelques jours la nouvelle, énième, campagne de « prévention » que Santé Publique France et le ministère fait diffuser par des médias audiovisuels. Comme d'habitude, on y signale le risque accru de développer un cancer, un AVC hémorragique et autres troubles du rythme cardiaque...
Entendre cette nouvelle campagne, toujours la même, amplifie un peu plus ma colère d'en ce moment devant le mépris manifeste de Macron vis à vis de la société dans l'état où elle se trouve. J'en suis effaré. Et on va hélas déguster longtemps les effets directs et induits des « réformes » en cours qui ne vont faire qu'agraver plus radicalement encore les misères.
Je m'autorise à écrire aussi pour témoigner. Je suis sorti depuis un peu plus d'une année d'un épouvantable couloir de trois ans, un état dépressif noyé dans l'alcool, et qui s'est transformé en une dépendance alcoolique intense. Cette sortie de crise, je la dois aux soins extraordinaires que j'ai eu la chance de recevoir à l'hôpital, l'indéfectible soutien d'un environnement familial et amical aimant et compréhensif et au « rang » de cette société plus que jamais de classes dans lequel j'ai eu le privilège de naître et d'évoluer.
Je me présente ici donc comme singulièrement informé et désireux d'être à ce titre informant.
Si j'essaie autant que possible d'apprécier le hasard, je note toutefois que cette nouvelle campagne étatique a démarré le 10 janvier (au fait, combien ça coûte au contribuable ce genre de truc ? Passons, c'est un détail). Hasard ? Est ce que l'onde critique un brin trop audible provoquée par le refus de l'état de s'engager directement dans l'opération nommée en bon français dry january aurait suscité l'ire du sommet et qu'il aura fallu produire à la hâte cette preuve d'engagement toujours parfaitement hypocrite ?
Peut-on imaginer une seconde qu'une telle campagne puisse toucher ceux qui en ont le plus besoin, ceux ligotés par l'addiction, sans plus aucune possibilité de discernement ? Quoi qu'il en soit, je constate de façon répétitive toute l'énergie et tout l'argent dépensés en pure perte alors que, pour ce dont il est question, il eût été parfaitement simple et opérant de s'associer au considérable nombre d'associations qui accompagne cette tentative devenue populaire de prise de conscience d'un genre nouveau de l'addiction généralisée à l'alcool. S'y lier pourrait précisément ouvrir à nombre d'initiatives spécifiques, propres à diffuser une information enfin ciblée, je veux dire à caractère scientifique, je veux dire sans langue de bois, je veux dire sans hypocrisie... Ce qu'exige la gravité de la situation.
Combien de temps encore va perdurer le contrat mortifère entre l'état et l'industrie de l'alcool ?
Quand arrivera-t-on enfin à dire publiquement que l'alcool est une drogue dure dont l'addiction est comparable à celle provoquée par la consommation d'héroïne ?
Il faut singulièrement s'intéresser à la question pour comprendre que, pour les addictologues, est considérée comme alcoolique toute personne qui boit quotidiennement c'est à dire la majeure partie des adultes et un nombre croissant d'adolescents.
Et que la consommation d'alcool est très facilement comme sournoisement exponentielle, que l'alcoolisme est une maladie, qu'elle a des conséquences potentiellement graves, souvent handicapantes psychiquement et physiquement.
Alors qu'un rapide exposé vulgarisant le mécanisme déclenché dans le cerveau suffit à comprendre ce qui engendre l'addiction, comment s'opère la multiplication des récepteurs affectés à certaines cellules proportionnellement à l'augmentation de la consommation, et comment c'est irréversible ! Il n'y a alors plus qu'une solution pour calmer la demande de ces récepteurs : l'abstinence. La moindre incartade les réveillera invariablement et ils recommenceront aussitôt à réclamer, comme avant.
Ne lire en aucun cas ici un appel à quelque politique de prohibition que ce soit. L'historique exemple états-unien en la matière vaut à mon avis définitivement leçon et nos sociétés de l'interdiction sont dèjà tellement suffisamment le pénible reflet de l'absence de considération qu'on veut bien accorder à ce qui est regardé comme un peu trop déviant de ce que l'on estime être « normal ». Au contraire et résolument : j'aimerais l'engagement enfin honnête et financièrement massif de l'état au côté de ces associations dont la proximité avec les malades vaut souvent expertise, pour un véritable travail de prévention et de soin à la hauteur du problème. Et puisque j'ai osé nommer ce parallèle entre alcool et héroïne, que je parle de santé publique et de prévention, de société tout entière, j'en profite pour inviter (je ne suis hélas pas le premier à le faire et ils restent les uns après les autres sourds et aveugles, ceux qui sont censés nous représenter) à mettre un terme sans attendre à la dépense, aussi colossale que parfaitement inutile, engagée dans la répression des usagers de drogues dites illicites, entendre celles qui ne sont pas taxées par l'état.
Quand va-t-on se décider à considérer ces individus consommateurs comme des être humains, des alter-ego, simplement des malades et donc les soigner, comme on soigne (presqu'encore) n'importe quel malade ? Ceux qui sont malades des drogues illicites comme ceux qui sont malades de l'alcool, qui peuplent de la même manière les rues et qu'on ne sait que chasser pour ne plus les voir, pour oublier qu'ils sont en train de mourir sous nos yeux.
J'ai bien entendu au mois de juillet dernier la feuille de route que Darmanin a soumis au nouveau préfet Nuñez : « sécuriser » les jeux olympiques (miam !) et « éradiquer » le crack. Pardon ? Éradiquer ? Quelle mission insensée, quel vocabulaire odieux. De quoi parle-t-on ? De qui se moque-t-on ?
Quand on connaît les effets du manque de certaines substances consommées à haute dose, alcool y compris, quand on sait que les addictologues recommandent à celui qui cherche une place en cure et qui doit attendre qu'un lit se libère avant d'être accueilli (ce fût mon cas) de ne surtout pas modifier sa consommation jusqu'à la prise en charge médicamenteuse, pour le consommateur d'alcool y compris, et ce à cause des risques graves potentiellement encourus (violente épilepsie par exemple)... Le ministre de la santé sait cela et il est alors de son devoir d'en informer le ministre de l'intérieur. Dès-lors, il est inacceptable que l'état continue d'appliquer les méthodes inhumaines et parfaitement inutiles qui consistent à systématiquement donner mission à la police de faire violemment le ménage au mépris total des conséquences sanitaires. Et pourquoi pas directement une benne à ordure ? C'est scandaleux et parfaitement contre-productif à tous les niveaux puisque sont mis en danger de mort les usagers et qu'on a compris depuis longtemps que les communautés de consommateurs se reforment l'instant suivant pas trop loin voire exactement au même endroit.
Si seulement tout l'argent injecté en pure perte dans l'appareil répressif était consacré à la prévention et au soin, c'est à dire à la considération de l'être humain, y compris lorsqu'il se trouve au fond de ses failles, combien de vie seraient sauvées ? Combien la société en serait apaisée?
Je me souviens tellement précisément de la fin des années 90 quand je passais beaucoup de temps au Portugal où, devant l'objective et honnête reconnaissance de l'absence de résultat de la répression et de l'insupportable nombre de morts liées aux consommations addictives, il fut décidé, fort courageusement, par le gouvernement d'alors de dépénaliser l'usage de TOUTES les drogues. Il en est résulté une baisse tout à fait significative du nombre d'overdoses mortelles et, contrairement aux craintes, aucun accroissement notable du trafic qu'aurait pu engendrer un tourisme d'un nouveau genre lié à cette rare tolérance en la matière. L'injonction de soin et concomitamment la mise en place de structures et de personnel dédiés a aussitôt remplacé la sanction pénale. Ça paraît tellement évident, non ? Et c'est un exemple tellement proche de nous géographiquement parlant, un pays membre de l'Europe. Pourquoi pas cette intelligence chez nous ? Soigner, accompagner, aider à la réinsertion sociale et professionnelle plutôt qu'incarcérer. Toujours incarcérer, et dans les conditions indignes qu'on sait. Qu'est ce que ça veut dire incarcérer un malade ? Comment ose-t-on encore faire des choses pareilles ?
J'ai été particulièrement frappé et je dois dire outré au printemps 2022 de la victoire accordée à ce collectif nauséabond de nantis du XVIème arrondissement parisien qui s'opposait à la décision qu'avait prise le ministère de la santé de ré-affecter une partie inoccupée d'un hôpital du quartier en centre de soin pour toxicomanes.
Que penser de cette splendide main tendue par ces pourtant majoritairement catholiques habitants du fameux ghetto parisien ? De ce merveilleux témoignage de l'amour du prochain ? Quelle honte j'ai éprouvé devant ce recul minable du gouvernement devant le pire de la pensée réactionnaire et ce pour de pitoyables calculs de circonscription « gagnable » à l'approche des élections législatives de 2022. « Si vous voulez notre vote, pas de ce genre de déchets chez nous ! » Autrement dit, qu'ils crèvent, ils l'auront bien cherché. Il en est hélas de même chaque fois qu'un centre d'accompagnement cherche à s'ouvrir, où que ce soit. À ceci près qu'il s'agit en général d'initiatives émanant d'associations qui, en dépit de ce que leur travail vaut toutes les expertises, n'ont pas la possibilté, au nom de la loi, d'imposer la mise en place de telles structures, puisque de loi il n'y a pas !
Pour ce qui est des services d'addictologie tel que celui que j'ai fréquenté au centre hospitalier de Pau, ça n'est guère plus simple. Ils sont bien trop rares, sous dimensionnés et sous dotés, ne parviennent à résultat que grâce à un engagement dépassant l'imagination ordinaire, un dévouement hors du commun des équipes soignantes et encadrantes. L'état critique vers lequel on a consciencieusement précipité l'hôpital ne risque pas d'améliorer la considération pour ce genre de services.
Quand cesserons-nous donc de faire comme si la misère n'était pas un produit de la société que nous fabriquons ?
Quand intégrerons-nous le minoritaire dans nos systèmes de pensée ?
Quand s'intéressera-t-on un peu de nouveau aux causes plutôt que faire en sorte d'évacuer les symptômes du paysage, comme le ferait la pire médecine ?
Dommage que l'état soit protégé a minima par le pourtant si tellement peu qu'il met en œuvre, on aurait sinon envie de lui faire un procès en justice pour « mise en danger de la vie d'autrui », « non assistance à personne en danger », « homicide involontaire », « violence ayant entraîné la mort sans intention de la donner »...
Mais peut-être déjà, puissions-nous arrêter de penser l'éradication de quoi que ce soit issu de la nature et de ce qu'on nomme culture, et en terminer avec l'odieux détournement toujours plus massif des impôts de leur objectif premier : une société pour le bien être humain, où d'évidence une sécurité sociale dans toute son étendue pensable, de l'éducation et de la culture. L'être humain, prioritairement à tout le reste. La vie quoi. Le retour au seul sens du mot politique en somme.
matthieu doze, citoyen et vieux danseur en questions