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Billet de blog 19 janv. 2023

MAX FRAISIER-ROUX
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« Pour moi, c’est prendre part à l’injustice que de ne pas s’y opposer. »

Ce texte a été lu par Mahiedine Merabet le 13 janvier 2023 devant la Cour d'Assises spéciale de Paris. Il ne s’agit pas tant d’une prise que d’une capture de parole de la part d’un prisonnier en détention provisoire depuis près de six ans, qui souhaite se réapproprier son sort, sa vérité sur ce dont on l’accuse, et dont l’enjeu est à la fois sa dignité et sa vie.

MAX FRAISIER-ROUX
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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce texte a été lu par Mahiedine Merabet le vendredi 13 janvier 2023 devant la Cour d'Assises spéciale de Paris.

Il faut savoir qu’une semaine très pénible d’auditions d’experts et de débats à n’en plus finir atteint alors son paroxysme, et qu’après sept heures d’audience, environ, la présidente de la cour, malgré les demandes des avocats de la défense de reporter les interrogatoires de Mahiedine Merabet et de son coaccusé Clément Baur, décide tout de même de prolonger les débats.

En dépit de toute la fatigue de la semaine et de la journée accumulées, Mahiedine Merabet prend son courage à deux mains, et insiste pour lire un texte, précisant qu’après tant de temps accordé aux experts le concernant, il pouvait bien légitimement réclamer de l'attention sur la longueur.

Il ne s’agit donc pas tant d’une prise que d’une capture de parole de la part d’un prisonnier en détention provisoire depuis près de six ans, qui souhaite se réapproprier son sort, sa vérité sur ce dont on l’accuse, et dont l’enjeu est à la fois sa dignité et sa vie - il encourt la réclusion criminelle à perpétuité. 

Ce n’est ni un « slam »,  ni un « soliloque », comme on a pu le lire dans la presse - les journalistes avaient du mal à contenir leur hilarité à l'audience - mais le discours détaillé d’un prisonnier - voilà d'où il écrit, d'où il parle - qui préfère s’exprimer en suivant ses lignes, plutôt qu’en improvisant à l’oral dans de mauvaises conditions pour se défendre.

Illustration 1
La Pieuvre, gravure de Fortuné Louis Méaulle, dessin de Victor Hugo, 1881-1882 © Paris Musées / Maisons de Victor Hugo Paris-Guernesey

« En préambule de tout ce qui va suivre, je voulais réaffirmer, au cas où cela n’a pas été bien entendu ou compris, que mes déclarations successives ainsi que mon positionnement au cours de ce procès, ne sont ni un moyen d’éluder certaines questions dérangeantes, ni une posture de provocation de quelque sorte que ce soit. Avons-nous jamais, un jour au moins dans notre vie, lorsque l’on est écrasé par la mécanique cruelle des mauvais événements, regretté d’avoir parlé trop vite, trop tôt, de manière trop spontanée, ou contrainte ? Vous, je ne sais pas, mais moi, oui. En tout cas, j’aurais pu et j’y ai pensé, rester assis, passif, mutique, comme il est souvent le cas dans ce genre de proces-sus politico-judiciaire, selon moi inique, où des individus, brisés par le système, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, ou plutôt, l’ombre du récit que l’on a construit à leur place. De la même manière que j’aurais pu, et j’y ai pensé aussi, venir ici m’agenouiller, m’auto-flageller et ne dire que des paroles qui vont dans le sens du vent de ceux qui détiennent la force au détriment de mes propres convictions et de ma propre vérité. J’ai donc refusé ces deux options et décidé tout simplement de me libérer, c’est ce que je suis en train de faire, et c’est bien ce que j’ai l’intention de faire jusqu’au bout, n’en déplaise à ceux qui voudraient qu’il en soit autrement. Surtout que parmi mes co-accusés ici présents, la quasi totalité sont soit des gens innocents, soit des gens qui se sont juste, malheureusement, retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment. 

Au préalable, je vais d’abord commencer par le commencement, c’est-à-dire mes opinions, leur genèse, rapidement, avant d’entrer dans le vif du sujet, des faits, et surtout de mes réelles intentions depuis le départ. Pour moi, il y a très très longtemps, dès mon plus jeune âge, et cela n’est un secret pour personne, j’ai souffert d’un profond sentiment de solitude, et d’abandon, ce qui naturellement avait provoqué en moi incompréhension et colère légitimes. Au début, je pensais que cela venait peut-être de moi, mais j’ai vite compris que non ; puis je me disais que, peut-être, j’avais juste une famille mauvaise, égoïste, mais là encore j’ai vite compris que c’était beaucoup plus compliqué que cela : parce que mes proches étaient loin, très loin d’être les seuls à agir de la sorte, et beaucoup d’autres également étaient dans mon cas. 

D’ailleurs, je voudrais rectifier un petit détail au sujet de mon histoire personnelle : elle est très loin d’être aussi noire qu’elle a pu être dépeinte par d’autres ou par mon ex sous la contrainte. Et même si elle l’était, cela ne changerait rien, car quelle qu’elle fut, j’en suis fier et je n’en changerais pour rien au monde. Sinon, cela signifierait juste : regretter ce que je suis qui n’est que le fruit de cette histoire. 

Donc, je disais que j’avais remarqué que ce fait ne concernait pas que moi. Partout où je tournais mon visage, partout où je posais mes yeux, je ne voyais qu’égoïsme, solitude et abandon des plus vulnérables. Je voyais bon nombre d’enfants, abandonnés par l’un de leurs parents, souvent le père, voire parfois même les deux, je voyais les SDF abandonnés par leurs proches comme des chaussettes sales, je voyais un grand nombre de personnes, ayant atteint un âge honorable, errer seuls au monde, que ce soit dans des mouroirs que l’on nomme maisons de retraite, ou dans des petits appartements bien vides de vie. Je voyais les personnes en situation de handicap laissées seules, et parfois même abandonnées à la naissance par un petit calcul rationnel ; et de manière générale, je voyais tout le monde lâché plus ou moins seul, être plus ou moins abandonné, être plus ou moins égoïste. Vous comprendrez rapidement où je veux en venir. 

Dès lors que je me suis rendu compte de tout cela, je me suis transformé, pour comprendre, en une sorte d’enquêteur, en observant de manière fine le spectacle de la comédie humaine et sociale, en espérant trouver la clé de tout ce qui anime les êtres humains. Ma colère et mon incompréhension ont disparu sur le champ. Je voulais juste, par lien de cause à effet, remonter à la source du problème. Je suis devenu à ce moment là, relativiste. Ne voyant que le monde qui m’entoure, je suis parti du postulat que, peut-être, c’était juste l’espèce humaine qui était naturellement et inévitablement comme cela. Et encore très rapidement, j’ai compris aussi que ce n’était pas le cas. J’avais remarqué que cela ne concernait que les sociétés modernes. Et que même si ces caractéristiques sont naturelles chez l’homme, il est avant tout un animal profondément social. Des sociétés figées dans des valeurs traditionnelles fortes et communes, que ce soit dans le temps ou l’espace, avaient réussi tout aussi naturellement à trouver en elles des mécanismes et des forces pour lutter contre la tentation individualiste de l’homme. 

Chez elles, les personnes ayant atteint un âge honorable n’étaient pas comme chez nous, considérées comme des « vieux » qui sont sans valeurs ni utilité. Bien au contraire. Et chaque personne, vulnérable ou non, avait une place dans un écosystème harmonieux et commun. Je me suis alors évertué, en partant de ce constat, à déterminer quels étaient ces mécanismes et ces forces que nous avons manifestement perdus. Et surtout, quelles étaient les sources et raisons de cette perte inestimable. En creusant un petit peu, tout est devenu évident. Ces sociétés traditionnelles en question avaient compris qu’au delà d’être un animal social, l’humain était aussi un animal profondément spirituel, qui a certes besoin, pour des questions rationnelles, d’être rattaché à ce qui est matériel, mais a aussi, et surtout, besoin de fabriquer du commun, et pour donner un sens à son existence, de valeurs immatérielles, de transcendance et de religion commune. Et c’est bien cela, selon moi, que nous avons perdu à notre époque, et dans les sociétés modernes. J’avais enfin une piste, il fallait désormais que je trouve les causes profondes de ce déshéritage civilisationnel et de ce désenchantement du monde occidental. 

Ce que j’ai compris, en gros, c’est que pour des raisons éminemment complexes, que Michéa a en partie décrites, l’Occident à créé, à partir du dix-huitième siècle, une idéologie nouvelle, marchande, libérale et matérialiste, de manière antagoniste aux valeurs et aux grandes religions communes du passé. J’avais trouvé enfin un système coupable, au moins une responsabilité quelque part identifiable. Je devais creuser encore un petit peu, mais dans un autre sens cette fois-ci. Non plus pour comprendre, mais pour anticiper jusqu’où cette nouvelle logique, ce nouveau paradigme, nous mèneraient ; parce que, d’après mes observations, c’était la première fois dans l’histoire humaine, qu’une idéologie si globale et mouvante s’était répandue autant à travers le globe. 

Je vous passe toutes les projections sombres de ces réflexions prospectives pour en venir à celle qui nous concerne. J’ai compris de manière certaine, que par ses fondements et sa logique, cette nouvelle idéologie, qui ressemble un peu à une sorte de pieuvre, où chaque membrane est une sous-idéologie, ferait tout pour s’étendre, chez chaque être humain, jusqu’au dernier centimètre carré de la Terre, ravageant tout sur son passage, égarant ces sociétés traditionnelles en question, créant un monde nouveau, sans diversité, uniformisé à son image, et surtout, où les plus vulnérables et les moins productifs sur le plan matériel, seront exclus, pour utiliser un euphémisme. Donc j’ai essayé de chercher quelles étaient ces sociétés traditionnelles qui seraient la proie prioritaire et par quels moyens elles seront dépecées. Je vous passe les détails mais pour mille et une raisons logiques, j’ai compris que ces proies, qui sont par nature à la fois concurrentes et antagonistes à cette idéologie, seraient l’islam et ses fidèles, attachés aux valeurs immatérielles, communes et traditionnelles de leur religion. 

C’est à ce moment-là précis de mon existence, que j’ai décidé, au vu de mes constatations, d’adhérer à l’islam. Après une petite étude comparative des religions, seule cette religion, pour moi, pouvait répondre de manière satisfaisante, à mes exigences morales, spirituelles, sociales et identitaires. J’ai toujours compris l’islam comme étant la recherche et la promotion de la paix dans la soumission à Dieu, et dans l’insoumission à tout ce qui est adoré en dehors de Lui. Pour moi, être musulman était simple : cela signifiait suivre et prendre, dans la mesure du possible, comme référence prioritaire, spirituelle, morale, éthique et législative, le Saint Coran et la tradition prophétique, en fonction des courants de pensées ou des lectures diverses dans lesquels on souhaite inscrire sa démarche, bien-sûr. 

Tout a changé aussi philosophiquement pour moi, pour être en cohérence avec ma sensibilité, mes recherches et mes constatations : sur le plan politique, mes idées sont devenues proches des idées dites « communautariennes » et « post-modernistes » - je ne vais pas rentrer dans les détails de ces courants de pensée, cela serait trop long et trop inopportun, mais bon, vous pouvez chercher de votre côté. Sur le plan moral et culturel, ma pensée est devenue purement relativiste, c’est-à-dire que j’ai toujours pensé que les valeurs morales et culturelles dépendent et varient en fonction des circonstances propres à un groupe social ou un individu. Par conséquent, je me refuse de me poser en juge compétent des valeurs morales ou du salut des autres groupes ou individus, trop éloignés des circonstances qui sont les miennes. Comme disait Montaigne : « On appelle barbarie, tout ce qui n’est pas de notre usage ». Donc moi, je prends beaucoup de précautions avant d’effectuer un jugement moral, c’est-à-dire que moi, je peux être ami avec n’importe qui, et même pas grand monde. 

Si je vous dis tout cela, c’est parce que c’est important pour que vous puissiez comprendre ce qui m’a toujours animé, y compris à l’époque des faits. Pour comprendre ce qui se passe, et ce qui va se passer chez les musulmans réfractaires au changement, je me suis plongé dans l’Histoire. Car elle est bien souvent bègue, elle se répète, même si elle ne se reproduit pas exactement de la même manière. Car, en dépit du fait que les hommes disparaissent et changent, la nature humaine, elle, ne change pas, et ses mécanismes, surtout de domination, restent les mêmes. Toutes mes recherches et analyses ont créé une vive critique, que j’estime à juste titre à l’égard de ce que j’appelle l’universalisme intégriste, impérialiste, occidental. C’est-à-dire, la manière dont l’Occident de fait impérial impose depuis très longtemps par tous les moyens possibles et inimaginables, et au nom d’une prétendue Raison universelle, ses valeurs ainsi que ses idéologies, au monde entier et avec une brutalité particulière à l’égard de ceux qu’elle considère être des rebelles, des résistants, des primitifs et des sauvages. 

Ce n’est pas nouveau, ni une question de bien ou de mal : tout groupe qui atteint le stade de la dominance prétend à l’universalisme et s’attend à ce que les groupes dominés s’agenouillent et adorent sa culture et ses valeurs. Le problème aujourd’hui, c’est qu’à travers cela, en dépit des valeurs qu’elles prônent, les sociétés modernes, pour arriver à leurs fins, manipulent, grâce au numérique, très très bien les masses mondiales et en premier lieu leurs propres populations innocentes, grâce à des techniques issues des progrès technologiques et de leur connaissance approfondie des sciences humaines et sociales. 

« La propagande est aux démocraties ce que la violence est aux dictatures », disait Noam Chomsky, et en ce sens, je le rejoins parfaitement. Sauf que je rajouterais qu’en temps de guerre, contre ceux qu’elle estime être des sauvages, lié à la propagande à l’intérieur, et la violence à l’extérieur, dans un petit jeu d’illusionniste, grâce au monopole qu’elle a des médias de masse, audiovisuels, et de la construction narrative de la guerre, il suffit simplement de mettre la lumière à outrance sur les crimes de l’ennemi en éteignant la lumière sur ses propres crimes, et le tour de magie est réussi. Et comme d’habitude, la vérité est la première victime de la guerre. La personne qui a le mieux souligné cela avec des mots simples et lourds de sens est Aldous Huxley, quand il a dit, je cite : « Les plus grands triomphes en matière de propagande ont été accomplis non pas en faisant quelque chose, mais en s’abstenant de le faire. Grande est la vérité, mais plus grande encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité. » 

J’ai essayé de comprendre sincèrement pourquoi l’Occident agissait de la sorte, au-delà de son obsession civilisatrice, sous couvert d’un pseudo droit d’ingérence. J’ai compris que c’était multi-factoriel : il y a des raisons économiques liées à l’idéologie marchande, et le rêve illusoire de la paix et du bonheur dans le lit d’une croissance économique mondiale toujours plus forte ; il y a des raison historiques, l’Occident contre l’Orient insoumis, qui a toujours été un adversaire héréditaire ; il y a des raisons géostratégiques, liées à la compétition entre les États modernes ; et il y en a plein d’autres encore… Je ne vois pas les choses de manière manichéenne, les hommes ont toujours de bonnes raisons de faire du mal aux autres, et comme dit l’adage : « L’enfer est pavé de bonnes intentions ». 

Je vous ai donc déjà expliqué la raison philosophique qui m’a poussé à me positionner sur ce sujet - le rêve d’une société alternative viable et solidaire envers les plus vulnérables, grâce aux valeurs morales et traditionnelles des grandes religions du passé. Ma raison religieuse : l’islam, enjoint à soutenir ses frères et sœurs dans la difficulté, et avec notre propre matérialisme et individualisme. 

Il y a maintenant la raison psychologique affective : ma fameuse empathie. Ce que Mr (…), expert psychiatre, a oublié de vous dire, aveuglé par son orgueil, ses idées préconçues, c’est que ce domaine sort de son champ d’expertise et de discipline. L’étude de l’empathie relève du domaine scientifique de la psychologie sociale et non de la psychiatrie. Pour faire simple, c’est une question de proximité et d’identification : on a plus d’empathie envers son fils que le fils de son voisin ; de la même manière, on a plus d’empathie envers ceux à travers lesquels on peut s’identifier, que ceux à travers lesquels on s’identifie le moins. Pour moi, c’est juste les plus vulnérables, les plus innocents, et mes frères et sœurs dans la foi. 

Il y a aussi une raison purement morale : l’indifférence, l’inaction et la passivité, font que l’on a aussi, par complicité, du sang d’innocents sur les mains. En effet, pour moi, c’est prendre part à l’injustice que de ne pas s’y opposer. 

Il y a enfin une raison plus personnelle et délicate à comprendre pour le commun des mortels. Elle est d’ordre spirituel mais pas religieuse. C’est une chose qui m’a toujours rendu sensible et que j’ai mis beaucoup de temps à décrire et à conceptualiser. C’est ce que j’appelle : la grâce. Ou du moins, la grâce, de la manière dont je la conçois. Il y a dans la vie des moments, où une scène nous marque profondément, et nous éblouit l’âme et l’esprit. La grâce dont je vous parle est une action, une scène, ou une séquence, inhabituelle, extraordinaire, qui porte en elle toute la vulnérabilité et toute la beauté du monde. C’est par exemple, une symphonie de Beethoven ; ou la scène d’un homme seul qui quitte son confort pour aller franchir le monde, au risque de sa vie, pour une chose que lui seul sait ; c’est aussi par exemple, une scène où une femelle autruche pour défendre ses bébés est prête à tenir tête à un lion au péril de sa vie ; c’est la scène de trois cent hommes partis de Grèce pour affronter l’empire perse en allant à une mort certaine, pour défendre leurs valeurs, leur Histoire, leur honneur et la culture de leurs ancêtres. C’est une scène irrationnelle où quelques milliers de gaulois affrontent en -52 avant notre ère l’empire romain de César pour défendre l’invisible, c’est-à-dire leur dignité, leur culture et leur culte païen. C’est aussi, par exemple, la scène extraordinaire d’un petit millier d’hommes de confession juive, qui pour préserver leur religion, leur culture et leur honneur, se réfugient dans une forteresse autosuffisante appelée Massada, tenant tête à l’empire romain entier, jusqu’au moment fatidique où ils ont préféré tous mourir en se donnant la mort que de vivre esclaves et humiliés ; ça peut aussi être une scène de séduction, et d’amour naissant entre deux jeunes personnes qui n’ont rien en commun et que le monde entier ne souhaite pas voir ensemble. C’est une action, une scène, ou une séquence, inhabituelle, extraordinaire, presque irrationnelle, qui porte en elle toute la vulnérabilité et la beauté du monde. Ce n’est plus une question de valeur, d’idéologie, de religion, c’est juste une question de grâce, qui frappe l’esprit et l’âme.

J’imagine que tout le monde n’a pas compris, mais ce n’est pas grave, certains ont du comprendre de quoi je parle. 

C’est donc pour toutes ces raisons que je ne pouvais avoir que de l’empathie et de la sympathie pour ces hommes et ces femmes de confession musulmane, en situation de vulnérabilité totale et seuls contre le monde entier qui les massacrait grâce à des moyens et des technologie hors normes. 

Avant la perquisition, ma sympathie et mon empathie à leur égard se manifestaient simplement en voulant essayer d’enrayer, à mon niveau, quelques heures par semaine, la machine de guerre informationnelle, qui est l’arme la plus puissante qui fait gagner et perdre les guerres modernes, et surtout qui manipule par l’émotion, ou l’absence d’émotion, l’opinion publique internationale. Avant, l’Histoire était écrite par les vainqueurs, aujourd’hui, c’est toujours le cas, mais elle est écrite en temps réel aussi par ceux qui ont le monopole et la maîtrise des outils de communication modernes. A l’heure de la civilisation communicationnelle, les guerres ne se gagnent pas avec des armes mais avec la communication. Je ne faisais que publier auprès du peuple français innocent, les visages de ces femmes et enfants tués en leur nom par ceux censés représenter leur volonté. Je n’étais, en d’autres termes, qu’un lanceur d’alerte, et un éveilleur de conscience. 

Je pense vous avoir expliqué ma philosophie, temporelle et subjective, complexe et personnelle, elle ne rentre ni s’inscrit dans aucun prêt-à-penser, dans aucune « matrice » pour reprendre le terme utilisé par l’expert psychologue de Monsieur Baur. Je ne suis ni pro État-Islamique, ni pro Al-Qaïda, ni ASL, ni je-ne-sais-quoi, je suis juste pro-vulnérables et pro-anti-modernes. Je me disais « certes »… même si je ne partage pas leur idéologie, et leur prêt-à-penser violent,  idiot, et contre-productif, mais peut-être que cela n’était juste que circonstanciel, et qu’avec un peu de pédagogie et de patience, je pouvais au moins, selon mes moyens, si ce n’est modifier les choses en profondeur, chez ceux qui créent le corpus idéologique parmi eux, au moins en amener quelques-uns à la raison, plutôt à la mienne. En d’autres termes, je ne soutenais pas leur idéologie politico-religieuse, je soutenais plus ou moins en secret la mienne, et la lumière similaire à la mienne qu’il y a quelque part au fond de leur cœur. 

Bon, vu que c’est toujours délicat de ne pas exprimer directement mes opinions au risque d’être taxé d’apostat, parfois elles s’exprimaient sans même que je m’en rende compte, c’est d’ailleurs ce qui a créé ma séparation avec mon ex-femme que vous avez vue toute à l’heure, et créé tant de disputes entre moi et Ismaïl, mon ancien compagnon d’infortune, à tel point qu’il me taxait des fois de soufi, etc. mais bon, ce n’est pas important. Donc peut-être par orgueil, et pensant pouvoir jouer sur tous les tableaux, je naviguais sur une ligne de crête, en faisant croire, plus ou moins, que je pensais comme eux, et en espérant que grâce à ma stratégie, ils penseraient, à la fin, comme moi. Force est de constater que cela n’a jamais vraiment marché, et que, quelles que soient les personnes que j’ai rencontrées, la seule chose que j’ai réussi à faire, c’est faire croire à des opposants de l’autre côté, c’est-à-dire vous, que je suis comme eux sur le plan idéologico-politico-religieux. Je suis juste contre l’uniformisation du monde et pour la diversité, je suis juste pour que l’islam puisse perdurer et pour que les musulmans, ou ceux qui le veulent, le jour où leurs yeux s’ouvriront, puissent trouver une terre à la fois nouvelle et ancienne, dans laquelle ils puissent se renouveler, ou simplement la prendre pour exemple. En gros, je suis pour un État islamique, qui n’a ni la politique intérieure, ni la politique extérieure, ni même l’idéologie de l’État-Islamique actuel. 

Mais ce qui est sûr, c’est que la crise existentielle que partagent bon nombre de musulmans qui ont rejoint ces groupes, à bien des égards, je la partage aussi. Je savais que leur politique et leur idéologie étaient liées à une multitude de facteurs complexes relatifs à l’esprit de vengeance ou de désespoir, et aux passions tristes. Mais quelque part dans tout ce chaos, il y avait aussi les seuls hommes et femmes de la planète, qui sans même sans s’en rendre compte, au fond d’eux-mêmes pensaient comme moi. Mon rêve, mon idéal, c’est un pays tri-cultuel, où musulmans, chrétiens et juifs, attachés leurs valeurs traditionnelles, et détachés de ces idéologies modernes, puissent être unis autour d’un tel projet simple, c’est-à-dire ne pas disparaître, et cultiver leur singularité du passé. Mais cela, à l’heure actuelle, personne ne veut le partager, car personne ne peut encore saisir et comprendre cette nécessité. En attendant, il y a la réalité, les faits, et c’est à moi de m’y adapter et de faire de mon mieux quitte à cacher de tels opinions, même auprès des miens. 

Bref, j’ai rencontré Ismaïl, Monsieur Baur, en 2014-2015, à la prison de Sedequin. Je regardais, comme à mon habitude, par la fenêtre de ma cellule, le spectacle de la comédie humaine en milieu carcéral. J’ai remarqué tout de suite qu’il était musulman, qu’il ne connaissait personne et qu’il avait besoin d’aide. Je me souviens qu’il avait à côté de lui un autre arrivant, un trafiquant de drogue, riche, qui lui n’avait besoin de rien ni de personne, mais que tout le monde s’évertuait à aider. Je me disais : s’ils voulaient vraiment, sincèrement, être charitables, ils se sont manifestement, volontairement, trompés. J’ai donc décidé de le prendre avec moi dans ma cellule, dans le but de ne pas réagir comme ceux que j’avais vu faire preuve d’une charité de placement. On a vécu quelques semaines ensemble, on a échangé sur divers sujets comme des êtres humains normaux le font. On était en accord sur certaines choses, en désaccord sur d’autres. Comme tout le monde. J’ai appris de lui, il a appris de moi. C’est souvent le cas dans les relations humaines. Il n’y a pas d’influencé, ni d’influenceur, comme j’ai pu l’entendre. Je n’ai jamais eu besoin de personne pour apprendre à penser, et certainement que lui non plus. Ensuite, on s’est salués comme des frères et des amis le font, et chacun a continué sa route, de son côté. 

Je suis sorti de prison un an et demi plus tard à peu près. J’ai essayé, avec pas mal de succès, j’avoue, de me reconstruire socialement, financièrement, professionnellement et affectivement. En me cherchant une petite amie, je continuais à pratiquer ma religion, un peu plus légèrement qu’en prison parce que j’avais beaucoup de choses à faire, et le week-end, de temps en temps, pour soulager ma conscience, je faisais mon travail bénévole de lanceur d’alerte, comme je l’expliquais plus tôt, sans forcément être en accord avec les pratiques et la vision idéologico-politique que mes frères et sœurs partagent. Je cherchais une femme pieuse, j’en ai trouvé une fichée S, que vous avez vue toute à l’heure, mais trop rigide à mon goût, trop sectaire, ça n’a pas duré, on s’est séparés et ensuite, chacun a repris sa route. Je savais que ça pouvait alerter les services de renseignement, de me marier avec une femme fichée S, mais vu que je n’avais rien à me reprocher, je ne m’imaginais pas une seule seconde, que j’allais être assassiné socialement, financièrement et professionnellement, à cause de cela, par une simple perquisition administrative, qui m’a marqué au fer rouge, de l’estampille de l’homme radioactif, ennemi de l’État. Quelques semaines après m’être séparé de mon ex-femme fichée S, je cherchais une femme différente, plus souple, plus ouverte et légère que l’ancienne. Là j’ai rencontré la fameuse (…) que vous avez vue toute à l’heure. Elle m’a séduit au premier regard, et même si on était différents sur divers plans, je m’étais dit que peut-être c’était plutôt ce qu’il fallait, et qu’elle serait plus douce, plus docile et facile à vivre que l’ancienne. Étant par nature très épuisé par mon système de pensée un peu compliqué, je me disais qu’une femme plus légère avec la vie allait me permettre de trouver auprès d’elle un peu de repos, de tranquillité, et de réconfort, sans pour autant renier mes idéaux, mes convictions et mes valeurs. Lorsque je m’étais marié avec mon ex-femme que je trouvais trop rigide, j’ai repris contact avec Ismaïl, pour lui annoncer la bonne nouvelle et lui envoyer quelques photos, pour lui partager ma joie. Il m’a dit qu’il était en Allemagne, que ça allait pour lui et on est restés en contact. Et puis voilà. 

Pour ceux qui se demandent comment je peux passer d’une femme rigide à une femme plutôt ouverte et séduisante, je leur dis que moi ce que je regarde ce n’est pas la forme, mais le fond, les apparences sont souvent trompeuses. Que ce soit mon ex-femme, mes amis, ma famille ou autres, je n’ai jamais vraiment partagé mes pensées et opinions, non pas par dissimulation, mais parce que lorsqu’une opinion est partagée, elle devient, de fait, matérielle et otage de l’ego. Aussi, parce que je ne suis pas un prédicateur, ma pensée n’a pas vocation à être diffusée à tous, et aussi pour éviter les conflits ou l’incompréhension des gens qui n’aiment pas généralement que leurs préjugés, opinions, soient remis en cause. Une petite semaine après avoir commencé à entretenir ma relation avec (…), Ismaïl m’a demandé de l’aider, parce qu’il était en difficulté en Allemagne. Il m’a donc demandé via Facebook si je pouvais venir le chercher à la frontière allemande, et l’héberger quelques semaines. Certes, je n’avais pas beaucoup de temps libre, je fréquentais (…), je voulais me marier, je travaillais beaucoup, mais je ne pouvais pas refuser de l’aide à un ami qui en avait besoin, c’est contre mes valeurs. Nous sommes revenus d’Allemagne jusqu’à mon appartement à Roubaix. Il m’a confié qu’il avait des problèmes avec la police en Allemagne, et que s’ils l’attrapaient, il serait probablement expulsé en Russie, là où l’attendait un sort funeste. J’essayais de l’accueillir du mieux que je pouvais, de lui remettre le pied à l’étrier niveau professionnel, en espérant que cela ne dure pas très longtemps, parce que sa présence m’obstruait un peu dans mon travail et dans mes relations sociales, affectives. 

Et puis un beau matin, ma porte explose. Et je vois des hommes encagoulés et armés jusqu’aux dents, et là à ce moment précis, ma vie toute entière a basculé et s’est effondrée, ne laissant plus que ma vie biologique et une voie sans issue. En quarante-huit heures, j’ai perdu tous mes amis, qui étaient effrayés à l’idée eux-aussi d’être marqués par le label « ennemi d’État », et de se retrouver eux-aussi dans le viseur de celui-ci. Pareil pour 95% de ma famille et pour ceux avec qui je gagnais ma vie. Le seul proche qui me restait, c’était mon frère (…), qui était harcelé en Belgique par les agents du renseignement qui lui posaient les mêmes questions du style : « Est-ce que vous savez s’il va quitter l’Europe ? ou partir en Syrie ? Etc. » Ensuite, ils sont partis questionner mon propriétaire, qui s’est empressé de rentrer chez moi, en mon absence, de trouver une feuille avec l’estampille « radioactif », il a changé la serrure et a prévenu tout le voisinage. Et voilà comment la vie d’un homme peut s’effondrer, en quarante-huit heures chrono, lorsqu’il se retrouve dans le viseur de la face sombre de l’État. 

C’est-à-dire qu’en réalité, je n’avais rien fait de mal, si ce n’est d’avoir des opinions différentes.

Les agents du renseignement continuaient de m’appeler et de me demander de me rendre au commissariat, avec ma carte d’identité pour me rendre mon ordinateur et le drapeau de la Chahada, que mon frère en situation de handicap m’avait offert, et également pour me donner des convocations au tribunal administratif, je savais très bien de quoi il en était. J’ai pris à peu près soixante-douze heures de réflexion pour réunir dans mon esprit tous les éléments et analyser, en dépit de mon traumatisme, la situation de manière froide et objective. Mon ancien ami, Ismaïl m’annonce comme nouvel élément que les services secrets allemands le suspectaient d’être un ami d’une personne liée à un crime de masse au marché de Noël en Allemagne. Et que, même s’il n’avait rien à voir avec, les services français allaient certainement se faire des plans sur la comète. En parallèle, j’ai demandé à un avocat de me représenter au tribunal administratif. A sa sortie, il m’a dit que ça ne sentait pas bon pour moi, et qu’ils allaient certainement m’assigner à résidence, car les rapports et les notes blanches du renseignement me faisaient passer pour le roi des psychopathes. 

J’étais déjà mort et on voulait aussi mutiler mon corps, en fait, c’est ça. Surtout car croyant Ismaïl au mot, je ne sais pas s’il connaissait la personne en question, l’allemand… Le considérant comme mon frère, je me disais : si ça se trouve, on va lui coller sur le dos l’affaire de son ami, ou faire de moi un complice. Je me disais que si je me rends, au minimum, en plus d’avoir perdu déjà toute ma vie, je serais assigné à résidence, pendant plusieurs années, seul, sans aucune visite, avant de prendre quelques autres années de prison, pour mon job de lanceur d’alerte, que l’on travestirait en apologie. L’estimation monte : selon les renseignements que je croyais fiables et Ismaïl, c’était quinze à vingt ans de plus. Gratuit. Et au vu de ce type de justice, qui ratisse très très très large, on le voit très bien, ce n’est pas possible. De plus, selon mes valeurs et principes, me rendre dans ces conditions n’était que lâcheté, égoïsme et déshonneur. Je me disais : comment par la suite me regarder dans la glace ? J’avais déjà passé plus de six années de ma vie en prison, et je venais à peine de me reconstruire. Je préférais mourir, que repartir en prison, en étant cette fois-ci seul au monde. Et puis, si je me rendais, qui ferait mon job pour mes frères et sœurs qui vivaient sous les bombes de la coalition, de Bachar, des russes, en gros de toutes parts ? Il ne me restait donc plus rien, si ce n’est un ami et un frère, en qui j’avais une confiance naïve absolue, prenant chaque parole importante qui sortait de sa bouche comme étant une parole véridique. 

Bref, j’ai rassemblé mes économies, acheté des faux papiers d’identité, tout seul, et puis on est partis, laissant derrière moi le dernier lambeau de ma vie. Instinctivement, j’ai choisi Nancy, peut-être parce qu’inconsciemment je voulais chercher auprès des derniers proches qu’il me restait, parmi ma famille, un peu de soutien et pourquoi pas une petite sortie de secours. Mais j’ai vite réalisé que la terreur que mes proches dans le nord avaient à juste titre ressentie, à Nancy aussi elle serait ressentie, et produirait les mêmes effets pénibles. Il n’y avait que ma pauvre sœur, que j’ai quelque fois visitée et qui me restait fidèle. J’allais déposer et chercher le plus souvent possible ma petite nièce bien-aimée à l’école. Mais j’ai vite compris que ça ne pourrait pas durer. Le reste de ma famille de Nancy m’évitait, eux-aussi, comme la peste, et faisait pression sur ma pauvre sœur pour qu’elle fasse de même au risque qu’elle aussi soit fuie et bannie. 

Je sentais que je gênais et je voulais aussi les protéger donc je me suis mis un peu en retrait de leur vie, et très rapidement une question existentielle s’est imposée à moi : comment faire le deuil de mon ancienne vie dont le spectre continuait de me hanter, et quel sens surtout donner à la nouvelle pour qu’elle vaille la peine d’être vécue, sachant que mes moyens limités fondaient comme neige au soleil ? Et c’est là que pour plusieurs raisons, j’ai décidé, tout seul, d’acheter des armes : déjà pour sortir de l’apathie, dans lequel moi et d’autres, nous nous étions réfugiés, en trouvant un horizon à court terme : un projet d’acheter des armes et puis c’est tout, ça nous permet de nous rendre actifs. Cela me permettait aussi d’investir l’argent, et de ne pas le dépenser en dépenses futiles, car les armes ont toujours de la valeur, et en plus, on peut même faire de l’argent avec - je ne vais pas rentrer dans les détails, mais vous pouvez imaginer comment. Cela me permettait aussi de tuer dans l’œuf cette lâche envie que j’avais de me rendre en touchant un point de non-retour de mon ancienne vie. Je me disais : là, c’est bon. Cela me permettait aussi de me défendre quand les services voudraient m’arrêter pour me mettre en prison ou me faire du mal. Et enfin, ça me permettait éventuellement, d’avoir du matériel pour affiner mon expérience de montage et de communication que j’aime tant. 

Puis, une fois les armes achetées, la partie stérile est revenue. Donc j’ai décidé, stimulé par mon attrait pour la chimie, tout seul, de fabriquer de l’explosif, pour avoir un nouvel horizon à court terme. pour valoriser mon amour-propre, oui j’avoue, pour oublier mon ancienne vie, avec une activité stimulante, pour même en revendre, éventuellement. Et enfin, pour mon obsession communicationnelle afin, éventuellement, si je me professionnalisais, d’essayer d’enrayer les deux camps qui participent à la guerre informationnelle. Surtout celui de l’EI dont je trouvais la politique et la communication totalement folles et contre-productives. En faisant peut-être une petite manipulation pédagogique à leur organe de propagande que l’on pourrait résumer ainsi : les morts, lorsqu’on est faible, apportent tout sauf la paix, la tranquillité et la stabilité. 

Les tirs dans la forêt, ça me servait à apprendre à utiliser des armes que j’avais achetées, à faire du tir sportif distrayant, à peaufiner des techniques de montage crédibles, pour l’éventuelle opération communicationnelle dont je vous parlais. Et enfin créer des liens d’amitié avec des personnes extérieures à moi et à Baur. La caméra GoPro, ça n’a jamais été pour faire une tuerie, comme j’ai pu l’entendre, c’était juste pour avoir une esthétique plus crédible dans les techniques de montage futurs, c’est tout. Les photos sur les murs, etc., pareil. C’était aussi pour faire une éventuelle opération communicationnelle d’influence plus partisane. Et c’est la même pour la recherche de contact avec l’organe de communication de l’EI : il me fallait un contact chez eux si je voulais éventuellement faire mon opération de communication pour faire, si ce n’est cesser tous ces morts, au moins créer un débat en Occident sur la question des victimes des frappes, et un débat chez l’EI sur la pertinence de leurs opérations de représailles sanglantes et contre-productives en Occident. 

Et tout ça aussi, me permettait d’atténuer les soupçons de déloyauté de mon ami au sujet de l’EI, dont ce n’est un secret pour personne au vu de ses déclarations, qu’il était plutôt fan. Il était plutôt fan, mais très très loin de vouloir faire des crimes. D’ailleurs, j’ai fait plus d’un test pour être sûr qu’il ne se réveillerait pas un bon matin en sortant avec les armes pour faire une bêtise. Par exemple, il me tenait les mêmes propos qu’il a pu tenir aux enquêteurs, et à son psychologue, et donc parfois, je lui disais pour le tester : « Vas y, c’est bon Smaïl, on a tout, on a plein d’armes, viens on va faire quelque chose maintenant. » Et il me répondait : « Non, non, non », en prétextant qu’il fallait encore plusieurs kalachnikovs, des dizaines, et une dizaine d’hommes avec nous et d’autres choses infaisables dans le genre. Et pourtant à ce stade, on était sur-équipés, je suis sûr et certain qu’en dépit de ses paroles de va-t-en-guerre, il n’aurait jamais tué ne serait-ce qu’une mouche. J’en suis certain. Cela m’inquiétait quand-même, un peu, mais j’étais vigilant et j’essayais de comprendre quel était le vrai message derrière ses propos de va-t-en-guerre ou de boucherie idiote ou de débats matériels. 

Il me reprochait constamment mon obsession et mon approche communicationnelle, il ne la comprenait pas. Ainsi que le manque de considération que j’avais à son égard, quant aux décisions d’achat d’armes, d’habits, de tout… Donc dans mon analyse de la situation, j’ai fait le constat suivant, et j’ai fait un choix stratégique et pédagogique envers lui qui pèse aujourd’hui dans le dossier. J’ai diagnostiqué ses critiques et ses paroles de guerrier comme étant, un : une faille dans son amour-propre, du fait que je déconsidérais trop ses opinions… ce qui peut être vrai en réalité ; deux : une faille émotionnelle, due au visionnage des vidéos dures où à cette époque précise les civils musulmans se faisaient décimer ; et enfin trois : une incompréhension concernant mon obsession sur la manipulation communicationnelle, qui, de mon point de vue, est la clé de la guerre et de la paix possible, du moins pour les civils. Et cantonné à ce diagnostique, j’ai eu l’idée, tout seul, j’avoue, de faire semblant de prendre en considération son avis pour l’amener pédagogiquement par lui-même, comme on fait avec les enfants, à adhérer à mes avis et opinions. Et cela pouvait avoir également une fonction cathartique, par son action propre, liée au bouillon émotionnel légitime des vidéos qu’il regardait. Et pour finir, ça pouvait être un débouché, car on se disputait tous les jours. Donc, je l’invitais à passer une ou deux soirées avec moi à faire des recherches de dégâts matériels, etc. Et à la fin de ces deux soirées, en échangeant un peu, sans que je lui impose mon avis ou mes opinions, il m’a rejoint rapidement sur la non-pertinence de faire quoi que ce soit. Ce qui selon moi prouvait que mon diagnostic et mon remède étaient le bon. Et quelques jours plus tard : Bim-Boum-Badaboum, on nous arrête et nous affiche partout à la télévision comme étant un commando sur-armé, prêt à commettre na-na-na-je-ne-sais-pas-quoi, prêt à passer à l’acte. 

En garde à vue, en audition devant le juge, et ici ou là, Ismaïl continue à porter son costume de mythomane et de matador prêt à faire un carnage. Et moi, en état de choc après ces événements et sachant très bien que personne ne me croirait, j’ai commencé à dire tout et n’importe quoi, en garde à vue, le temps d’analyser la situation, de remettre un peu d’ordre dans mes idées. A l’isolement, je touche le fond, le fond du fond, je faisais face à un effondrement psychique, psychologique, émotionnel, et social sans précédent. Surtout que la solitude et moi, à travers mon histoire, ça fait deux… Je savais que si je ne faisais rien, j’allais tout droit à la folie, ou à une mort certaine. Donc détruit psychologiquement et dans tous les recoins de mon être, et voyant très bien que mon état se dégradait à vue d’œil, j’ai analysé que la clé de mon état dégradé, de ma survie, de ma reconstruction résidait dans la socialité. J’ai donc utilisé tous les moyens possibles pour alléger mes conditions de détention, pour recréer du lien social, et renouer avec ma famille, quitte à sacrifier ma vérité, ma dignité, en salissant ma pensée, mes convictions religieuses. Donc, lorsque j’écrivais des courriers à mes proches, c’était juste dans le but de les faire réagir, quitte à dire une chose en janvier, et vu que je ne recevais pas de réponse, le contraire en février. Les autres lettres, c’était pour créer du lien social, trouver une petite femme, et alléger mes conditions de détention, car je savais que mes courriers étaient disséqués. Devant le magistrat et le psy, un peu de vrai, un peu de faux, qui va dans leur sens et dans le sens des allégations de Baur. Arrivé au QPR, après deux ans d’isolement et de souffrance, nouvelle torture psychologique, encore plus qu’à l’isolement. De plus, ça n’allait pas avec les détenus… donc re-stratégie, rebelote, etc. jusqu’à l’enfer. Après cinq ans et quelques mois de lutte, je reviens enfin en milieu carcéral normal, avec des gens normaux, et j’ai réussi à renouer enfin avec une partie de ma famille, à recréer des liens sociaux, de manière générale.

Nous n’avons pas tous le même système et le même mode de pensée, ni les mêmes croyances et valeurs. Ici ou là, il y a de nombreux signes de tout cela mais les enquêteurs et les magistrats, etc., ne sont que des humains qui ont des vies, des préjugés, etc. La théorie conditionne toujours l’observation. 

J’ai bientôt fini, hein, il reste une page. 

Je ne vous demande même pas de me croire, parce que je sais qu’il n’y a pas plus incrédule que celui qui ne peut pas croire. Aussi, parce que je sais que les gens ont la fâcheuse tendance à se croire juges compétents dans le sondage des cœurs des uns des autres, même de ceux qui ne leur ressemblent pas. Et enfin, parce que je ne vous ai pas raconté tout cela pour que vous me croyiez, je voulais juste extérioriser ma vérité, pour être en accord avec moi-même.

Pour conclure, je voudrais dire avec des mots qui ne sont pas les miens, à ceux qui ont le jugement facile des autres, et qui dorment le soir comme des petits bébés insouciants, je voudrais leur partager ces quelques phrases bien connues : « Ceux qui ont pris tout le plat dans leurs assiettes, laissant celles des autres vides, et qui ayant tout, disent avec une bonne figure, une bonne conscience : « Nous qui avons tout, on est pour la paix », tu sais ce que je voudrais leur dire à ceux-là ? Les premiers violents, les provocateurs de toute violence, c’est vous ! Et quand le soir dans vos belles maisons, quand vous embrassez vos petits enfants, au regard de Dieu, vous avez probablement plus de sang sur vos mains d’inconscients que n’en aura jamais le désespéré qui a pris les armes pour sortir de son désespoir. »

Je vous remercie pour votre attention, votre écoute, et votre patience. »

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