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Billet de blog 18 août 2025

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Mobilisation des travailleur·euse·s en Iran : approche transversale des luttes ?

Cette communication a été présentée lors des journées Historical Materialism Paris des 26-28 juin derniers. Elle s'appuie sur des recherches en cours et interroge la manière dont les mobilisations des travailleur·euse·s en Iran mettent en pratique un décloisonnement des luttes dans une perspective révolutionnaire, invitant ainsi à repenser l'outil syndical tel qu’il est connu en Europe.

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Histoire récente et contexte politico-légal

   Alors que les débats sur la typologisation du régime iranien ne cessent, la militante et universitaire Shirine Kamangar propose les qualificatifs de « théocratie capitaliste militarisée », pour rendre compte de la pluralité des formes d’oppression. Dans sa configuration actuelle, la République islamique date de 1979 (1357 en calendrier persan), année de la révolution qui voit la monarchie Pahlavi occidentophile être renversée. Cette accession au pouvoir du clergé chiite, c'est la victoire de l'un des acteurs de cette révolution qui rappelons-le, ne mit fin ni à la misère ni à l’exploitation.

En nous penchant sur les dynamiques à la veille de la chute du Shah (le roi), on observe un tas de soulèvements et autres expériences politiques sophistiquées, généralement éludées dans les historiographies européennes et nord-américaines. Les showrā-hā (les conseils ouvriers) en sont le parfait exemple. Le sociologue iranien Asef Bayat, qui les étudiait sur le terrain à ce moment-là, dit des showrā-hā qu'elles sont parmi les tentatives conseillistes les plus abouties de l'ère moderne. Véritables organes d’autogestion, ces conseils prennent en main la production, les embauches et les salaires au sein des usines, des ateliers ou autres entreprises du secteur tertiaire.

Sans surprise, une fois installé au pouvoir, le clergé abandonne le vernis socialiste qu’il s’était brièvement appliqué, pour qui voulait bien le croire. À peine l’autorité du guide suprême (l'ayatollah Khomeini) établie, que l’ordre de retourner au travail est donné, alors que les tensions avec l’Irak et les discours nationalistes s'intensifient. Le travail devient donc une vertu religieuse, qu'il s'agit de suivre sans rechigner. 

Les showrā-hā sont vidés de leur contenu subversif, infiltrés et transformés en conseils islamiques du travail. Dès lors, ils sont chargés de contrôler, de dénoncer et de museler les velléités contestataires au sein des lieux de production. Le régime récupère aussi la Maison des travailleur·euse·s (khāne-ye kārgar), dont le fonctionnement se rapprochait de celui des Bourses du Travail ici, début XXème siècle. La khāne devient ainsi le principal organe loyaliste et ce, jusqu'à nos jours, que les gouvernements soient dits « modérés » ou « conservateurs ». Fait notoire, cette khāne continue aujourd’hui de siéger à l’OIT (Organisation Internationale du Travail) en tant qu'organe représentatif des travailleur·euse·s d'Iran. Pire, le tapis rouge lui est déroulé à la FSM (Fédération Syndicale Mondiale) sans que cela ne semble poser problème. 

En parallèle de ces organes de contrôle, tout un arsenal juridique se met en place pour empêcher l’émergence d’organisations indépendantes. Dans les années 1990, un nouveau Code du travail est instauré. Il ne fait ni mention du droit de grève, ni de la possibilité de former des organisations en dehors des lignes rouges délimitées par le régime. Aussi, dans le sillage du tournant tatchero-reaganien, le régime iranien opte pour une forte libéralisation de son économie, en excluant peu à peu des millions de travailleur·euse·s de toute protection. Aujourd’hui, malgré l'absence de statistiques officielles, plusieurs des camarades rencontré·e·s estiment, au bas mot, que plus de 70 % sont hors du champ d’application du Code du travail. De plus, près de 90% d'entre elles et eux ont un contrat temporaire, alors que les contrats vierges (gharardād-e sefid) sont toujours plus plébiscité par les employeurs au moment de la signature. 

Quelles mobilisations ? 

   En dépit d'un cadre ultra-verrouillé et répressif, les mobilisations sont là. Alors que les quelques travaux qui existent parlent de mobilisations de basse intensité, je préfère les décrire comme persistantes depuis 1979. Et depuis une dizaine d'années, leur ampleur et profondeur politique prend une toute autre dimension. Sur cette période, plusieurs organisations indépendantes, qui s'auto-qualifient de syndicats, de comités ou encore d'associations, tentent de dépasser la clandestinité et d'exister publiquement. 

Comme d'autres, elles diffusent de la propagande, lancent des appels à mobilisations, animent blocages, débrayages, grèves, assemblées ou cortèges et établissent des liens avec l'international. Je pense notamment à une sucrerie du sud-ouest du pays, à la régie des transports publics de Téhéran, au collectif national d’enseignants, et d'autres dans le secteur pétrolier ou sidérurgique.

Toutefois, cette visibilité à un prix. Les travailleur·euse·s engagé·e·s s'exposent aux licenciements, à des arrestations, des peines de prison et un harcèlement constant.

Figure d’une grève de 40 jours en 2018 dans une aciérie récemment privatisée, P. est un travailleur arabe dans une région où son appartenance ethnique est majoritaire. P. a été arrêté, contraint aux aveux, a vu ses comptes bancaires bloqués et a finalement été poussé à l’exil. Ensemble, nous avons beaucoup échangé sur cette grève fin 2018 (1397), l'une des plus intenses de ces 45 dernières années en Iran. Il a insisté sur un point de bascule autour de l'année 2016 et des mois suivants. Pour lui, cette période marque la fin de toutes considérations réformistes et le "retour de la lutte des classes", notamment autour de quatre mouvements sociaux qui se sont tenus depuis. 

Je me suis donc appuyé sur son analyse d'un "retour des classes" et ai cherché des signes et autres traces de ce qu'il pointait. Je me suis alors demandé si dans ce contexte de verrouillage maximal, des lignes de fuites pouvaient émerger des mouvements sociaux pluriels, sans perdre en vigueur révolutionnaire.

Transversalité en pratique ? 

   En 2009, le Mouvement vert conteste les élections. Il est essentiellement urbain, porté par des individus à fort capital culturel et ne remet pas en question les fondements de l'Etat ni l’organisation capitaliste du régime. Les travailleur·euse·s y sont dits "absents", sans qu’on cherche à savoir réellement pourquoi, ni qu'une corrélation entre le faible niveau d'antagonisme et leur non-engagement soit établie. 

À partir de 2016 cependant, d’autres mouvements massifs et autrement subversifs émergent : Dey en 2017, Ābān en 2019, les Assoiffé·e·s en 2021, puis Zan Zendegi Azadi en 2022. Avec ces mouvements, il n’est plus question de réforme : ils s'articulent tous autour de la précarité, de l’oppression systémique et relèvent le niveau d’antagonisme. 

C'est à la fois la jambe capitaliste et la jambe théocratique du régime qui sont visées : Et dans chacune de ces séquences (qui n’en formerait peut-être qu’une seule ?) une forte transversalité s’observe. Par transversalité, j’entends cette capacité des groupes à se penser en dehors d’eux-mêmes, à se relier, à créer des ponts-entre-eux, pour constituer un potentiel révolutionnaire. Ces ponts marquent tout autant de traces de ce "retour de classe" dont parlait le camarade. Ce sont les cortèges nocturnes dans les quartiers populaires d'une centaine de villes, en 2017 et 2019. Ce sont les gestes de voile enlevés dans la rue, en 2017, non contre la religion, mais contre le contrôle politique des corps. Ce sont les manifestant·e·s qui soutiennent en 2019 la syndicaliste Sepideh Gholian, arrêtée et torturée parce que femme. C’est la colère, cette même année, face à la hausse du prix du pétrole, quand la pression économique est telle que la majorité ne peut plus se déplacer. Ce sont les militant·e·s écologistes dénonçant en 2021 la gestion coloniale de l’eau, main dans la main avec les ouvrier·e·s des industries les plus hydrophiles. Ce sont les commémorations, au cœur de Zan Zendegi Azadi , des massacres d’Ābān attestant désir de continuité et de filiation. Ce sont les grèves très nombreuses, toujours à l’automne 2022. Et c’est cette charte de février 2023, signée par une vingtaine d’organisations indépendantes, appelant à l’établissement d’une société nouvelle.

À cet instant précis, le paysage contestataire iranien entre dans une nouvelle ère. Une ère de coexistence active, de création politique, au profit d’une dynamique commune d’émancipation. On veut la gestion des ressources pour et par les travailleur·euse·s, l'expression politique libre par le bas, la reconnaissance des droits de toutes et tous. La transversalité devient ici une technologie politique d’alliances, forgée dans l’expérience du conflit de classes. Néanmoins, le pouvoir est bien conscient du danger que de tels ponts suggèrent.  En un sens, son émergence à la suite du processus révolutionnaire en 1979 en est le fruit indirect. Depuis 2019, il ne cesse donc d'agir et ordonne explicitement à ses organes de répression d’empêcher toute convergence pratique entre les différents groupes.
Horizons et enseignements pour les luttes d'ici ? 

   En quelque sorte, il me semble que l'un des enseignements majeurs des dernières années en Iran réside dans le degré d'antagonisme établi et ce qu'il produit : plus l’antagonisme ou la conflictualité est forte, plus les interactions entre groupes s’intensifient. Et plus cette transversalité s'opère, plus les frontières historiquement rigides (et maintenues) en Europe entre luttes économiques et luttes politiques tendent à s’effacer. Dans une société où le contrôle est total, les marges de manœuvre si fines, et les partis sociaux-démocrates inexistants, l’horizon semble s’éclaircir autour des dynamiques d’interconnexion.

L’autre enseignement demeure dans notre conception même du syndicat. En dépit des facilités de raisonnement, elle ne doit jamais être pensée indépendamment du contexte depuis lequel on parle. Certes, quelques groupes en Iran s’auto-qualifient de syndicats. Pourtant, cette forme d’organisation n’a rien d’universel ou de naturel. C'est bel et bien le cadre politico-légal d'une société qui détermine les conditions d'existence du syndicat. Et il s'agit de décorréler cette existence même de la possibilité d'existence de luttes subversives. Sans entrer dans la politique fiction, si ouverture politique était arrachée en Iran, le mode d’organisation conseilliste, historiquement plus ancré, aurait plus de chances de ressurgir à une échelle massive. 

Enfin, les liens avec les camarades là-bas existent, mais gagneraient à être renforcés. Cela passe d'abord par l’expulsion des syndicats jaunes des instances et plateformes internationales, mais aussi par la mise au diapason quand les camarades sur place se mobilisent. Pour leurs droits, de nouveaux rapports sociaux, une société nouvelle et contre les guerres impérialistes et génocidaires dans la région.  

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