C’est un fait, la dimension corporelle reste la grande oubliée des soins post-traumatiques et nous verrons que cet oubli délibéré de la place du corps dans le processus de reconstruction vient renforcer un symptôme tenace dont souffre les patientes qui est la dissociation.
Pourtant quand on y prête attention, et l’oreille, nos patientes, bien que toutes très jeunes, souffrent déjà de douleurs physiques chroniques et d’un tableau de maladies complexes qui étrangement sont simultanées ou apparaissent peu de temps après les premières violences subies dès l’enfance.
Elles se rappellent avoir souffert de douleurs abdominales chroniques non expliquées, des maux de tête, des nausées persistantes inexpliquées, des douleurs ostéo musculaires diffuses. Ces douleurs ou symptômes ont tous pour trait commun qu’ils sont décrits par la patiente comme étant arrivée spontanément et sans explication et lorsqu’un suivi médical est réalisé, ce qui est relativement rare, aucun examen ne vient soutenir ou expliquer les douleurs ressenties par la jeune fille.
Elles se confrontent alors à un monde médical qui banalise et minimise l’existence de leurs souffrances et qui est très loin d’entendre ni écouter en quoi, ces maux sont les manifestations visibles de violences subies dans l’intimité de leur foyer.
Une enquête récente menée par l’association de Muriel Salmona nous éclaire sur le fait que 79% des professionnel.les de santé ne font pas le lien entre les violences subies dans l’enfance et l’état de santé de leurs patients. Ce constat une fois réalisé permet de comprendre l’errance médicale et le retard diagnostic dont souffrent nos patientes.
À la violence des coups, des viols s’ajoutent celle de ne pas voir sa souffrance crue, ni entendue. À cette médecine qui néglige le poids de l’histoire traumatique s’ajoute aussi une vision andro-centrée de la santé.
Ce que la santé fait au genre
Un petit détour nécessaire pour comprendre ce que la santé fait au genre. Je m’explique : Alyson McGregor dans son ouvrage le Sexe de la santé nous invite à prendre conscience que la médecine souffre, encore actuellement, de biais sexiste, raciste et validiste. Nous gardons encore comme socle de compréhension la norme du corps et de la biologie de l’homme.
L’étude des symptômes médicaux comme l’étude de l’efficacité des médicaments prennent pour référence le sujet masculin. Or le sujet féminin n’est pas un homme de plus petite taille avec des organes génitaux et des glandes mammaires. Son fonctionnement physiologique diffère à plusieurs égards (statut hormonal, perception de la douleur, métabolisme) et suppose qu’on en affine la compréhension afin de mieux adapter la prise en soin.
Les femmes sont sous étudiées, sous diagnostiquées et sous traitées pour un grand nombre de problèmes de santé publique – maladies cardiaques, accident vasculaire cérébraux, cancers, troubles de la douleur, affections gynécologiques. Les femmes sont sous-représentées dans les essais cliniques et pharmaceutiques, et la plupart des études n’intègrent pas les différences sexuelles comme variable.
A titre d’exemple, les femmes ont plus de risques de se voir attribuer un diagnostic de crise d’angoisse devant une symptomatologie relevant en réalité de la crise cardiaque et ainsi créer un risque de surmortalité des femmes devant une maladie courante.
Cette médecine androcentrée est lourde de conséquences pour les femmes qui sont plus à risques d’être victimes d’erreurs ou de retards diagnostics, de recevoir des traitements inadaptées et de subir des complications pour des problèmes médicaux courants.
C’est ce manque cruel de formation que nous devons impérativement combler pour espérer voir nos patientes mieux prise en soin et protéger.
Malgré tout, la littérature scientifique s’attelle de plus en plus à produire des études portant sur l’état de santé des femmes ayant été victimes de violences. Une étude danoise de 2025 démontre que le risque de développer un trouble somatique fonctionnel de plusieurs organes (fatigue persistante, douleurs diffuses, troubles digestifs, …) est multiplié par 6 lorsque les femmes ont subi des antécédents de violences sexuelles.
C’est aussi la thèse portée par Bessel Van der Kolk et Peter Levine, deux grands penseurs américains des troubles de stress post-traumatique. Ils défendent que les violences et les négligences en tant que menaces à l’intégrité physique (confrontation à sa mort ou à celle d’autrui) ou psychiques (situations terrorisantes par leur anormalité, leur caractère dégradant, inhumain, injuste et incompréhensible) sont non pas simplement des traumatismes physiques ou psychiques, mais PHYSIOLOGIQUE.
Au sens où ces dernières obligent l’organisme de manière soudaine à modifier son fonctionnement au service de sa propre survie.
Face à la menace du viol, l’organisme tout entier est mobilisé dans un élan de survie et recrute l’ingéniosité des capacités d’adaptation des fonctions cardiaques, respiratoires et musculaires pour se préparer à fuir et à combattre.
Cette énergie, déployée par le corps, se fait au prix d’un bombardement d’hormones de stress d’une grande intensité qui présente une forte toxicité sur le temps. Rares sont les fois où les femmes peuvent répondre à ces menaces de viol par la fuite ou le combat. L’agresseur étant souvent le petit copain ou une personne connue de la victime et la socialisation des femmes les invitant plus souvent à la soumission qu’à la riposte musclée.
L’organisme opte pour l’ultime et dernière réponse à sa portée pour assurer sa survie, celle du figement plus connue sous le nom de sidération.
À ce moment précis, la personne victime est submergée d’hormones anesthésiantes produites naturellement par le corps et lui permet de ne pas souffrir des violences qui se poursuivent à son encontre. Les personnes décrivent alors ne plus rien sortir de se voir du dessus.
Cette immobilité tonique, décrite par Peter Levine est celle qui augure le plus fort risque de souffrir par la suite d’un trouble de stress post-traumatique par la suite. L’énergie de fuite ou de combat n’ayant pas pu être évacuée va entraîner des dysfonctionnements neurologiques et physiologiques à long terme. Les violences, en tant que stress extrême font rupture dans la vie physiologique de l’organisme et entraîne une désorganisation profonde du fonctionnement du système nerveux autonome qui orchestre le bon fonctionnement des fonctions vitales (perturbation du sommeil, de la digestion, du système cardiorespiratoire, …).
Ce que les traumas font au corps
Les symptômes qui s’expriment chez nos patientes sont à comprendre comme l’expression combinée de la violence subie et des stratégies de protection qui ont échoué.
Le corps se fait porte-parole à la fois de la souffrance à l’endroit de l’effraction mais aussi de l’état inflammatoire généraliste du fait de l’exposition répétée au stress extrême. Les violences usent le corps littéralement et réduisent de 20 ans l’état de vie en bonne santé.
Mettre du sens sur ces symptômes auprès des patientes, c’est leur offrir une compréhension de leurs capacités d’adaptations et de survie là où leurs corps semblent leur échapper, dérailler et leur nuire.
C’est progressivement renouer une amorce de dialogue là où l’incompréhension et l’impuissance règne.
J’entends très souvent « je me traine, je suis incapable et mon corps est un boulet. » « Je ne comprends pas, je suis en sécurité et je sursaute à la moindre porte qui claque, je me réveille avec les mâchoires serrées ». « J’aimerais respirer mais j’ai ce poids sur le thorax qui m’en empêche. »
Le corps continue de réagir au danger passé et à générer des réponses de défense (contractions musculaires, accélération du rythme cardiaque, vigilance accrue) et reste inadaptée au contexte actuelle de sécurité.
Les patientes souffrent au quotidien de ce cercle vicieux « anachronique » qui participe à les perdre et les épuiser. L’enjeu est d’apaiser et de retrouver un sentiment de sécurité dans le présent.
À la rupture dans le fonctionnement physiologique du corps, s’ajoute l’effraction dans la perception de son corps. Conséquence directe de la sidération vécue pendant le traumatisme, les patientes éprouvent de grandes difficultés à se ressentir. Elles sont écartelées entre des sensations envahissantes qui rappellent le traumatisme et dans le même temps un vide de perception et des sensations d’engourdissement de certaines zones de leur corps qui échappe.
Elles se sentent alors confisqués à leur propre corps et perdent peu à peu confiance en la fiabilité de leurs perceptions.
Les jeunes patientes nous décrivent un sentiment de vivre derrière une vitre en plexiglas, spectatrice de leur vie qui se déroule face à elle. Elles sont absentes à elle-même et à la fluctuation de leurs émotions.
Et soudainement traversé par une douleur aigüe rappelant avec exactitude la violence et l’horreur du traumatisme.
Lourd handicap que celui de ne plus se sentir être au monde et d’être coupé de leur boussole intérieure qui les guide dans leurs actions.
Parfois, cela peut prendre la forme d’un schéma corporel morcelé où la zone du bassin échappe à la conscience corporelle.
Ces altérations profondes de la perception de soi poussent les patientes à adopter des conduites dangereuses pour à nouveau s’éprouver ou au contraire ne plus sentir. Automutilation, pratiques sexuelles à risque, usages de drogues, trouble du comportement alimentaire sont autant de vaines tentatives pour échapper à leurs souffrances et leur procurer un soulagement éphémère et illusoire
C’est aussi la porte d’entrée d’un cercle vicieux qui participent à faire flamber leurs états inflammatoires et renforcer les douleurs.
Ces comportements participent d’autant plus à les marginaliser, à discréditer leur parole et à ce que l’entourage continue de détourner le regard sur leurs souffrances et à les tenir responsables de leur malheur.
Toutes ces expériences, conséquences directes des violences, participent à intérioriser une vision d’elle-même de corps objet, docile et soumise au désir de l’autre, les rendant des proies idéales dans notre société de domination patriarcale.
Consciente de ces dynamiques à l’œuvre, l’action de l’association Médée vise justement à apporter le soutien nécessaire à ces patientes et à leur permettre de rompre avec ses répétitions traumatiques. En s’appuyant sur un travail pluridisciplinaire qui permet à la patiente, au centre du soin, de faire dialoguer le travail du vécu traumatique en psychothérapie et la réappropriation corporelle en ostéopathie.
En renforçant leur sentiment d’unité et d’identité, elles retrouvent du pouvoir d’agir sur leur vie.
L’action de Médée vise aussi en formant les professionnel.les de santé à un meilleur repérage des situations de violences favorisant l'accès au soin.
Agir auprès des jeunes femmes de 15 à 25 ans, c’est agir au cœur des conséquences directes des violences sexuelles faites aux enfants. C’est penser le féminisme comme une lutte pour la protection des enfants.
C’est pour cette raison que nous appelons de nos vœux la mise en œuvre des 82 préconisations de la CIVIISE (Commission Indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), dans le cadre d’une véritable politique publique de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.
Anissa Allek, ostéopathe Médée