Résumé
La loi du 9 décembre 1905 constitue l’un des fondements normatifs les plus stabilisés de l’ordre juridique français. Cet article revient, à l’occasion de son 120ᵉ anniversaire, sur les logiques historiques, institutionnelles et sociopolitiques qui ont conduit à sa consécration, puis à sa recomposition contemporaine. Il analyse les processus d’actualisation juridique, les transformations du champ religieux, ainsi que les tensions politiques et culturelles qui émergent autour de la laïcité. L’étude met en évidence la nécessité de réaffirmer une lecture juridique rigoureuse de la loi de 1905, tout en intégrant la mutation du pluralisme religieux et les impératifs d’égalité dans la sphère publique.
Introduction
Depuis 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État s’est imposée comme un référentiel central du droit public français. Elle articule trois principes juridiques décisifs :
La liberté de conscience ;
La garantie du libre exercice des cultes, sous réserve de l’ordre public ;
La neutralité de l’État, corrélée à l’absence de financement public des cultes.
Codifié dans un contexte conflictuel – l’affrontement entre la République radicale et les congrégations catholiques – ce texte a progressivement acquis une portée institutionnelle stable, devenant un élément de ce que certains auteurs qualifient de “constitution matérielle”.
Cependant, le XXIᵉ siècle voit émerger de nouvelles interrogations : recomposition du paysage religieux, intensification des mobilisations identitaires, instrumentalisation politique de la laïcité, élargissement jurisprudentiel du principe de neutralité, ainsi que tensions liées à la cohésion sociale dans un contexte de pluralisme culturel.
Ce 120ᵉ anniversaire invite à revisiter ce cadre normatif dans une perspective analytique, historique et juridique.
I. La loi de 1905 : architecture juridique et stabilisation institutionnelle
La loi de 1905 s’inscrit dans un cycle législatif qui accompagne la consolidation républicaine : lois scolaires, lois sur les congrégations, laïcisation de l’état civil...
Elle institue une séparation organique et financière entre l’État et les cultes tout en rappelant l’impératif de liberté.
Sur le plan juridique, la doctrine a mis en évidence l’équilibre subtil de ce texte :
Il ne s’agit ni d’une hostilité institutionnelle envers les religions,
Ni d’une simple protection de la liberté religieuse,
Mais d’une structuration duale : neutralité de la puissance publique et liberté des organisations cultuelles.
La jurisprudence du Conseil d’État (notamment depuis les années 1990) a renforcé cette architecture en reconnaissant la compatibilité de la laïcité avec les expressions religieuses dans l’espace public, dès lors qu’elles ne compromettent ni l’ordre public, ni la neutralité des institutions.
II. Les mutations contemporaines : pluralisme religieux et recomposition des pratiques
L’un des bouleversements majeurs depuis 1905 réside dans la transformation radicale du paysage religieux français. Le catholicisme, jadis hégémonique, partage désormais l’espace avec une pluralité de confessions – protestantes, juives, musulmanes, bouddhistes, évangélistes, spiritualités non confessionnelles... – et avec une progression notable du "non-croyance".
Ces mutations entraînent des questions inédites :
la structuration associative des cultes (article 4 et régime des associations cultuelles),
la gestion des lieux de culte, notamment musulmans,
les débats sur l’égalité de traitement entre cultes numériquement dominants et minoritaires,
l’imbrication croissante entre pratiques religieuses et identités culturelles.
Dans ce contexte, les interprétations de la laïcité oscillent entre une lecture universaliste fidèle au texte de 1905 et des lectures “sociétales” qui cherchent à réguler des comportements religieux perçus comme socialement sensibles.
III. La politisation contemporaine de la laïcité : normativité, usages et instrumentalisations
Depuis les années 2000, les travaux en sociologie politique soulignent une intensification des usages polémiques de la laïcité. Les débats sur les signes religieux, l’école, le "burkini", ou encore les associations subventionnées ont conduit à reconfigurer le sens commun du principe laïque.
Deux dynamiques principales émergent :
L’extension du domaine de la neutralité, parfois au-delà des agents publics, dans des usages normatifs discutés ;
L’identification croissante de la laïcité comme principe identitaire, voire civilisationnel, déconnecté des paramètres juridiques initiaux.
L’adoption de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République marque l’aboutissement de cette évolution : elle élargit les obligations faites aux associations, modifie le régime des cultes et renforce les contrôles administratifs.
Or, comme le rappellent de nombreux chercheurs (Kintzler, Bidar, Schnapper, Pena-Ruiz, entre autres), la laïcité n’est pas un dispositif de moralisation des comportements, mais un régime juridique garantissant la coexistence pacifique des convictions.
IV. 120 ans après : vers une redéfinition ou une réaffirmation ?
Le 120ᵉ anniversaire de la loi de 1905 réactive des questions essentielles :
Comment garantir la neutralité des institutions sans entraver la liberté de conscience ?
Comment articuler le pluralisme religieux avec l’égalité républicaine ?
Comment prévenir l’instrumentalisation politique de la laïcité ?
Comment maintenir une cohérence normative à l’heure d’un "hyperpluralisme" culturel ?
L’enjeu n’est pas de “réinventer” la loi de 1905, mais d’en réaffirmer les principes directeurs, tout en intégrant la complexification des appartenances religieuses et des demandes sociétales.
Le maintien de ce cadre suppose de revenir à sa logique initiale : une séparation équilibrée, non conflictuelle, qui rend possible l’exercice des libertés dans un espace public pacifié.
Conclusion
L’étude du 120ᵉ anniversaire de la loi de 1905 révèle la tension fondamentale entre la stabilité normative d’un texte fondateur et la plasticité sociopolitique des usages contemporains de la laïcité.
Alors que de nombreuses controverses nourrissent une confusion entre neutralité des institutions et invisibilisation des croyances, il importe de rappeler que la laïcité, loin d’être un dogme identitaire, constitue d’abord un cadre juridique libéral organisant la coexistence des convictions dans une République pluraliste.
La force de la loi de 1905 réside précisément dans cet équilibre : une liberté qui ne s’exerce véritablement que par la neutralité de l’État, et une neutralité qui ne prend sens que par la protection effective des libertés.
Bio académique :
Mehdi Allal est chercheur associé en sciences politiques, spécialiste des politiques publiques, des dynamiques de sécularisation et des recompositions du pluralisme religieux dans les sociétés contemporaines. Ses travaux portent sur l’histoire institutionnelle de la laïcité, les transformations du rapport État–cultes et les usages politiques du principe républicain de neutralité...