Cher toi,
J’avais déjà bien du mal à gérer le fait que nous croisons désormais souvent, dans notre petite ville périphérique de province où croyants de diverses confessions, athées, riches, moins riches, gens d’ici et d’ailleurs, vivent à peu près en bonne intelligence, des soldats par trois ou par quatre faisant leur ronde, treillis, méchant gros guns et béret rouge vin. J’avais du mal, moi qui viens du Québec, un coin de pays où on n’a pas l’habitude de cela (du moins pas depuis la crise d’Octobre 1970, mais c’était avant ma naissance donc je n’en ai aucun souvenir), à me maîtriser quand je les croise. Les émotions, quand elles me traversent et que tu n’es pas à mes côtés, je leur laisse donc libre cours car je peux oublier un moment le devoir de te protéger, toi, mon petit garçon. Elles sont intenses, désagréables, contradictoires, et en disent long sur ma propre histoire et sur mon rapport au monde. Difficile de décrire que ça provoque au creux de mon ventre de les apercevoir en faction, toujours par trois ou quatre pour des raisons stratégiques dont je ne me souviens plus le détail (et que m’a expliquées un copain du quartier, ex-militaire, l’autre jour), deux devant et un ou deux derrière, sorte de parallélépipède glaçant, leur tenue reconnaissable entre toutes, leur air sérieux et, dépassant de sous leur bras, le canon de leur arme – le fameux « FAMAS » – que j’avais imaginé noir mais qui est plutôt métallique, ce qui, ne me demande pas pourquoi, me fiche encore plus la trouille.
Entre avant-hier et hier, 11 et 12 mai 2016, en l’espace d’une journée, nous en avons croisé trois groupes : le premier, c’était le soir en se rendant à une fête d’anniversaire chez des amis qui vivent dans notre quartier. Ils gardaient un immeuble, départagés des deux côtés de la rue. Je les ai vus de loin et mon ventre s’est serré, me demandant quand tu les verrais, toi, ce que ça te ferait, si tu me poserais des questions, lesquelles. Ton père qui marchait avec nous a dû se le dire aussi : j’ai entendu le silence qui s’est soudain fait en lui, et le bruit de sa respiration qui se suspendait. Nous arrivions devant un des soldats, qui avait comme moi des traits maghrébins, et qui lorsqu’il a courtoisement fait un pas vers l’arrière pour nous laisser passer, m’a regardée après t’avoir regardé, toi, avec quelque chose que je ne saurai sans doute jamais nommer dans ses yeux marrons. Quelque chose comme de la fraternité et de la tristesse. Je ne sais pas. J’ai peut-être rêvé tout ça. Quoi qu’il en soit nous nous sommes dit bonsoir, moi d’abord, toi et ton père ensuite, et lui enfin, avec un sourire d’une telle chaleur que j’ai presque eu envie de pleurer. Nous nous sommes éloignés de lui et avons poursuivi notre route. J’ai mieux respiré. À cause de ce sourire qui rendait la nécessité de leur présence un peu moins insupportable. Tu m’as alors demandé :
« Maman, c’était des vrais ? »
J’ai paniqué, pas certaine que ta question concernait les soldats eux-mêmes, ou leurs armes.
« Je veux dire, ils font un film ou ils sont vraiment soldats ? »
Ils sont vraiment soldats, mon amour. Je m’entends te dire « ils sont là pour nous protéger » mais si tu me demandes « protéger de quoi? » et qu’il faut que je t’invente une réponse, je vais me consumer de peur.
Le lendemain, en nous rendant à un déjeuner chez des amis, j’ai encore vu quatre, occupant deux par deux les trottoirs opposés d’un boulevard. Nous étions en voiture. Je ne sais pas si ton père et toi les avez vus. Moi oui. Toujours le même effet. Les yeux qui lorgnent les FAMAS et une voix intérieure viscérale et comme ancestrale qui crie : « c’est des vrais c’est des vrais c’est des vrais osti de câlisse de tabarnac qu’est-ce que je fous ici comment est-ce possible ? »
L’après-midi, pour que tu puisses te dégourdir les jambes, nous sommes allés nous promener au grand parc de notre ville, verdure, serres, animaux, etc., et beaucoup de touristes. C’est la période de l’Euro de foot, et de toute l’appréhension qui vient avec pour beaucoup d’entre nous. Nous en avons encore croisé quatre. Ceux-là ne souriaient pas. Ils étaient tendus par la concentration, au milieu de cette foule immense et agitée où il y avait des tas de gamins et trop d’action. Cette fois je me suis énervée. J’ai dit à ton père : « Dis-moi, tabarnac, si tout est ok et qu’il n’y a rien à craindre, pourquoi il en faut quatre, comme ça, dans un parc un dimanche après-midi? En quoi c’est normal? »
J'ai espéré l'avoir dit de manière à ce que tu ne l’entendes pas. Mais peut-être m’as-tu entendue tout de même. À ce moment-là, je l'avoue, j’ai perdu le contrôle.
C’est que je venais de voir sur mon téléphone une alerte annonçant ce qui s’était passé à Orlando, en Floride.
Et que j’ai compris que je t’avais mis au monde dans ce monde-là, qui n’est pas celui que j’ai connu, celui dans lequel j’ai grandi. Ce monde où la haine me semble avoir repris tellement de terrain. Sans doute chaque génération dit-elle ce genre de chose à celle qui la suit, depuis toujours. Peut-être est-ce une manière de demander pardon de ne pas lui léguer un monde meilleur, pardon du danger tapi et de la violence qui guette. Peut-être que plutôt que de gagner du terrain, la haine a simplement changé de méthode. Peut-être que c'est tout simplement ça.
Et c’est peut-être pour ça que James Baldwin, un merveilleux écrivain afro-américain né dans les ghettos, qui affichait ouvertement son homosexualité, et dont toute l’œuvre est un sublime et magnifique combat contre la haine visant les Noirs, les homosexuels, les pauvres, la haine en général, m’est devenu un compagnon indispensable. James Baldwin dont le recueil de la collection de la Library of America réunissant tous ses essais et textes de non-fiction, est devenu ma bible.
À propos de l’amour Baldwin avait ces mots merveilleux dans La Prochaine fois le feu, célèbre lettre à son neveu datant de 1966 : "Love takes off masks that we fear we cannot live without and know we cannot live within.” (« L'amour arrache les masques sans lesquels nous craignons de ne pouvoir vivre, et derrière lesquels nous sommes incapables de le faire. »)
Ils prennent une résonance particulière aujourd’hui. Ils me rappellent toutes ces personnes que j’aime, que j’ai aimées, que je connais, que j’ai connues, et à qui l’amour a donné le courage de se débarrasser du masque dont on leur a fait croire qu’il était indispensable de le porter pour éviter le rejet, la haine, et le genre de chose horrible qui a eu lieu hier. Parce que de toute façon, ils ne sont pas supportables. L’idée de devoir mettre un masque pour étouffer la force en nous qui porte et propulse l’amour que nous éprouvons pour l’autre, quel qu’il soit, est insupportable. Et d’un des plus proches amis de mon père lorsque j’étais gamine, Serge, à cet ami précieux qui est devenu ton parrain symbolique, ton tonton Fashion que nous aimons comme un frère, en passant par les amis de Montréal déterminés depuis longtemps à ne plus jamais laisser personne les forcer à s’enfermer derrière le masque, ou par ceux chez qui nous étions justement reçus ce dimanche pour bruncher, tous doivent vivre avec cette violence et l’idée que merde, on vient de reculer encore devant la haine qui avance. Aveugle. Obstinée. Conne glorieuse.
Je t’écris tout cela, je pense, parce que je veux qu’il soit attesté qu’à toi qui n’as rien demandé, je demande pardon de ne pas avoir mieux réfléchi, mieux vu venir le monde dans lequel tu devras grandir, et la place qu’y occupe la haine. Que tu dois néanmoins savoir que nous sommes nombreux à avoir le même horizon : celui où, même si la différence entre soi et l’autre peut sembler impressionnante, immense, insurmontable, on ne souhaite pas sa mort. On tente au contraire d’aller à sa rencontre, mains et visage ouverts. On sait encore espérer, on sait encore croire (et je te jure, j’en ai fait plusieurs fois l’expérience, l’immigration vous apprend cela, il FAUT y croire) que de cette ouverture naîtra un échange, et que de cet échange chacun sortira à la fois apaisé, altéré, et en redemandant. Rarement ai-je connu dans ma vie un plaisir plus exaltant que de se voir soi-même détricoter, petit à petit, à mesure qu’on apprend à connaître celui qui nous semblait si éloigné de nous, les idées reçues sur nos différences. Je suis loin d’être seule à le penser et dans ce monde qui ne ressemble pas à celui où j’ai grandi, nous sommes néanmoins nombreux à le savoir.
Mon fils, j’espère que lorsque tu seras devenu un homme, il y aura moins de soldats dans nos rues, mais aussi dans celles des villes où leur présence est devenue normale depuis beaucoup plus longtemps qu’ici, ces villes et pays où la violence est encore bien plus grande qu’ici. J’espère que les FAMAS ne pendront plus aux côtés des soldats en treillis dans les parcs d’enfants des villes de province françaises, et que les fusils d’assaut ne pourront plus jamais venir retentir dans les salles de concert et les bars d'ici ou d'ailleurs. J’espère comme une dinde mais même si je le sais, que c’est naïf, je ne renonce pas pour autant à cet horizon. Vaut mieux tendre vers lui en sachant ne jamais pouvoir l’atteindre entièrement que se coucher et attendre.
Mais j’espère surtout, mon fils, que lorsque tu aimeras qui tu aimeras, ce sera librement, tranquillement, sans même penser avoir recours à quelque masque que ce soit. Et que ce sera beau.
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