Guéorguiï Oboldouïev (1898-1954) naquit à Moscou dans une famille de la noblesse, et fut très tôt à la fois poète et musicien (il était un remarquable pianiste et fut plus tard proche de S. Prokofiev à qui il dédia un poème). Il entama des études littéraires à l'université de Moscou avant de rejoindre l'Armée Rouge en 1918. Après sa démobilisation en 2021, il entra à l'Institut Littéraire Supérieur de Brioussov dont il sortit diplômé en 1924.
Il travailla ensuite dans le secteur de l'édition où il fut renommé à la fois pour sa rectitude morale et sa liberté d'esprit et de ton, ce qui dans l'ambiance de l'époque finit par lui attirer des ennuis. Un seul poème de lui fut publié en 1929, et il fut ensuite de facto interdit de publication jusqu'à sa mort.
Dans les années 1920, il fréquenta divers cercles littéraires en particulier constructivistes et il fonda avec Aksénov et Poulkine le groupe ESPERO (le Mouvement des Approximativement Égaux) en 1929.
Arrêté en décembre 1933, il fut condamné l'année suivante à trois ans de déportation en Carélie pour "propagande anti-soviétique". Empêché de revenir à Moscou, il fut à nouveau mobilisé en 1943 et envoyé sur le front pour mener des missions de reconnaissance. Après 1945, il put revenir à Moscou mais resta empêché de publier sa poésie, trop critique de la réalité soviétique. Il vécut de traductions jusqu'à sa mort en écrivant aussi de la poésie pour les enfants et des livrets d'opéra.
Ses inoffensifs poèmes des années 1920 n'ont commencé à être édités en URSS qu'en 1979 et, comme beaucoup de poètes censurés par le stalinisme, il n'a commencé à être vraiment redécouvert qu'au vingt-et-unième siècle. Il est resté à ce jour ignoré des traducteurs français.
Parmi les récifs que sont les hommes,
J'ai mené mes vers prudemment,
Des péchés qu'on me pardonna comme
Désinvoltes amusements.
Sans jurer par moi, ils savaient le moment
Des rêves non voulus contemporains,
Quand celle-ci aussi m'a fait un serment,
Et celle-là vivait, donc j'allais bien.
Pris dans les étreintes débordant d'énergie
Des chairs de mon invisible ossature,
Ne m'a pas ému l'éclectisme des petits
Ayant acquis écriture et lecture.
Moi qui ne suis pas familier de l'alphabet
J'ai mis de la glace aussi dans le feu:
De sorte que si le temps peut patienter
Me parlera ton arrière-neveu.
Mais toi, qui a fait taire honte et colère
Au sein de tes propres malheurs
De peu d'importance tu auras l'air
Même si ça te va pour l'heure.
Assez de menterie et de poltronnerie,
Assez de règlements et de se montrer bon.
Toi tu n'as pas vécu, en revanche moi si.
Et de la vie la vie sera la guérison.
Texte russe:
Я осторожно вел стихи
Среди подводных скал людей.
Меня прощали, как грехи
Своих развинченных затей.
Мной не клялись, но знали час
Невольных, современных снов,
Когда и эта мной клялась,
И та жила, я здоров.
Моих невидимых костей
В объятьях энергичных мяс
Не трогал эклектизм детей,
Которым грамота далась.
Я — не отпетый алфавит
Укладывал в огонь и лед:
Так что, коль время подождет,
Твой правнук мной заговорит.
А ты, заткнувший гнев и стыд
За пазуху своих невзгод,
Будешь иметь неважный вид,
Хоть нынче он тебе идет.
Довольно трусости и лжи,
Довольно правил и доброт.
Ты не жил, но зато я — жил:
И жизнь от жизни заживет.
Note sur le texte et la traduction;
Ce complexe poème daté du 4 janvier 1933 démarre par une métaphore maritime exprimant la difficulté pour le poète de naviguer dans un environnement d'hostilité souterraine hypocrite.
Même si son rejet du système y est exprimé assez obliquement, on comprend bien pourquoi ce poème n'aurait jamais pu être publié à l'époque où il fut écrit.
Ses octosyllabes sont à rimes croisées ou embrassées (avec des assonances au lieu de rimes dans le dernier quatrain.)
La traduction est rendue difficile par endroits en raison de la syntaxe tortueuse et des polysémies et de l'imagerie baroque mobilisées par l'auteur, resté fidèle aux principes des mouvements littéraires de l'avant-garde des années 1920 tout en conservant, par la sophistication de son lexique et l'opacité de ses allusions, une proximité avec les symbolistes du début du siècle comme Kliouïev.
J'ai effectué quelques adaptations comme l'interversion de certains vers (1 et 2, 9 et 10) pour maintenir des rimes croisées, avec des vers dont la longueur varie de 8 à 12 syllabes.
les récifs que sont les hommes: le texte dit: "les rochers immergés humains".
contemporains: con/tempor/ains se décompose exactement comme со/времен/ных.
celle-ci ... celle-là: la paire эта ... та correspond au même schéma thématique d'opposition entre proximité et distance que: "celle-ci ... celle-là" en français (cf. "this ... that" en anglais, "questa ... quella" en italien ou encore "esta ... esa" en espagnol).
Quand il écrivit ce poème, il était déjà marié à la poétesse pour enfants Iéléna Alexandrovna Blaguinine (1903-1989) qui, devenue veuve, se démena dans les années 1960 et 70 pour obtenir la publication posthume de quelques poèmes de son mari. On peut supposer que "celle-ci" désigne son épouse et son serment celui de leur mariage.
Et celle-là vivait, donc j'allais bien: Le sens littéral est une possibilité et on pourrait supposer que "celle-là" désigne sa mère. Pourtant, comme en français, une autre interprétation du passé жила serait "elle a vécu", au sens de "elle est morte" (comme dans le vers d'André Chénier: "Elle a vécu Myrto, la jeune Tarentine"). Cette incertitude ne peut être entièrement levée par le contexte et contribue à l'opacité du poème. J'ai traduit par "donc" le relatif instrumental чем (littéralement "par quoi").
les étreintes débordant d'énergie: le texte dit simplement "énergiques"; il y a une ambigûité morphologique concernant le rattachement de l'adjectif à l'un ou l'autre nom, car on pourrait traduire littéralement ce vers soit par: "dans les étreintes des énergiques chairs" soit par: "dans les étreintes énergiques des chairs" selon que l'on interprète la forme энергичных comme un génitif ou un prépositionnel; c'est ici la sémantique qui guide, dans une certaine mesure non dénuée d'arbitraire, le choix de traduction, mais cette production par l'auteur d'une incertitude sur le sens mérite aussi d'être signalée, car les flottements sémantiques de ce genre font partie des jeux de langage mis en œuvre dans la poésie moderniste russe des années 1920.
Ces vers alambiqués décrivent en pointillés la manière dont le philistinisme de la société soviétique étouffait et censurait l'expression d'émotions positives authentiques et encourageait l'hypocrisie et le cynisme.
des petits: le texte dit "des enfants".
Ayant acquis: le texte dit littéralement: "auxquels ... a été donné".
pas familier de l'alphabet: c'est une façon pour l'auteur d'évoquer son irrespect des codes sociaux imposés par le régime (on parlerait aujourd'hui de grammaire de comportement).
J'ai mis de la glace aussi dans le feu: c'est une façon imagée de décrire comment sa liberté de ton venait perturber ses échanges avec autrui et refroidir les enthousiasmes de commande de son entourage.
arrière-neveu: le texte dit: "arrière-petit-fils" mais en français classique, "neveu" désignait aussi souvent un petit-fils (sens étymologique venant du latin "nepos, -otis") qu'un neveu au sens moderne et c'était encore plus fréquent dans l'expression "arrière-neveux" qu'on trouve par exemple chez La Fontaine (alors que "petit-neveu" désignait et désigne toujours uniquement un petit-fils d'un frère ou d'une sœur); compte tenu de la préciosité langagière d'Oboldouïev, cet arrière-neveu aussi utile au rythme qu'à la rime m'a paru un choix intéressant.
On peut aussi relever plus loin un effet d'écho entre ce правнук (arrière-petit-fils) et les правил (règles, principes); c'est un exemple des jeux de sonorités entre mots sémantiquement distants auxquels se livraient les membres des groupes modernistes issus du futurisme russe comme OBERIOU ou ESPERO. L'idée ici exprimée est qu'une relation de dialogue ne pourrait être rétablie qu'après plusieurs générations: les arrière-petit-fils des Russes adultes des années 1930 sont les jeunes russes d'aujourd'hui.
menterie...poltronnerie: le choix de ces mots donne dans la traduction une équivalence à la stridente allitération en 'i' de трусости (lâcheté, couardise, poltronnerie) et лжи (mensonge, fausseté).
se montrer bon: le mot russe peut se traduire plus littéralement par "bontés" ou "gentillesses", j'ai voulu marquer la connotation de soumission à l'hypocrisie ambiante.
sera la guérison: le texte dit: "guérira", "cicatrisera".