La victoire de Macri en Argentine, celle de l'alliance anti-chaviste du MUD au Vénézuela et celle de l'opposition au référendum de Morales en Bolivie ont toutes les mêmes causes:
Certaines de ces causes sont des erreurs communes à tous les régimes d'Amérique Latine réputés "progressistes", et qui d'ailleurs le sont ou l'ont été à travers des mesures favorisant l'inclusion sociale et la reconnaissance des droits politiques et sociaux des dominés: au Vénézuela, Chavez a plus fait pour l'égalité sociale réelle que tous les régimes prétendument "socio-démocrates" d'autrefois, et le développement de l'intégration politique et sociale des communautés indigènes sont à mettre au crédit d'Evo Morales de même que la création de filets de sécurité sociale (AUH) et la relance de la consommation populaire par les Kirchners. Cela dit, on peut observer dans tous ces pays les mêmes dérives conduisant à l'épuisement de la dynamique initial de progrès social.
- une conception bureaucratique et autoritaire du pilotage de l'économie à travers la multiplication des contrôles a priori (en particulier sur les flux commerciaux d'import-export, qui sont une source de corruption généralisée pour l'obtention de droits et de passe-droits) la manipulation des statistiques officielles (taux d'inflation, taux de chômage, taux de pauvreté...) rendant l'État aveugle et donc inefficace et surtout minant la confiance de l'opinion dans le discours des gouvernants, l'arbitraire et l'opacité dans les processus d'adjudication des marchés de travaux et services publics (du fait d'un mélange de capitalisme de copinage et de clientélisme politicien) ;
- la corruption généralisée du groupe politique dirigeant dont les membres sont de plus en plus perçus comme préoccupés d'enrichissement personnel au détriment du service de l'État (pots-de-vin, détournement de fonds) ;
- une approche excessivement clivante et verticaliste (certains disent "populiste" mais je n'aime pas ce mot fourre-tout) de la conduite du débat politique, visant à l'alignement inconditionnel derrière un chef charismatique maniant une confuse mythologie passéiste (bolivarienne ici, indigéniste là, péroniste ailleurs...) qui anesthésie puis annihile toute conscience critique ;
- la tentation de se perpétuer au pouvoir par des manoeuvres contraires au respect de l'esprit des institutions démocratiques (la situation actuelle au Vénézuela où Maduro et son équipe refusent de reconnaître et d'accepter leur défaite aux récentes législatives est très représentative de cette dérive; on peut y ajouter les tentatives avortées de modifier "à l'africaine" la constitution pour permettre la "re-re" de Cristina Fernandez ou la reconduite à la présidence d'Evo Morales).
Mais cet épuisement de la dynamique de progrès a évidemment bien d'autres causes:
- le poids de l'impérialisme américain, et plus largement des pays du nord, persiste (aujourd'hui davantage idéologique et économique que directement militaire: on n'est plus à l'époque de la Guerre Froide et le soutien inconditionnel d'un Kissinger aux pires dictatures n'est plus de saison) à travers des multinationales qui constituent l'oligopole de l'exploitation et du négoce international des matières premières énergétiques et agricoles (Cargill, Chevron, Exxon, Monsanto etc.) ;
- le rapport de force économique au sein de la division internationale du travail est devenu très défavorable aux pays du sud du fait de l'impact de la chute des cours mondiaux pour les exportateurs de matières premières que sont le Vénézuela (pétrole), l'Argentine (soja) et la Bolivie (gaz) ce qui détruit le principal mécanisme économique d'adhésion aux réformes sociales: la redistribution de la rente (moins de rente = moins à distribuer = plus de mécontentement) ;
- l'inlassable offensive médiatique de l'oligarchie qui défend bec et ongles ses privilèges (car presque tous les médias privés de la région sont aux mains de cette oligarchie) parvient à rétablir et/ou consolider son hégémonie culturelle sur les classes moyennes, ce bombardement médiatique étant rendu d'autant plus efficace que les dirigeants populaires s'enferment dans leur propre rhétorique de polarisation ;
- la faiblesse traditionnel des structures de l'État et de l'État de droit favorise les pulsions anti-démocratiques: caudillisme et putschisme sont de vieux frères jumeaux en Amérique Latine et l'opposition soi-disant "libérale" se prête volontiers à ce jeu (avec le soutien plus ou moins voyant des USA) lorsqu'elle est mise en minorité ;
- les classes moyennes réputées éduquées nourrissent un véritable racisme de classe anti-indiens et anti-pauvres que l'on a tendance à sous-estimer en Europe: parcourir certains commentaires des lecteurs sur les sites de La Nacion (Argentine), de El Diario (Bolivie) ou de El Mercurio (Chili) est très édifiant de ce point de vue.