Le romantisme russe, qu'il fût politiquement libéral avec Pouchkine ou conservateur avec Tiouttchev, célébra volontiers la grandeur de la Russie et sa volonté de puissance.
Pouchkine et les autres poètes romantiques russes du début du 19ème siècle étaient issus de la noblesse (avec des origines allemandes et baltes dans le cas de Delvig) et devinrent cadets militaires puis officiers (Pouchkine, Baratynski...) ou diplomates (Tiouttchev) et la plupart furent de chauds partisans de l'impérialisme grand-russe, ayant été envoyés casser du Tatar en Crimée ou du Tchétchène et de l'Ossète dans le Caucase et applaudissant volontiers avec Pouchkine (à la notable exception de Lermontov) la répression brutale d'une révolte polonaise contre l'oppresseur russe.
D'ailleurs, un des premiers poèmes connus d'Anton Delvig célébra la prise de Paris en 1814.
En cette période de résurgence de l'impérialisme russe aux dépens de ses voisins, il m'a paru intéressant de traduire ce sonnet de Delvig exaltant l'alors toute neuve (et toute relative) puissance maritime de la Russie.
Сонет (Что вдали блеснуло и дымится)
Что вдали блеснуло и дымится?
Что за гром раздался по заливу?
Подо мной конь вздрогнул, поднял гриву,
Звонко ржет, грызет узду, бодрится.
Снова блеск… гром, грянув, долго длится,
Отданный прибрежному отзыву…
Зевс ли то, гремя, летит на ниву
И она, роскошная, роскошная, плодится?
Нет, то флот. Вот выплыли ветрилы,
Притекли громада за громадой;
Наш орел над русскою армадой
Распростал блистательные крилы
И гласит: «С кем испытать мне силы?
Кто дерзнет, и станет мне преградой?»
Qu'est-ce au loin qui brilla et fait de la fumée?
Au long du golfe, quoi fit sonner le tonnerre?
Mon cheval tressaillit, souleva sa crinière,
Il hennit fort, ronge son mors, il s'est calmé.
Encor l'éclair... tonnerre qui roule longtemps
Renvoyé en écho par le bord de la mer...
Zeus, le tonitruant, survole-t-il la terre
Et elle, magnifique, engendre des enfants ?
Non, c'est la flotte. Ici, des voiles sont hissées,
Elles sont déployées, amas après amas,
Notre aigle de Russie par dessus l'armada
Ses ailes magnifiques se sont étalées
Et il dit: "ma force contre qui l'éprouver?
Qui me fera obstacle, et me provoquera?"
Notes sur la traduction:
Comme d'habitude, j'ai traduit ce sonnet en alexandrins français, en respectant ici le schéma de distribution des rimes du poème original (des quatrains à rimes embrassées et des tercets rimés ABB AAB, un schéma inusité dans le sonnet français).
J'ai également respecté les variations de temps, comme le passage du passé au présent d'actualisation dans le premier quatrain et le sens futur des perfectifs du dernier vers.
Подо мной конь : littéralement "sous moi le cheval" que j'ai simplement rendu par "mon cheval" car le vers suivant suffit à faire comprendre que l'auteur/narrateur est monté sur le cheval en question.
грызет узду: plutôt que par l'expression toute faite "ronge son frein" qui a aussi en français un sens figuré, j'ai choisi "ronge son mors" pour conserver le sens propre sans la moindre ambiguïté.
Отданный прибрежному отзыву...: littéralement "donné par le renvoi côtier...": il s'agit ici de désigner le renvoi par le rivage de l'écho des coups de canon saluant le départ de la flotte.
Притекли: littéralement "se sont écoulées/ont afflué/se sont déroulées"; ici le contexte renvoie au déploiement des voiles.
громада за громадой: l'expression apporte une idée de succession; громада (littéralement "masse, poids, amas, tas") est aussi un écho sonore à гром (le tonnerre, l' orage), ce qui n'est pas reflété dans ma traduction.
Dans le contexte, les vaisseaux de guerre ne sont pas désignés autrement que collectivement ("la flotte"), mais l'idée ici est que chacun d'eux constitue un amas de voiles qui se déploient.
русскою армадой: "l'armada russe" j'ai fait glisser la référence à la Russie de l'armada vers l'aigle, "notre aigle" pouvant paraître trop elliptique en français (il s'agit évidemment de l'emblème impérial de l'aigle à deux têtes qui a été remis au goût du jour par la Russie post-soviétique).
L'histoire militaire russe est émaillée de désastres maritimes (prise de Sébastopol par les Anglais et les Français, guerre sino-japonaise, catastrophe du Koursk, jusqu'aux navires coulés récemment par les Ukrainiens) qui montrent que l'armada russe ne fut jamais invincible...
Распростал блистательные крилы: littéralement: "il a étalé ses magnifiques ailes"
"ma force": on a un pluriel dans le texte; en français on utilise plutôt le singulier en ce sens (mais on parle de "rassembler ses forces" ou "d'épuiser ses forces").
дерзнет: dénote à la fois l'insolence, l'audace et l'impertinence, c'est pourquoi j'ai choisi de le rendre par 'provoquer' (au sens de "provoquer quelqu'un en duel"). J'ai aussi inversé les deux parties du dernier vers.