Lorsqu’on imagine l’université, c’est avec un brin de déférence face à une institution apparaissant d’abord comme prestigieuse et pas accessible à tous. Dans l’imaginaire collectif, être professeur à la fac c’est plutôt cool, classe et bien payé. Ils ne foutent pas grand-chose, passent leur temps à écrire seuls, peuvent éventuellement aller se pavaner dans quelques médias et parfois donner quelques cours. Mais ce cliché est en fait très éloigné de la réalité.
En vérité, il y a de moins en moins d’enseignants chercheurs, les postes sont réduits à peau de chagrin dans les différents départements, ainsi que ceux du personnel administratif, et les budgets sont de plus en plus ridicules. Cela entraîne une surcharge d’activité pour ceux qui restent et récupèrent la charge de travail des postes de titulaires supprimés. Dans le même temps, le nombre d’étudiants augmente. Pour pallier le manque de main d’œuvre, les administratifs sont embauchés en CDD et les enseignements en licence sont principalement assurés par des précaires doctorantes ou doctorants (souvent non financés) ou docteurs sans postes, non titulaires, ATER (attachés temporaires d’enseignement et de recherche) ou vacataires.
Le site de « l’université ouverte » nous donne les chiffres accablants concernant les baisses de recrutement : – 27% pour les chargé·es de recherche entre 2008 et 2016 , -36% pour les maîtres et maîtresses de conférences entre 2012 et 2018, – 40% pour les professeur·es des universités et des ingénieur·es de recherche -44% entre 2008 et 2016 (1). Concernant des universités qui courtisent le fameux « classement de Shanghai », ne trouve-t-on pas un certain paradoxe à vouloir « rayonner à l’international » dans ces conditions ?
Perdue entre boulots sous-payés et tâches non-payées
Concrètement, faire un doctorat non financé pour moi, cette année, revient à travailler gratuitement sur ma thèse, évidement avec des exigences qui restent toujours les mêmes, et en même temps cumuler deux boulots qui me demandent d’assurer des responsabilités importantes dans les institutions publiques de l’éducation : Éducation nationale, et Enseignement supérieur.
Je cumule deux emplois qui me font voguer d’un jour à l’autre entre les élèves du lycée professionnel auto, moto, électricité, et ceux de l’université avec les travaux dirigés (TD) d’ethnomusicologie. Mes semaines filent entre des préparations de cours, lectures de texte, corrections de copies. Au lycée, il s’agit de porter attention à la vie des élèves, entre ouvertures du portail, récréation, gestion des retards et absences, mais aussi des exclus de cours. Tout cela cumulé au travail de doctorante, qui m’astreint à la participation aux séminaires, à l’avancée de la thèse, à la pratique du terrain, ou encore à la rédaction d’un article, toujours non payé, cela va de soi. Ces enchaînements ont de quoi faire perdre un peu la tête, ils demandent aussi de s’adapter à chaque fois à des codes et usages sociaux différents, d’adopter des postures différentes suivant les différents métiers et moments de la journée ou de la semaine.
Ces expériences sont toutes extrêmement enrichissantes et intéressantes, mais aussi difficiles, car je ne suis formée à aucun des deux métiers, hormis à celui d’élève. Pourtant ils sont complexes, et me conduisent à exercer des responsabilités, où je dois transmettre, apprendre des choses et accompagner des jeunes. J’ai vraiment envie d’éviter les erreurs. Mais ce n’est pas toujours évident sans outils, sans l’accompagnement nécessaire. Parfois je me sens un peu démunie dans ce rôle, dans la mesure où je me considère tout aussi jeune et en formation qu’eux.
Privilégiée parmi les précaires
Être vacataire c’est donc donner des cours avec un contrat cours ne donnant aucun droit social (chômage, retraite, congé maladie, congé maternité, congés payés). J’ai bientôt fini les TD du premier semestre et je n’ai toujours pas signé de contrat. Nous sommes payés en dessous du smic, et acceptons également de recevoir cet argent des mois plus tard : « Les retards de paiement fluctuent entre une journée et 1440 jours (soit plus de 3 ans et 11 mois) après la fin du service, avec une médiane à 241 jours (8 mois), d’après le Ministère de l’Enseignement Supérieur de la Recherche et de l’Innovation (enquête sur les délais de paiement des vacataires dans 48 établissements, 6 février 2017) » (2).
Doctorante, avec deux boulots, mes parents doivent encore m’aider financièrement. Et je me considère encore comme chanceuse et privilégiée dans cette situation. Je gagne un smic à mi-temps en tant qu’AED, et attends de recevoir un jour l’argent de la fac pour les TD, et peut-être obtenir un financement pour ma recherche doctorale.
Et si on arrêtait tous de travailler gratuitement pour la fac ? L’institution fonctionne sur le dévouement des doctorants, qui ne peuvent dire non aux propositions d’enseignements et autres travaux non rémunérés, s’ils veulent pouvoir avancer, obtenir leur diplôme, puis, une fois le diplôme obtenu, pouvoir être un jour titulaires. Cette forme de chantage a un pouvoir démesuré, et on s’y engouffre, plutôt conscients pourtant. Masos dans un monde de masos ? Vie de cumuls et d’enchaînements jusqu’à l’absurde. Jeune femme blanche issue de la « classe moyenne », je peux maintenant dire : je suis diplômée à bac+5, je travaille plus de 35h par semaine, et pourtant je suis précaire, mais privilégiée parmi les précaires. Est-ce normal ? Est-ce acceptable ? Surtout quand il s’agit de travailler pour l’éducation publique de nos enfants, de nos étudiants….
Par La Grande Timonière.
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Notes de bas de page :
1 et 2 : Chiffres et données récupérées sur le site « Université Ouverte » : https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche/
Un article sur la possibilité "d'importer" la pédagogie Freinet à l'université : https://aggiornamento.hypotheses.org/4461
