Je suis hétéropoétesse. Sa carte de visite un soir d’été. Silence comptoir. Pas que les porteurs de couilles qui sont poètes et hétéros. Moi aussi, j'ai des choses à mettre sur la table. Elle en tenait une bonne. Comme quasiment tous les soirs. Une belle femme avec des yeux glaçants. Et habités par tous ses fantômes. Elle picolait comme un trou. Sans jamais réussir à combler le vide en elle. Son regard était dur, difficile à soutenir. Elle restait souvent jusqu’à la fermeture. Plusieurs fois, la seule femme parmi nous les glues de comptoir. Elle aimait et détestait les hommes. Toujours entre séduction et haine. Des yeux colère bleus nuit.
Des années à la côtoyer. Comme d’autres, des hommes et des femmes, je l’évitais le plus possible. Surtout ne pas rester trop longtemps près de son regard. L’impression de se trouver au bord de deux gouffres. J’ai rarement croisé des yeux comme les siens. Même quand elle souriait, la nuit restait entre ses paupières. Tu m’en remets une autre. Non. Pourquoi ? T’as déjà assez bu. Elle commençait alors à dégoupiller. Le patron et les habitués faisaient la sourde oreille. Elle finissait par claquer la porte.
Grande élégance masculine autour d'elle. Pas de gros bourrins. Des hommes conscients de sa fêlure et fragilité. Le constatant chaque fois que je passais dans ce rade. Parfois, l’un ou l’autre la raccompagnait jusqu’à son domicile. Toi, tu veux que me baiser. Arrête ton baratin. Tu veux juste me coller dans ton pieu. Mais pas n’importe qui va toucher mon cul. Faut être à la hauteur. De temps en temps, elle jetait son dévolu sur l’un des habitués. Parfois très lourdement. Aucun des hommes du bar n’a profité de la situation. En tout cas que je sache. Élégance ou trouille ?
Très différente des pochetronnes et des pochetrons habituels. Certes tous et toutes avec des blessures en bandoulière. L’humour et les rires aux éclats en guise de camouflage. Ils et elles aimantés par le même comptoir de quartier. Surtout des ils. Fidèles au rendez-vous des chairs blessés. Mais elle tranchait dans l’aréopage vertical et éthylisé. Rien ne semblait pouvoir la consoler. Ni la faire rire. Elle ne quittait jamais ses ombres. Griffée en permanence sous sa peau. L’impression qu’elle était déjà morte. Juste son enveloppe en transit.
Qu’avait-elle vécu avant son suicide lent ? Je ne l’ai jamais su. Sans aucun un traumatisme jamais dépassé. Le trimballant partout avec elle. J’ai juste appris qu’elle était enseignante. Un boulot qui ne l’enchantait plus. Entre deux conversations, j’ai cru comprendre qu’elle avait tâté de la peinture. En plus d’être prof d’Art plastique en lycée. Réellement peintre ou mythomanie de bar ? Peu importe. Ce qui comptait c’était sa présence. Solitude parmi d'autres.
Aujourd’hui pensionnaire d'un Ehpad. Avec interdiction de sortir seule. Elle aurait oublié son nom. Ne reconnaissant plus personne. Se souvient-elle de ce qui l’avait bouffé toute son existence ? Espérant que sa maladie lui offrira un répit. La débarrassant de son boulet sur la dernière ligne droite. Dans un établissement proche de son bar de quartier. Elle y finira son histoire. L’histoire d’une désormais absente. Ses yeux dans le vague. Vivant dans une chambre numérotée. Avec vue sur la ville de ses derniers pas.
Son regard bleu nuit à une fenêtre ?