Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

1401 Billets

0 Édition

Billet de blog 1 juin 2023

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Cache d'ombre

La peur rétrécit. De plus en plus. Au fur et à mesure qu’elle prend de l’altitude. Un voyage pour quelle destination  ? La fuite. Passer de l’autre côté des montagnes. Et de tous les murs d'ici.  Semer de nouvelles traces ailleurs. Le voyage sera long. Mais elle sait être patiente. Se déguiser en petite fille d’absence et de silence. Elle a l’habitude. Protégée par son corps d'ombre.

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

          La peur rétrécit. De plus en plus. Au fur et à mesure qu’elle prend de l’altitude. Un voyage pour quelle destination  ? La fuite. Passer de l’autre côté des montagnes. Et de tous les murs d'ici.  Semer de nouvelles traces ailleurs. Le voyage sera long. Mais elle sait être patiente. Se déguiser en petite fille d’absence et de silence. Elle a l’habitude. Personne n’est au courant de sa transformation. Tout le monde croit qu’elle est une petite fille de neuf ans. Très obéissante. Celle qu’on voit passer silencieuse.  Souvent seule. Une petite fille du village. Plus entièrement d'ici. Elle a quitté son corps. Changer de maison.

        Pour habiter son ombre. Celle qui s’étale habituellement derrière elle sur le trottoir ? Non. Une ombre complètement détachée de son corps. Elle n’a pas besoin de la lumière du soleil pour apparaître. Présente même au cœur de la nuit. Parfois, elle marche devant. Fière et sûre d’elle. Lui ouvrant le chemin de tous les horizons. D’autres fois, elle se trouve derrière ou sur le côté. Marchant le regard toujours droit. Pas un homme ne pourra demander à une ombre de baisser les yeux. Ni de trembler en croisant le canon d’une arme. Les bombes ne peuvent pas non plus l’atteindre. Elle marche. Petite fille inatteignable. Ultra protégée de la folie des hommes. Dans son abri mobile.

      Qui sont ses ennemis ? Elle en connaît certains. Ils ne sont jamais loin. Elle croise la plupart d’entre eux chaque jour. Des hommes, jeunes ou vieux, qui font baisser les yeux d’une petite fille. Même sans la regarder. C’est devenu un réflexe. Ils marchent en vainqueur. Sans se douter qu’une ombre vient de leur jeter un regard chargé de mépris. Des yeux debout. Quelques garçons de son âge imitent le regard des pères et des grands frères. Avec eux, elle résiste. Une des rares petites filles dans ce cas. Les autres ont fini peu à peu à peu par baisser la tête. Parfois même devant des plus jeunes garçons qu’elles. Comme anticipant leurs futures relations avec les hommes.  Se préparant à endosser leur rôle programmé. Ses ennemis vivent dans son village ou aux alentours. Deux se trouvent sous le même toit qu'elle.

         Son oncle. Le jeune frère de sa mère. Il ne cesse de lui hurler dessus et de la menacer. Parfois la secouant par les épaules en lui demandant de se taire. Alors qu’elle n’a même pas ouvert la bouche. Un homme au visage toujours ruisselant de sueur. Il marche avec une canne. Baisse la tête quand je te parle ! Elle esquisse chaque fois un sourire. Juste le temps qu’il le voit. Son vrai sourire, très large, s’épanouit sur le visage de l’ombre. Aucune gifle ne pourra l’effacer. Son sourire de combat. Son oncle parle fort. Elle continue de sourire. L’homme rouge de colère, les bras tournant comme des moulinets, ne lui fait pas peur. Même plus fort qu’elle, c’est un faible. Jamais il ne la dominera. Moins dangereux que l’autre ennemi à domicile. Une femme.

     Sa mère au visage de nuit. Bien longtemps que le jour ne s’est plus levé dans ses paupières. A quel âge son regard s’est-il complètement éteint ? Avant de mettre un enfant au monde ou après ? Sans doute envahie par la nuit dès son plus jeune âge. Parfois, elle dévisage sa mère, essayer de retrouver des miettes de lumière. Comme des étoiles mortes entre ses paupières. En vain. Elle voudrait que sa fille lui ressemble. Effacer de la chair de sa chair toute lumière. Pourquoi ? Sans doute pour la protéger. Qu’elle devienne à son tour un visage de nuit. Pour finir par se dissoudre en un silence à ciel ouvert. Pas meilleure protection que d’être la moins présente possible. Ne sortant de son absence que quand on l’appelle. La mère pense être parvenue à éteindre les yeux de sa fille. Juste un bon camouflage. La lumière de son regard a migré vers l’ombre. Irréductible.

        Des ennemis venus d’ailleurs. Elle ne les voit jamais. Mais elle en entend souvent parler. Des ennemis présents dans les mots des adultes. Ils en parlent toujours à mi-voix comme par peur de les faire apparaître en les nommant. Des ennemis sans visage. Ils ne font pas baisser les yeux que des petites filles et des femmes. Même les hommes en ont peur. Surtout quand des bruits de moteur traversent le ciel. À ce moment-là, les hommes marchent ou courent avec la tête baissée. La peur au ventre. Elle court aussi pour aller se cacher. Tout le village, la ville d’à côté, tout le pays baisse la tête. Pour aller se terrer. Au pays des rats. Attendre la fin de l’alerte. En espérant ne pas finir sous des tonnes de gravats. Sous terre, les yeux tous à la même hauteur.

      La peur n’est même plus un point minuscule. Elle a disparu. Plus ancrée dans son ventre. Elle a réussi à s’enfuir. Traverser la frontière. Pour aller au pays où personne ne baisse les yeux. Où se trouve-t-il ? Elle ne sait pas. Elle sait juste qu’il existe. Un lieu où tous les regards sont à la même hauteur. Même si tu es une petite fille ou une femme. Sans doute que sa mère, ses sœurs, ses copines, aimeraient aussi s’y rendre. Partir avec elle. Son père aimerait bien être du voyage. Quelques jours auparavant, elle l’avait observé en coin. Apeuré après la chute d’un missile ayant détruit une ferme. Il fixait le sol. Même les hommes pouvaient aussi baisser les yeux. Quand ils sont torturés, sous les bombes, subissant la famine… Et écrasés d’une autre façon dans des pays en paix. Mais la souffrance est différente entre une femme et un homme. Pas la même depuis la naissance de l'humanité.

      Son regard à elle ne pèse rien sur la balance. Comme celui de sa mère et d’autres femmes. Dans on pays et partout sur la surface du globe. Nul besoin de mot pour lui expliquer que la douleur des femmes est double. Partout où l’une d’elles souffre. Elle l’a compris dans sa chair. Et en regardant autour d’elle. Les petites filles naissent le plus souvent avec nombre de fils invisibles. Comme les garçons, elles apprennent à marcher. Mais avec une grande différence. Les garçons ne sont pas nés avec des fils invisibles. À un moment, ils peuvent décider de leur chemin. Contrairement aux petites filles comme elle. Toujours une main pour tirer sur les fils. Voilà pourquoi elle a décidé de fuir. Plusieurs fois par jour.

          Les yeux levés, haut, plus haut encore. Comme en ce moment. Elle sourit. Un large sourire sur le visage d'une petite fille. Elle  est sortie de son corps d'ombre. Chaque fois, un exploit. Très difficile de couper des fils invisibles. Pour les remplacer par des ailes.

        Empruntées à un oiseau de passage.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.