
Chaque nouvelle année est un début de mois. Rien de nouveau pour elle. La même course, jour après jour. Bouger pour ne pas tomber. Et entraîner sa fille dans la chute d’une battante solitaire. Demander de l’aide ? Sa seule famille était sa mère, morte quelques semaines avant ses vingt ans. Des amis ? Elle en a deux ou trois. Mais l’orgueil ne l'autorise pas à confier sa course solitaire qui bouffe son histoire de femme. Du mépris pour les fêteurs de la nouvelle année ? Pas du tout. Étudiante, elle adorait ce moment. Désormais, elle préfère garder son fric et l’énergie pour Noël. Que sa fille soit comme toutes les autres filles de son école.
Que conserve-t-elle de son enfance ? Un sourire réflexe. L’héritage d’un amour protecteur. Ses deux ailes, qui l’aident aujourd’hui à voleter d’un geste à l’autre, ont germé dans le cœur d’une mère. Elle lui a tout donné. Tous ses gestes dédiés à sa fille. La protégeant autant qu’elle pouvait. « Le regard de ma fille m’aide à me lever tous les matins. Sans elle, je serai déjà au fond du trou. Pas celui de la dépression. Le vrai trou.». Sa mère parlait au téléphone. Une conversation entendue par une petite fille et très vite oubliée. Avant de remonter à la surface quand sa mère fut dans le vrai trou. Léguant à sa fille deux ailes et un sourire. Une enfance à l’abri des intempéries.
Des semaines pleines. Une de ses collègues a tenté de le lui expliquer. Elle n’a jamais compris. Pour elle, toutes les semaines sont pleines. Même le dimanche. Une femme pleine de gestes, du réveil au coucher. Parfois, même la nuit en est pleine ; un rappel de ce qu’elle ne devait pas oublier, ou le cauchemar d’un geste-erreur entraînant la faillite d’une mère avec sa fille. Au lever, des listes sur la table de la cuisine. Penser à et Ne pas oublier sont ses deux saisons de plus au calendrier. Sans la moindre plainte. Elle arbore toujours un sourire cache-misère en public. Consciente que sa dignité est essentielle. Un sourire encore plus large devant sa fille.
Reproduire. Un terme qu’elle a souvent entendu à la radio et lu dans des livres. Une dévoreuse de littérature et d’essais. La radio peuple ses nombreuses insomnies. Le reste de ses forces, après sa journée pleine de gestes, est consacré à essayer de comprendre. « Des conneries de psy, tout ça. Quand on veut, on ne reproduit pas. D’autant plus quand on le sait et on en a conscience. Si tu vois qu’un chemin est dangereux, tu en prends un autre. C’est aussi simple que ça. Pas besoin de se branler le cerveau.». Sa réponse à une copine de la fac évoquant les reproductions transmise de génération en génération. Jamais, elle ne pourrait vivre ce qu’a vécu sa mère. Pourquoi ? Parce qu’elle s’était prémunie contre. Quel était son bouclier. Le savoir et la culture.
Avant de tomber enceinte. Une belle histoire et une la promesse d’une existence pleine de projets. Pour finir dans la peau d’une femme plaquée un mois avant l’accouchement. Son compagnon était parti vivre à l’étranger. Un adieu en quelques lettres sur un écran de Smartphone. Elle l’avait harcelé jusqu’à obtenir une réponse : le numéro de votre correspondant a changé. Parti sans laisser même un nom à leur fille. Contrairement à son père à elle. «Je veux pas vivre avec toi. Et je pourrais pas être un bon père. Je préfère me barrer que faire des dégâts avec ma présence. Cherche pas à recontacter. ». Il lui avait dit ça, les yeux dans les yeux. Sa mère avait vu un dos s’éloigner dans la rue. Dernière fois qu’ils se voyaient et se parlaient. Elle s’était retournée. Une petite fille dormait dans sa chambre. Elle s’était laissé tomber sur le canapé. Une clope plus une autre. Avec une seule question. Comment garder leur toit sur la tête ?
Autre corps, même question au quotidien, trente et un an après sa naissance. Sa tête aussi pleine que sa semaine. Comme sa mère l’ayant élevée sous son toit, jusqu’à ses dix-huit ans. Pour partir, le corps usé par la peur du lendemain et la fumée de son seul geste évasion ; si heureuse de voir sa fille « s’en sortir ». Une expression qu’elle employait sans se douter qu’elle insupportait sa fille. S’en sortir, s’en sortir… Elle regardait le ventre de sa mère. Le lieu d’où elle était sortie. Leur première victoire à toutes les deux. L’une avait poussé, l’autre hurlé et décidé d’être là. Présente au monde. Elle s’en était déjà sortie. Le bac, la fac, le petit copain… Tout ça devrait être normal pour toutes et tous. L’héritage pour tous après s’être sortie du ventre maternel.
Très vite, elle a compris que naître libre et égaux en droit était une formule creuse. Comme une espèce de slogan de pub. Ça rassure et ne mange pas de pain. Certains et certaines, quelle que soit leur position sociale, y croient sincèrement. D’autres ne l’utilisent que parce que c’est une formule incritiquable et permettant de conserver le pouvoir ou de le conquérir. Qui sont ces derniers ? Des commerciaux et cadres de la République travaillant souvent en free-lance pour une poignée de milliardaires dans les coulisses d’une vaste salle de spectacle ; avant le lever de rideau, trois coups de bâtons : Liberté Égalité Fraternité. La conscience d’une enfant qui s'est transformée en colère. Comme sa mère ? Non. Sa colère a des mots dont elle sait se servir. Mais elle est tout aussi impuissante face à la réalité.
L’année ne s’arrête jamais pour elle. Comme pour la majorité de celles et ceux aux semaines pleines de gestes pour ne pas tomber. Parmi ces actes quotidiens de survie, des gestes d’amour et de tendresse. Comme sa mère, elle jouit de temps en temps dans les bras d’un homme ou une femme. Toujours très vite, jamais à domicile. Une jouissance express entre deux gestes pour conserve un toit sur sa tête. Et surtout que sa fille ne manque de rien. Avec l’espoir chevillé au cœur, beaucoup plus qu’un espoir ; le combat d’une résistante pour que la chair de sa chair soit libérée d'un boulet moins visible que les autres. Elle résistera jusqu’à son dernier geste et souffle. Pour que sa fille ne devienne pas une photocopie de sa mère, de sa grand-mère, et de tant d’autres femmes partout sur la planète, : une chair à gestes mécaniques de survie. Comme nombre d'hommes exploités par des dominants de toutes les couleurs. Les femmes écrasées: double peine. Sa fille n’est pas rien et ne sera jamais rien.
Comment y parvenir ? Elle y a longuement pensé. Une réflexion très poussée. Pour ne pas faire comme sa propre mère qui a fait ce qu’elle a pu, en ne lui a légué que sa colère. Certes enrobée dans ce qui, même si ça l’agaçait quand elle était jeune, un amour et un sourire l’ayant, malgré tout, protégé donné une part de confiance irréductible, et empêché de s’effondrer. Nulle intention de laisser à sa fille, dans son sillage de femme et de mère, une colère sans mode d’emploi à sa fille. Une mère refusant que sa fille ne reproduise la soumission maternelle. Ni celle de sa grand-mère, ni la "mèrepétuation" - un néologisme né une nuit d'insomnie- de sa mère. Sans pour autant perdre l’amour et le sourire. Elle a trouvé une solution pour laisser son héritage. Avec ses petits moyens. Elle n’offrira pas un toit sur la tête. Ni du fric sur un compte. Un toit sous la peau ? .
Laisser un « cahier de gestes » à sa fille. Elle lui transmettra à sa majorité. Dix-huit ans : l’ âge où l’on peut voter, conduire une voiture, entrer dans un casino, se présenter aux élections… Elle veut y rajouter ses mots à elle. Des conseils ? Non, se dit-elle. Bien qu’elle sache au fond d’elle que ce genre d’écrits, sans l’afficher d’emblée, proposent des conseils en filigrane. Quelle sera la forme des textes ? Un cahier rédigé en deux parties. L’une sera autobiographique : petite fille, ado, mère. Et la seconde avec des réflexions et des interrogations plus ou moins liées à l’actualité. De temps en temps, un poème ou des aphorismes. Le tout rédigé sur papier et écran. Avec de nombreux liens, des références, et une bibliographie dans les dernières pages. Le miroir d’une trajectoire de femme lucide. Avec toutes ses ombres et lumières. Une vie de joies et de doutes.
Un acte bien pensé. Pour faire barrage à la reproduction ? Entre autres. « Pas de fric, ni de biens. Mais quand même un héritage à laisser. Des gestes du passé, du présent, des rêves, des espoirs... Ma fille en fera ce qu’elle voudra ou pourra. Autant dans la merde que tous les héritiers et héritières du monde. Certains legs enferment autant qu’ils libèrent. Aux héritiers d’en faire ce qu’ils veulent et peuvent. Aux légataires de laisser des ailes et le plus de beauté possible derrière leur histoire. Essayer d’offrir en partant une fenêtre sur le monde et les autres. Je ne sais pas si je vais y parvenir. Plus à moi de le dire.». Sa réponse à la question d’une collègue, la voyant toujours griffonner un cahier à la moindre pause. Depuis douze ans, elle est femme de ménage dans une cantine scolaire. Pas n’importe laquelle. Dans son école maternelle.
Faut bien bouffer et payer son loyer, disait quelques fois sa mère. Toujours avec un sourire jamais fané, contrairement à ses poumons. Sa fille ne le dit jamais. C’est intériorisé. Nombre de points en commun entre des deux femmes. Une mère et une grand-mère. Sans cesser d’être femme. Même si elles restent des « riennes » dans certains regards de biais ou de haut. La nouvelle année n'efface pas le mépris au quotidien. Les bulles dans les flutes ne change pas le monde. Avec toutefois une grande différence entre les deux femmes.
Des signes en héritage.
NB : Une fiction inspirée des gestes de Marie, Fatima, Mohamed, François, et les autres....