
« Raconte pas ta vie, dis bonjour à la dame
Redresse ton képi, sois poli avec ta femme.»
Bernard Lavilliers
Pas le souvenir d’avoir lu un de tes textes qui soit si désespéré, désespérant. Cette phrase d’un vieux copain l’a déstabilisé. Pourquoi m’écrit-il ça ? Il a relu plusieurs fois. Aussitôt ouverture de la boîte à gamberge et culpabilisations- pourquoi en effet rajouter sa couche de sombre au flux et reflux de mélasse contemporaine ? Pas assez pourri ce début de siècle ? Raconte pas la nuit du monde ni celle sous ta peau. Fais un effort ; trouve un beau lever de soleil, une belle histoire d’amour qui finit bien, un rêve réalisé, une promesse tenue, un superbe coucher de soleil, un réveil joyeux avec vue sur l'avenir… Suffit de faire un effort pour extraire au moins un peu de beauté de la noirceur de ce début de siècle... Tu le fais exprès ou quoi ? Pourquoi mettre des casseroles à la beauté ?
Il s’en veut de ne pouvoir proposer de l’optimisme et de la joie de vivre. Toutefois de temps en temps, au détour d’une phrase ou d’un chapitre, quelques rares miettes d’espoir vite picorées par des oiseaux de malheur. Loin d’être un hasard si le message de son vieux pote l’a déstabilisé ; c’est lui qui avait tapé à deux doigts son roman de jeunesse (l’année de ses dix-huit ans) sur une vieille machine à écrire. Un texte très mauvais, mais le premier manuscrit ou tapuscrit comme rectifieraient les puristes du bon mot à la bonne place – des casse- co(q)uilles se marrait une de ses copines correctrices ? La remarque sur son texte le replongea dans une boite de prod télé.
Le roman noir, ça ne va pas durer. C’est une toute petite niche et un effet de mode qui va très vite être effacé. Contrairement à la comédie ou des sketchs et stand up. C’est ce qui marche le mieux. Et, depuis la nuit du temps des histoires à raconter, ça dure et il y a une demande. On y revient toujours. Surtout dans les mauvaises périodes comme aujourd’hui. Vos trucs trop glauques, le social et tout ça, personne n’en voudra à l’image. Et puis pour être franc, on s’en fout des précaires, pas très sexy et banal ; sauf si vous faites marrer avec les soucis des pauvres. À notre époque, on a envie de se divertir et de rire. Et c’est tout à fait normal et compréhensible. Vous et certains de vos collègues, on a l’impression que vous méprisez le rire. Que les trucs à prise de thèse ayant crédit à vos yeux. Que le malheur du monde qui soit digne d'intérêt. Rire n’est pas du tout synonyme de bêtise. Mais de vitalité et d’espoir. Un beau cadeau pour l'autre et son époque. C’étaient les propos de plusieurs producteurs, assis autour d’une table, l’exhortant à aller dans le sens du rire. Prêts à investir sur son « potentiel comique ». Je vais essayer, leur a-t-il répondu. Pourquoi pas créer un personnage drôle récurent dans une série drôlatique. Puis il est sorti dans la rue. Retour en métro et bus. Dehors, la fin du siècle.
Vas-y, ponds une comédie, l’exhorta le frigo vide. Il le referma et s'assit sur son canapé.Le frigo a raison, rajoutèrent en écho les loyers impayés et autres ardoises. Il s’est mis au clavier et a essayé de mettre du rire dans son pire. En vain. Faire rire lors d’un repas ou au coin du comptoir n’a rien à voir avec un texte de roman ou un scénario pour générer des images télé ou ciné. Un vrai métier qu’il ne maîtrisait pas. Incapable aussi de répondre à une commande de pièce de radio dans le registre « comédie noire ». Déçu de ne pas y parvenir, car il pense qu’une bonne comédie peut aussi évoquer les petites et grandes noirceurs, toutes sortes d’interrogations essentielles de nos existences, et donner des nouvelles de l’état de notre monde. Mais rien à faire. C’est comme ça, renonça-t-il. Au grand dam du frigo rêvant d’être moins désert. Conscient que la comédie n'était pas une des cordes de son arc à fiction. Ni le thriller gore ou l'érotisme. Mais le clavier peut réserver des surprises. Affaire à suivre...
Les écrivains volent la réalité, détruisent leur famille, tous leurs proches, après avoir au préalablement sucés leur intime jusqu’à la moelle, et ils finissent comme « pute à mots » derrière une table de salon du livre à dédicacer leurs bouquins en gueulant « il est beau, c’est le plus beau de tous, vous pouvez toucher, il est beau mon cul de couverture. Cette phrase, écrite à vingt ans, était restée au fond d'un tiroir. Pourquoi une telle colère frisant la haine des autres et de soi ? En partie le désir fébrile et sûrement pathétique d’en être, ça ou rien, passer de l’autre côté, tout en sachant être complètement hors du circuit littéraire, et en même temps incapable de s’imaginer vivre sans écrire. Sans doute d’autres raisons mêlées. Avec le recul, même si ça peut paraître prétentieux et pathétique ; l’écriture était vitale pour le jeune type avec un carnet de maladresses. Et des livres en attente au bout des doigts. Sans l'écriture et quelques rencontres, il aurait fini par mal finir, sans doute vite, ou finir longtemps, mais vide. Écrire, ce n'est pas un métier. Fallait donc trouver un boulot alimentaire.
Pourquoi tu ne deviendrais pas prof de français, t’as toutes les vacances scolaires pour écrire. Y a plein de profs qui écrivent. En plus, le Français, c'est ta matière préférée. Les conseilleurs inquiets de son avenir avaient raison. Cependant, comme pour la comédie, il n’était pas du tout doué pour les études arrêtées à dix-sept ans. Préférant se nourrir en solitaire dans les livres de la bibliothèque municipale. Et tout le savoir glané au fil des rencontres. Écrire nourrit son chagrin, sa colère, ses frustrations, ses joies, ses doutes, et tout le reste, mais ne nourrit pas son homme et sa femme. Fallait donc trouver un boulot alimentaire. Pas le seul parmi les jeunes de sa génération et des précédentes, sans diplôme, a devoir écumer les jobs. Dont celui de vendeur de bagnole, alors qu’il ne savait pas conduire et n’a toujours pas le permis. Expériences humaines alimentant aussi ses textes en cours. De la plage horaire pour manger à la page d’écriture.
Certains événements l'ont secoué plus profondément qu'il n'aurait pu imaginer. Erreur de penser s'être bien blindé. Persuadé de bien tenir le gouvernail de sa trajectoire. Le blindage ayant fondu après quelques visites de funérariums. Dont celui où se défila à perpétuité son frangin de sens ; il lui laissa en héritage son humour noir, son désespoir, ses blagues en yiddish, Born to lose de Johnny Thunders, une dernière conversation où toutes les religions ont pris cher. Puis dans la foulée du funérarium ; il se prit une humiliation ( du pipi de chaton au regard des vraies douleurs du siècle) et quelques petites claques inhérentes à toutes les existences. Mis bout à bout, tous ces événements, du plus anodin au plus grave, ont commencé à l’entourer d’une ceinture invisible. Sans douleur ni empêchement d’être. Juste une présence innommable autour de lui. Incontournable.
Depuis, il constate des retours d’un certain passé qui vient frapper à sa porte. Colères, montées de haine contre le monde, de soi, du No Future réchauffé, pourquoi le soleil attend un milliard d’années avant de tous nous fumer de suite… C’étaient les restes de douleurs d’un ado lucide qui en avait eu gros sur la patate. À raison. Le regard lucide sur l’arnaque en cours- des gentils et méchants sur le marché de la duperie-qui perdure, encore plus performant de nos jours à tu et à toi – adepte lui aussi du tutoiement express- et tous et toutes si cooleees. Des décennies à se tenir en laisse sur un clavier et en alpinisme - les seuls moments où il n'avait pas peur de lui, à l'abri de la colère et de la haine de son être l’ayant si souvent invité à l’autodestruction. Réussissant à donner le change derrière un sourire et l'humour. Tout ça pour revenir encore à ça, soupire-t-il. Déçu et inquiet.
Pourtant pas la première fois que ce genre de retour de démons lui arrive. Chaque fois, il est déstabilisé. Les fils de son histoire, remis à nu, vont-ils le faire encore disjoncter ? Persuadé que, plus il vieillirait, moins ses ombres referaient surface. Ce qui était vrai en partie ; les nuages sombres revenaient de plus en plus rarement. Comme pour chaque individu, toutes les émotions, les sentiments et ressentiments du passé, étaient toujours présents sous la peau. Et quoi qu’on fasse, auteur, boulanger, prof, chômeur, ministre, ouvrier… ; la colère et les petites et grandes haines sont toujours à l’affût. Reprenant du service à la moindre fragilité dans une histoire pour s’engouffrer dans la brèche et essayer de reprendre les rênes. Avec toutefois une grande différence au fil du temps et des « fouillages de soi ». Laquelle ?
La possibilité de les nommer et les regarder droit dans les yeux. Mesdames et messieurs Colère, Violence, Haine, Frustrations, Échecs, Obsession, Connerie, Manque totale de confiance en soi, Trouilles en tout genre, on peut s’asseoir un instant et parler. Qu’est-ce qu’ils et elles sont bavardes. Toujours à vouloir avoir le dernier mot, même s’il est de mauvaise foi. Des conversations dans tous les sens. Chacune et chacun accrochés à ses certitudes. Comme nombre de débats de notre époque où l'argument de l'autre n'est qu'un mur pour faire rebondir ses arguments. Moi je, moi je... Puis d’un seul coup, plus personne ; toutes et tous avalés par le silence. Jusqu’à leur retour un jour. Une conversation qui a duré très longtemps. Dehors, l’aube se pointe.
Le radio-réveil sonne. Il ouvre le chantier du monde et de la journée. Les nouvelles de la planète mêlées à son corps encore engourdi par le sommeil. Comment ça va ? Toujours vivant, souriait un vieux voisin de son enfance. Une bonne réponse pour sortir de sous la couette. Et se glisser dans le lit du jour.
Pour nourrir son histoire.
NB : Extrait d’un chantier d’écriture de « fictioréalités » ré-ouvert à la lecture de la remarque du vieux copain ... Sans doute a-t-il raison. Faire dans le moins désespéré-désespérant ?
Et voici la suite de « Junkie »