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Billet de blog 3 janv. 2023

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Terminus supermarché

Elle sort de chez elle comme d'autres montent sur scène.Toujours très élégante.Jamais sans son rouge à rêves, comme disait sa petite-fille. La gamine est partie vivre à l’étranger avec sa mère. C’était son rayon de soleil à domicile chaque mercredi. De grands moments de complicité. Avec toujours la hantise que sa petite-fille découvre son secret. Malgré ses précautions.

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Illustration 1
© Marianne A


                     Elle sort de chez elle comme d'autres montent sur scène. Toujours très élégante. Jamais, sans son rouge à rêves, comme disait sa petite-fille. Bien longtemps qu’elle ne l’a pas vue. Depuis le divorce de ses parents. La gamine est partie vivre à l’étranger avec sa mère. C’était son rayon de soleil à domicile chaque mercredi. Quelques fois, elle venait passer le week-end. Elles regardaient ensemble la série « Plus Belle la vie ». Toutes les deux avaient ri aux éclats du lapsus de la grand-mère: «Poubelle la vie.» De très grands moments de complicité. Avec toujours la hantise que sa petite-fille découvre son secret. Malgré toutes ses précautions.

Personne n’est au courant. Même son fils ne le sait pas. De toute façon, il la visite de moins en moins souvent. « L’essence, c’est devenu vraiment hors de prix. ». Elle ne lui en veut pas. Sa situation  n'est pas facile. Chaque visite à sa mère est comptabilisée à la station-service. Il a compensé par le téléphone. Pas elle. Une femme peu loquace. Préférant la langue des yeux et des mains. Souvent en conversation muette avec sa petite fille en photo.

« Quelle robe ? Elle s'approche de la fenêtre et lève lentement les yeux. Ses vêtements sont toujours assortis à la météo du jour. Aujourd’hui, une robe grand bleu. Je suis une femme de saison, sourit-elle en se maquillant. Un sourire de 82 printemps. Dernier coup d’œil au miroir de la salle de bains. Impeccable, se félicite-t-elle. Seule entaille à son élégance : une paire de tennis aux pieds. Ses talons uniquement pour les sorties de proximité.

Elle referme la porte. Sur le palier se trouve on chariot à roulettes et osier. Elle regarde à l’intérieur ; plusieurs fois par semaines, une main anonyme lui laisses des produits sucrés et salés. Qui ça peut-être ? Elle pense que c’est le type du rez-de-chaussée. L’avait-il vu ce matin-là quand elle a évité son regard ? Elle n’a pas la réponse. Le parfum de la voisine du troisième flotte dans l’ascenseur. Elle n’aime pas cette femme. Ni son mari. Elle les a surnommés le couple qui pète plus haut que son nombril. Qu’eux deux et un voisin du cinquième à qui elle n’adresse pas la parole. Dans cet immeuble où elle est née. Et sans doute son dernier domicile.

Deux fois par semaine, elle prend le bus. Un aller-retour d’une trentaine de km. L’arrêt de départ se trouve à trois rues du supermarché de son quartier. Elle s’y rend de moins en moins souvent. Uniquement pour les produits qu’elle ne trouve pas à l’autre magasin. Comme à chaque fois, elle détourne les yeux du salon de coiffure où elle prenait rendez-vous une fois par mois. Pourquoi vous ne venez plus, lui demanda sa coiffeuse. Une de mes nièces coiffeuse vient me les couper à la maison, répondit la retraité en s’empressant de tourner les talons. De peur que ses yeux trahissent son mensonge. Au terminus du bus, elle doit marcher encore environ un km. Avant de rejoindre le supermarché. Le vigile la gratifie d’un sourire. Elle le salue d’un rapide hochement de tête. Elle rejoint le groupe. Une trentaine de gens de tout âge attendent le top départ.

Des hommes et des femmes immobiles face à de grandes poubelles sur roulettes. « Impensable pour moi de jeter tout ça. Alors que tant de gens ne mangent pas à leur faim. Et plus qu'on ne croit. De plus en plus de retraités viennent ici. Nous mettons tous les invendus à jeter et encore consommables dans des containers à ordure propres.». Le gérant du supermarché autorise l’accès aux poubelles. En général, elles sont vidées très vite. Une opération sous l’œil de deux vigiles qui se tiennent à bonne distance. Ils n’interviennent que très rarement. La plupart de ces «clients» sont des habitués. Comme d’autres à l’intérieur du magasin. Elle remplit son cabas. Le plus possible.

Quelques nuages dans le ciel bleu du retour en bus bondé. Elle est assise face à un homme plongé dans son écran. Une femme à côté de lui lit un livre. Tous deux sans doute de retour du boulot. Comme la plupart des voyageurs. Personne ne pourrait imaginer que cette vieille femme distinguée vient de plonger la tête dans des poubelles. Au milieu d’autres tout aussi honteux que elle. Rares les paroles ou regards échangés. Tout se fait très vite. Comme une volée de moineaux sur un parking d’un supermarché de France. À une vingtaine de km du centre de la ville lumière.

De sa cuisine, elle entend du bruit. Des pas sur le palier. Elle consulte sa montre. 23H10. Qui ça peut-être à cette heure ? Elle sort de table s’approche le plus doucement possible de la porte. Des chuchotements de l'autre côté. Elle colle son œil au Judas. Incroyable. Elle n'en revient pas. Qu’est-ce qu’ils foutent là ? Le couple qui pète plus haut que son nombril. La femme se penche et glisse des produits dans le cabas. Elle reste bouche bée. C’étaient donc eux les mains anonymes. Elle se sent honteuse. Des années à les fusiller du regard sans jamais répondre à l’un de leur salut.

Elle ouvre.

_ Entrez boire un verre.

NB : Une fiction inspirée d’une photo : plusieurs vieillards la tête dans un conteneur à poubelle d’un supermarché. Fake news sur la toile ? Peut-être. Mais une réalité visible de tous et de toutes dans les rues.

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