Mouloud Akkouche
Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...
Abonné·e de Mediapart

1286 Billets

0 Édition

Billet de blog 4 janv. 2023

Mouloud Akkouche
Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...
Abonné·e de Mediapart

Les pierres voyageuses

Son nom et sa date de naissance gravés sur la pierre tombale. Accolés au patronyme de son époux mort cinq ans plus tôt. «Les pierres ne fanent jamais. Elles résistent à toutes les intempéries naturelles et humaines. Ce sont des fleurs de toutes les saisons.». De nombreux cailloux tapissent la tombe. La plupart provenant de leur jardin. Les autres déposés par des mains anonymes.

Mouloud Akkouche
Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Marianne A

 En mémoire de Philippe Lamezek

              Son nom et sa date de naissance gravés sur la pierre tombale. Accolés au patronyme de son époux mort cinq ans plus tôt. Tous les deux jours, elle venait lui rendre  visite. «  Les pierres ne fanent jamais. Elles résistent à toutes les intempéries naturelles  et humaines. Ce sont des fleurs de toutes les saisons. ». Ce qu’il lui avait quelques jours après avoir acheté une concession au cimetière. De nombreux cailloux tapissent la pierre tombale. Elle les apportait de leur jardin. Quelques-uns sont déposés par des admirateurs ; ils venaient le plus discrètement possible. De temps en temps, elle éliminait des pierres, pour laisser la place à des nouvelles. C’est dans ce cimetière que je l’ai rencontrée. Avec ses fleurs impérissables. J’avais six ans.

Mes parents et moi vivions dans la maison contiguë au cimetière. C’était en quelque sorte notre deuxième jardin. En tout cas, pour moi. Interdiction de traîner dans les rues de la ville, mais autorisation de passer du temps avec des morts. Leurs amis, les cousins, et les copains et copines de classe, trouvaient ça étrange. Voire inquiétant. Mon père, ayant peur de tout, viol, enlèvement, préférait confier sa fille à des morts. De la fenêtre, je voyais souvent cette femme descendre de sa villa à une trentaine en surplomb de la nôtre. Une bâtisse cachée derrière des arbres et une végétation peu entretenue.  Des entrées et sorties permanentes de chats. La maison des méchants...Très élégante, la vieille femme marchait le dos bien droit, comme sous une toise invisible. Toujours seule.

Un matin, je me suis approchée d’elle. «  Les cailloux, c’est comme dans le petit Poucet ? ». J’ai pointé l’index sur la pierre tombale. « Des cailloux pour qu’il retrouve son chemin dans le ciel pour revenir ici. ». Elle s’était retournée. Un large sourire sur le visage. Elle a passé la main dans sa crinière grise. « Je ne crois pas qu’il aurait eu très envie de revenir. » Je l’ai dévisagée. «Pourquoi ? «. Elle avait haussé les épaules. « Rentre à la maison ! » Le ton sec de ma mère m’avait surpris. Elle d’habitude si douce. « Ton père et moi nous ne voulons pas que tu parles à cette femme ! ». J’ai demandé quelle en était la raison. «Comment te dire ? C’est… C’est une famille de méchants. On t’expliquera un jour. Mais faut plus que tu lui parles.» J’ai acquiescé d’un signe de la tête. Avant de rentrer dans ma chambre.

J’avais obéi à mes parents. Détournant le regard en croisant la vieille femme. Au début, elle me disait « ça va, notre p’tite voisine. ». Un jour, elle a soupiré, l’air attristé, et ne m’a plus jamais salué. L’une et l’autre s’ignorant dans le petit cimetière. De temps en temps, quand elle n’était pas là ; je rajoutais un caillou : trouvé dans notre jardin, sur le chemin de l’école, ou lors de nos voyages. Au cas où il aurait changé d’avis et voulu revenir… J’ai tenu ma promesse de ne pas parler à «  la méchante » jusqu’à mes onze ans. Cinq années après notre première rencontre. Tout a basculé avec une affichette placardée dans notre quartier et à plusieurs endroits de la ville. C’est moi qui ai retrouvé le jeune chat dans la rue. Je l’ai prise dans les bras et emmené à la maison. Enfermant notre chien qui ne supportait pas un autre animal sur son territoire. J’ai appelé le numéro de téléphone.

Comme ça que je me suis retrouvée chez elle. Dans une maison sans murs. Ce fut ma première réaction en rentrant. Rares les centimètres carrés de murs visibles. Tous étaient couverts de bibliothèques débordantes de livres ou de peintures. « Mon mari était peintre.». Elle m’a invitée à m’asseoir. Tu veux un sirop ou un chocolat chaud ? ». L’un de ses autres chats se frottait à ma jambe. « C’est une famille de méchants. ». Les mots de mes parents remontèrent à la surface. Ils avaient fini par m’expliquer pourquoi. Ma mère, les yeux embués de larmes, avait du mal à s’exprimer. Première fois que j’entendais parler des « absents ». Mes parents n’avaient pas tort : cette femme et son mari avaient participé à la mort de millions de gens pendant la seconde guerre. Dont les ancêtres de ma mère. Que faire maintenant que j’étais sous le toit des méchants ?

Le chocolat fumait sur la table basse du salon. J’avais essayé de la boire cul sec pour repartir très vite. Une lame brûlante avait traversé ma gorge. «  Ne te presse pas. J’ai mon prochain cours que dans une heure. ». C’est là que j’ai appris qu’elle était musicienne. Une pianiste reconnue, mais qui avait dû interrompre sa carrière parce que… Elle s’était tu et avait tourné les yeux vers la fenêtre. Celle qui donnait sur le cimetière. « Faut que je rentre, Madame. Ma mère m’attend. ». Je m’étais levée. Elle n’a même pas eu le temps de me raccompagner que j’étais dehors. Ouf, sortie des griffes des méchants. Me promettant de ne plus mettre les pieds chez ceux qui m’avaient empêché de connaître mes grands-parents et tous mes grands-oncles. Pas que ma mère et ma mère qui m’avaient mis en garde ; les livres d’histoire aussi. Personne au courant du moment passé chez elle. Plus honteuse de la trahison que par peur de me faire engueuler.

On se croisait encore parfois au cimetière. Je répondais d’un signe de tête à ses saluts en m’éloignant très vite. Surtout ne plus lui adresser la parole. J’ai cessé de déposer des cailloux sur la tombe. Espérant qu’il ne revienne plus jamais ici… Ne jetant même pas un regard dessus en passant. Pourtant, j’ai continué le rite des « Pierres voyageuses » en les déposant sur d’autres tombes avec des fleurs et des plantes; mes pierres disparaissaient très vite. Ne lui parle pas, me disait la voix de mes parents et de tous les absents, nos proches et les millions d’autres disparus dans les camps de la mort. L’horreur vue notamment à travers un film projeté au collège. Les yeux immenses des squelettes nous fixaient derrière les barbelés… J’obéissais à la voix de la mémoire. Et en même temps très tiraillée. J’aimais bien la présence de cette vieille femme. Si loin, pour une petite fille, des squelettes sur l’écran. J’ai tenu ma parole de ne pas lui parler.

Mes parents tenaient à ce que je fasse du piano. Le rite classique des familles bourgeoises. « Je veux faire de la guitare électrique. ». J’ai cru qu’ils allaient s’étrangler. Inimaginable, surtout pour une fille, qu’elle ne pose pas ses doigts sur des touches blanches et noires. Je n’ai pas manqué de leur rappeler qu’ils écoutaient les Beatles, les Stones, Led Zeppelin, et d’autres groupes. Rajoutant que ma mère ne gardait pas un souvenir très joyeux de sa prof de piano. Ils n’ont rien voulu savoir. Ado plutôt calme, j’avais quelques bouffées de révolte. Une semaine après, je leur ai annoncé être d’accord pour apprendre le piano. Ils ont échangé un regard soulagé ; les rites familiaux ne cesseraient pas avec leur fille unique. « C’est d’accord, mais… Avec la prof de là-haut. ». Ils se sont à nouveau étranglés, pire que pour la guitare électrique. «Hors de question. ». La voix de ma mère a clos le débat. On a plus reparlé de cours de musique. J’avais gagné.

Jusqu’à une soirée avec un de leurs amis. C’était l’un des conseillers municipaux, très militant et investi dans plusieurs organisations humanitaires. Un fils de résistant. « C’est une très bonne pédagogue. Mon fils prend des cours de piano chez elle. Je peux te dire qu’il a fait de très gros progrès.» Mes parents avaient ouvert des yeux ronds. Tous deux très étonnés de leur ami. « Je comprends que vous soyez surpris. Sûr que quand on connaît mes opinions, ça paraît bizarre. Ne pas oublier ni pardonner ne doivent pas rendre aveugle et obtus.» Il avait réussi à les faire changer d’avis. Je lui en ai voulu. Contrainte à jouer d’un « instrument-héritage ».

Sans pouvoir imaginer me retrouver avec une guitare entre les mains. Très vite, elle avait compris que c’était le rêve de mes parents. Pas le mien. « Tes parents me payent pour que je t’enseigne le piano. Je vais le faire. Mais on va diviser les deux heures de cours. Tiens… Elle restera ici. ». Elle m’avait tendu une guitare acoustique. Trois années de vrais cours de piano et une guitare clandestine. Une grande complicité s’était noué entre nous deux. Ne regrettant qu’une seule chose : ma mère n’est jamais venue assister à l’un de mes cours. Pas une seule fois, elle n’a adressé la parole à ma prof. Contrairement à mon père. Même s’il gardait ses distances. Méfiant.

Comment une femme comme elle a pu tomber amoureuse d’une telle ordure ? Au point même de ne rêver que d’une chose : le rejoindre le plus vite possible dans l’au-delà. J’ai tenté de lui tirer les vers du nez. «  Nous avons un contrat, toi et moi. Concentre-toi sur ton instrument.». Elle bottait toujours en touche. Entre temps, j’avais trouvé d’autres « aires de jeux » que le cimetière. Notamment un abri-bus ou j’ai fumé mes premiers pétards. Parfois, je croisais sur mon chemin une «  pierre pas comme les autres » et venais la déposer sur la tombe. On s’y voyait de temps en temps. « Si ça continue, le 19 de ma date de décès devra être remplacé par 20. ». Elle en souriait. Rejoignant son époux dans un autre siècle que celui de sa naissance. Morte 58 ans après avoir gravé son nom sur une pierre tombale.

À peine en fac, mes parents en profitèrent pour divorcer. Ma mère retournant dans une grande ville, mon père dans un village de bord de mer. La maison vendue, je n’ai plus remis les pieds dans mon quartier d’enfance. J’ai appris sa mort par la presse. Me rendre à son enterrement ? Pas une proche. Même si elle avait été quelqu’un important dans ma trajectoire. Indéniable qu’elle a contribué à ce que je suis devenue. Toutefois, j’ai souvent eu un sentiment de culpabilité en franchissant le seuil de sa maison. Comme si je trahissais ma mère et tous les fantômes de notre histoire familiale et des millions autres emportés par une grande nuit meurtrière tombée sur l’Europe. Jamais je ne pourrais pardonner à ce couple ni aux autres ayant commis le pire. Des ordures au regard de l’humanité. Impardonnables. Pourtant, avec le recul, je me sens coupable vis à vis d’elle.  Ingrate. Jamais je ne lui ai envoyé la moindre invitation à un concert.

Concertiste classique. Plusieurs décennies que je suis musicienne. « Tu nous as vraiment bien eu, ton père et moi. Pas un seul instant, nous nous sommes doutés que le piano était une sorte de leurre. Mais quel grand plaisir de t’entendre.  Je suis très fière de toi. » Ma mère vient souvent m’écouter jouer. Surtout quand je suis seule sur scène avec ma guitare. Elle aime traînailler dans les coulisses et venir manger après avec les équipes. Une femme très ouverte et curieuse de l'autre. Elle et moi, nous nous entendons très bien. Sauf sur un point que nous n’abordons jamais ensemble. Bien que ce soit très important. Jamais elle n’a supporté mon homosexualité. Sans pour autant m’en faire le moindre reproche. Mais je la sens gênée. Certes de moins en moins. Pourquoi une telle gêne alors qu'elle était pour le mariage pour tous.? Incompréhensible. Sûrement des restes de son éducation : on peut tout être et vivre mais faut que ça reste dans l’arrière-boutique familiale. Contrairement à mon père qui a accepté d’emblée mon homosexualité. Un couple de presque quarante ans

Ma compagne et moi avions emménagé dans une maison dans une ville moyenne. Comme celle de mon enfance. Très vite, j’ai senti que notre arrivée déplaisait à certains. Mais la majorité de voisins nous avait fort bien accueilli. Ma compagne était prof de danse. Elle avait installé un atelier-studio au fond du jardin. «Je ne suis pas d’accord. Ma fille ira jamais à ce cours. Pas envie qu’elle devienne une gouine ou qu’elle change d’identité. « J’étais dans la file devant la caisse au supermarché. L’homme qui parlait se trouvait à quatre ou cinq clients de moi. Il était au téléphone. 

Comment réagir ? L’interpeller devant tout le monde ? J’ai préféré me taire. Ne me sentant pas capable d’affronter en direct la connerie humaine. «Ne te fous pas dans cet état. Pense à tous ceux et toutes celles qui ne pensent pas comme ce con.». Elle avait esquissé un sourire et rallumé une énième cigarette. «  Tant pis pour ce con. Il va raquer un max dans un cours. Alors que chez moi, c’est le top de chez top. Et à prix raisonnable. Pense pas aux cons, ça pollue la tête et le cœur. Si on se fait un p'tit apéro. » . Elle m’avait remonté le moral. Deux mois avant d’être séparées par un crabe.

Mon nom et ma date de naissance sur une pierre tombale. Pas une seule fleur dessus. Que des « pierres voyageuses » de notre jardin et de très nombreux pays. À chaque concert, je rapporte une pierre locale. Un héritage transmis par une vieille femme. Les mêmes gestes et rituel que la pianiste solitaire. Mais avec une certitude concernant la fin de mon histoire.

Jamais le 20.. ne sera changé en 30.

NB : Cette fiction est inspirée de deux couples et de leur pierre tombale. Celle de Renée Almansor et de Louis-Ferdinand Céline.  Des noms, surtout bien sûr celui de l'auteur,  qui continuent de générer des polémiques. Beaucoup moins de lumière médiatique sur la pierre  tombale de l' autre couple. Deux trajectoires certes fort différentes mais avec un point commun : une longue histoire d’amour. Quelle est la  deuxième sépulture ? La dernière demeure de Michèle Senlis ( entre autres parolière de « Mon vieux »)et de Claude Delécluse.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte