
À cause de son arrivée qu’elle reste à domicile. Indéniable que sa venue au monde a été le déclencheur de la situation qu'elle subit. Et de sa renonciation. Même si elle refuse de le rendre responsable. Inquiète à l’idée de lui transmettre les mauvaises ondes de sa déception et de son irrépressible amertume. Je suis triste, je chiale, mais tu n’y es pour rien mon petit bout. Préférant encore lui transmettre sa colère de femme. Son arrivé l’a empêché d’exercer le métier qu’elle aime. Un métier essentiel pour elle. Sa passion depuis l'enfance. Avant de devenir son métier.
Elle a entrouvert la porte et le regarde. Tellement heureuse de sa présence. Son compagnon aussi. Le bébé dort. Ses poings fermés. Ressent-il déjà tout ce qui vient de se dérouler autour de lui ? N’importe quoi, efface-t-elle aussi sa question. Impossible qu’il puisse se douter de ce qui se trame depuis sa naissance. Son arrivée a généré une immense joie. Sans aucun doute, le moment le plus important de leur existence. Un enfant choisi et attendu. Sans se douter que sa naissance allait perturber sa trajectoire professionnelle. Une femme comblée et trahie. Ses yeux sont embués. Des larmes de joie et de tristesse. Elle referme la porte et gagne le salon.
Immobile devant la fenêtre. Leur maison se trouve face à l’océan. Son compagnon est parti très tôt travailler. Ne pense pas à eux, il ne te mérite pas. Ce sont des vieux butés. Des gens confinés dans leur passé. Ringards du vieux monde qui n'ont pas compris que tout était en train de changer. Que leurs couilles ne seront plus le centre du monde. Si j’en tenais un de ces… Faut pas que tu lâches le métier que tu aimes. Je suis avec toi. Et le bébé aussi. Tu verras qu'un jour, il sera très fier de ce que tu as fait. Fière de sa super Maman. Et il les détestera ces vieux cons du passé et... Bon, j'arrête, sinon je vais encore me foutre en rogne. Foutu pour cette fois. Mais ce n’est que partie remise. Tu remonteras tout en haut. J’en suis sûre. Tu es la meilleure. Depuis plusieurs jours, son compagnon essaye de lui remonter le moral. Tout était prêt. Une organisation parfaite. Il s’apprêtait travailler à domicile et s’occuper du bébé. Une décision commune. Pas une fois, il n'a cherché à la culpabiliser ou à l’empêcher d’accomplir ce pour quoi elle était faite. Même si certains pensent que ce n’est pas fait pour les femmes. Encore moins quand on est une nouvelle maman.
Pas un métier de femme. Que de fois elle a entendu cette sentence. Et pas que de la bouche d’hommes. Souvent suivie de «en plus, ce n’est pas un métier », « juste un truc pour les vacances ». Les mêmes injonctions depuis qu’elle a une dizaine d’années. C’est ça que je veux faire. Tu sais ma fille, c’est très beau mais aussi très dure. Elle haussait les épaules. Je sais maman, mais c’est Papa et toi qui m’ avaient donné envie de le faire. La petite fille sûre de son rêve n’avait pas tort. En effet, ses parents ont très largement contribué à son orientation de vie. Même s’ils ne lui ont jamais imposé un tel choix. Sans non plus l’empêcher de le réaliser. Une forme de projection de leurs rêves camouflée dans leur fille ? Peut-être, se dit-elle parfois. Surtout en croisant leur regard d’où est parti sa passion. Ils en parlaient avec tellement d’étoiles dans les yeux… La bibliothèque familiale bourrée à craquer de livres sur le sujet. Sans oublier les magazines, vidéos, affiches sur les mur... Ses plus grands soutiens. Prêts à faire des centaines de km pour venir s’occuper du bébé. Et que leur fille aboutisse son projet.
Ses épaules pourtant solides sont écrasées. Sous le poids d’une très grosse solitude. Malgré les nombreux soutiens, elle se sent seule. Lourdement seule. Rien à avoir avec la solitude qu’elle aime tant. Quand d’un seul coup, le souffle du monde se tisse à celui sous sa poitrine. Devenue un corps instant unique sous le ciel. Ce moment où elle se sent ni faible ni forte. Juste présente. Dans un chantier qu’elle a choisi. Bien que prévenu de la difficulté de la tâche. Double peine pour une femme. Se battant pour s’imposer dans un monde d’hommes, eux-mêmes dans une concurrence redoutable pour gagner. Elle y est parvenue. Un combat difficile. Avec de grandes colères et des coups de gueule. Distribuant une ou deux paires de gifles.
À plusieurs reprises, elle avait failli jeter l’éponge. Pas pour les difficultés quotidiennes pour apprendre un dur métier. Contre quoi avait-elle failli baisser les bras ? La connerie de certains hommes. Ne supportant pas sa présence et essayant de la dégoûter. Comment se battre contre une connerie permanente ? Sur le qui-vive du lever au coucher. Le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, et plein d’autres saloperies humaines sont visibles. Contrairement au sexisme souvent très enfoui, intériorisé par les hommes et certaines femmes. Hors de question de baisser la tête et leur laisser la place. Elle a refusé de se laisser faire. Rendant coup pour coup. Jusqu’à finir par se faire respecter. Pas comme un homme. Ni comme une femme. Un respect humain. Et sans jamais basculer dans la haine de l’homme.
Sans doute grâce à une tante. La sœur de son père chez qui elle passait beaucoup de temps. Parlant de la pluie et du monde. Se mettre à haïr les hommes n’est pas une solution. Le racisme anti-mec est aussi stupide que tous les autres amalgames du monde. Ce qui n'empêche pas de vouloir balayer le patriarcat. Avec des lois et des décisions concrètes. Et à ras de quotidien de remettre les cons de proximité à leur place. Toutefois, ils ne sont pas responsables des millions d’années de patriarcat derrière eux. Pas eux qui ont créé le patriarcat. Comme le fils où la fille d’un assassin n’est pas responsable du geste paternel. Bref… J’en étais où ? Revenons à nos hommes… À mon avis, c’est un héritage qu'ils n'ont pas demandé. La plupart d'entre eux sont sans doute prisonniers de la toile patriarcale. Un homme, c’est fort et ça ne chiale pas. Sûrement, que beaucoup ont dû rêver de lâcher prise : être faible et chialer jusqu’à plus soif. Sa tante aimait beaucoup parler. Beaucoup moins douée pour l'écoute.
Et les mâles dominants blanc, l'interrompit sèchement une fois sa nièce. Souvent en désaccord ; même combats sur le fond, pas les mêmes armes. Bien sûr que la domination des mâles existe. Indéniable. Mais ne pas oublier non plus les milliards de blancs dominés par des blancs. Et désormais des milliards de blancs, de noirs, de jaunes, dominés par une poignée de blancs et de blanches, de noirs et de noires, de jaunes. Les temps ont changé. Et il ya eu aussi de bonnes évolutions, pour les non blancs, les femmes, et tout ce qu’on appelle minorité. Nous ne sommes plus au temps de la ségrégation raciale et de... Tiens... Un exemple concret pour nous deux et les autres femmes. Tu sais depuis quand les femmes n'ont plus besoin de demander l’autorisation à leur époux pour détenir un chéquier? C’était le 13 juillet 1965. Pas très balèze sur les dates, sauf sur celle-ci : ma date de naissance. Sachons donc reconnaître les avancées. Mais y a encore du boulot. Surtout contre certains religieux voulant reprendre le contrôle de nos corps. Combattre fermement le vieux monde n’oblige pas à être aussi connes que nombre de cons d’hommes. Fermeté et humour ont été ma devise. Et je m’en suis pas mal sortie. Même si le boulot continue. Sa tante était une des premières pompières volontaires de son village.
Tout ça pour en arriver là, soupire-t-elle. Abattue. Pas un métier de femme… Même pas un métier… Trouve-toi une orientation sérieuse. Et si tout ceux et celles-là dissuadant avaient eu raison ? Elle souffle sur la vitre. Comme depuis toute petite. Elle dessine sur la buée. Le même personnage que quand elle avait une dizaine d’année. Elle l’avait créé dans la chambre de la maison donnant sur l’océan. À une centaine de mètres d’un port. Quand ses parents, tous les deux profs, enseignaient à l’Île de la Réunion. Leur rêve serait de prendre leur retraite dans une île. Quitte à mourir, j’aimerais être enterré là-bas, à Rodrigues, répétait son père. Rarement, il n’avait ressenti un tel sentiment de plénitude. Dans ce lieu, sans doute pas un hasard que ce soit un cimetière, je me suis senti soudain apaisé. Débarrassé de toutes mes peurs : les vraies, essentielles comme la trouille de la mort de ses proches, de ma fille et ma compagne adorées par exemple. Disparu aussi les autres trouilles qu’on nous inocule depuis tout petit, dès le biberon, religion, éducation, ogre, méchant loup, et plus vieux, dans un autre biberon : la radio et les écrans. Dans ce petit carré de terre sous le ciel, je venais d'accepter ma situation d’éphémère sac de poussières d’étoile. Son père en parlait souvent. Sans la moindre tristesse. Au contraire, heureux d’avoir découvert ce lieu. Moi, je préfère quitte à y vivre, répliquait sa mère agacée quelque peu par la projection mortifère de son compagnon. Un couple fêlé des mers et des océans. Elle termine son dessin et ouvre la fenêtre.
Le vent froid lui fait du bien. Elle ferme les yeux. Aussitôt loin, très loin. Là où elle se sent le mieux. Ce que tu me racontes me rappelle mon expérience dans le désert, lui avait dit son chargé de compte à la banque. Des années que le quasi retraité l’aide à monter ses projets. Elle aspire l’air, la mer, l’horizon… En lien avec des hommes et des femmes partis trois jours auparavant. Et tous ceux sur les flots. Solitaire parmi les solitudes navigantes. La plupart de ses collègues lui ont envoyé des messages de soutien. Pas pire que devoir renoncer si près du départ. Ses collègues n’ont pas été lâchés par leur sponsor principal. Contrainte de renoncer à cause d’un budget trop réduit pour prendre le large. Privée d’une course autour du monde pour avoir mis au monde. Vas-y quand même. On vendra la maison et on s’en trouvera une plus petite. Son compagnon prêt à renoncer à la maison et au terrain avec ses chevaux – sa passion à lui. Ses parents ont voulu aussi l’aider. Elle a décliné leurs offres. Refusant depuis le début que ses transats pèsent matériellement sur les proches. Un orgueil entêté.
Elle ouvre les paupières et referme la fenêtre. Oreille tendue. Des pleurs de son bébé ? Une fausse alerte. Elle sourit en regardant son dessin : une petite fille avec un corps de bateau. Ses cahiers de classe en étaient truffés. Au fil du temps, le visage de la petite fille n’avait pas changé. Quelques fois remplacé par celui d’une femme. Mais elle revenait toujours au visage d’origine: celui d'une de ses poupées. Contrairement à la forme du bateau évoluant souvent. Elle regarde l’horizon. Cette fois, pas de doute. Bien des pleurs de son bébé. Elle se précipite au premier étage. L’odeur d’une couche pleine règne dans la pièce. Il est allongé sur le dos. Ses yeux rivés sur le plafond. Elle le prend dans les bras. Le bébé se pelotonne contre sa poitrine. Lui a commencé sa course en solitaire, se dit-elle. Un sourire aux lèvres
Prête pour sa prochaine course en solitaire.
NB : Une fiction inspirée de cet article. Sans doute loin de la réalité vécue par une femme parmi les marins. Avec sûrement des erreurs, etc. Toutefois à travers les articles sur ce sujet ; on sent une colère et profonde déception d’une navigatrice empêchée de participer à une course en solitaire. Uniquement parce qu'elle a mis un enfant au monde. Les vents vieux soufflent encore trop fort sur ce jeune siècle.