
« La question ne se pose pas. Elle en est absolument incapable : il y a trop de vent. »
Boris Vian
« Rien n’est donné. Tout est à prendre - à apprendre. »
Edmond Jabès
Ne rien savoir. Impossible aujourd’hui. À moins de vraiment le vouloir. Avec Google, on sait. Même quand on ne sait rien ou pas grand-chose. Et pareil sur d’autres moteurs de recherche. Impossible de ne plus savoir. Chaque question a sa réponse. Suffit d’un geste et de quelques secondes pour l’obtenir. Indéniable que c’est une sacrée bibliothèque. En plus ouverte jour et nuit, sur toute la planète. Mais il y a un hic. C’est la fin d’un plaisir. Lequel ? Celui de ne pas savoir. Choisir de rester ignare, sur tel ou tel sujet. Certains individus ne cherchent pas à tout savoir. Et ils vivent très bien avec leur savoir. Tandis que d’autres ont envie d’élargir toujours plus leur champ de réponses. Mais en prenant le temps à chercher. Avec le plaisir de pouvoir se tromper de route, prendre à droite puis à gauche, revenir sur ses pas, se perdre à nouveau sur les bas-côtés, repartir, jusqu’à finir par trouver une réponse. Certes beaucoup moins rapidement qu’avec un clic. Que reste-t-il quand on sait sans avoir appris ?
La question s’est posée un soir pour lui. D’un seul coup, il s’est interrogé sur tout ce savoir en permanence à portée de mains. Dans le filon inépuisable où lui et plusieurs milliards d’autres ne cessent de puiser. Ses interrogations sur cette manne à réponses sont nées grâce à une panne de réponse. Lors d’un dîner chez des amis. Un des invités parlait. Un séducteur capable d’aimanter toute une tablée avec sa parole. Jouissant du centre et peu soucieux de la place des autres et du silence. Tu es sûr de ce que tu affirmes ? Avant la réponse, plusieurs mains suspicieuses se sont mise à fouiller leur écran. Recherche fébrile. Course de doigts à celui qui saura le plus vite. Merde ! Qu’est-ce qui se passe ? Incroyable ! Même dehors dans le jardin, je n'ai rien. Absence totale de réseau. Il a jeté un coup d’œil à son smartphone. Même constat. La soirée a continué. Mais plus tendue ? Pas dans les échanges entres invités et hôtes. Une très agréable tablée. Si ce n’était, très souvent, tous ces regards inquiets posés sur leur téléphone. Pas la moindre barre sur l’écran. Le couple d’hôtes et la majorité des invités étaient inquiets du soudain mutisme de leur mobile. Lui aussi. Une tension liée à la panne de réponses.
On va vous filer un coup de main. Non, non, ce n’est pas pressé. On est plusieurs mains, et ce sera rapide à tous… Non, je vous assure, laissez tout comme ça. En tout cas merci beaucoup pour cette superbe soirée. Si agréable de pouvoir rire, de parler sérieusement, de polémiquer avec passion et un peu de mauvaise foi quand même, mais sans pour autant s’étriper, vraiment un excellent moment. Merci pour la bouture. je t'en prie. Le match retour, on le fait à à la maison. Toujours aussi agréable, etc. Une portière claque. Puis une autre. Jusqu’à la sienne. Retour à la maison seul. Une solitude qui date de plus d’une année. Depuis le départ de sa compagne. Je te laisse avec tes maquettes et tes jeux vidéo. On se reverra quand tu auras grandi dans ta tête. Son dernier texto. Depuis, elle ne répond plus à ses messages. Même ceux où il dit avoir grandi. Aujourd’hui, je ne rentre pas seul, sourit-il en démarrant. Qui repart avec lui ?
La question restée sans réponse. Elle avait généré énervement et frustration pendant le repas. Une absence de réponse pour la plus grande satisfaction du tueur de silence qui a pu continuer d’occuper le centre sans vérification instantanée de ses dires. Pas du tout de réseau. Même la connexion de la Box de la maison était en rade. Les uns et les autres essayant le plus discrètement possible de trouver un mètre carré d’une cabine téléphonique virtuelle. Première fois que ça lui arrivait de « ne pas savoir de suite » depuis qu’il est propriétaire de sa machine à réponse instantanée. Nouveau sourire et coup d’œil à la place passager. La question est assise à ses côtés. Elle, elle se fout de savoir s’il a grandi. Passer la nuit avec cette inconnue ? C’est possible. Sauf s’il consulte son smartphone ou sa tablette à l’arrivée.
Arrêt feu rouge. Déranger ou non Google à trois heures douze du matin ? Il glisse la main dans sa poche. Le carré rassurant contre sa paume. Toute son histoire mêlée à celle du monde dans quelques centimètres carrés. Croire en Dieu ? Prier vers l’Assemblée nationale ? Écouter les prêches de sa radio préférée ? Rien de mal à ça, au contraire, se dit-il. Un citoyen responsable qui vote, trie, reste dans les clous de la signalétique de l’indignation, rêve toujours dans le sens de la marche, lit les livres et regarde les films conseillés par une voix venue des ondes… Un homme sous influences. Certes pas les mêmes que celles des désormais baptisés influenceur ou influenceuses. Un quinqua auditeur de radio-France, lecteur d’hebdomadaires papier, auditeur de musique en CD… Toutefois, le curseur a bougé. Les voix le guidant sont toujours là. Mais avec nettement moins de puissance. Depuis quand ?
L’acquisition de son carré magique. Il ne sort jamais sans lui. Très inquiet à la moindre baisse de batterie où quant il l’a perdu de vue et de toucher. Sans lui, il sent démuni. Comme à poil. En fait, il est moins obéissant à ses voix habituelles surtout depuis son appli OK Google. Ses « guides et guidesses » ne font plus du tout le poids. Même le moteur de recherche le moins perfectionné est plus que fort que ses instits lui ayant appris à lire, ses profs, la voix de la radio, les journalistes, les politiques, l’oncle qui sait tout… Tous réunis n’arrivent pas à sa cheville de connaissances. OK Google performant que la Lampe d’Aladin. Néanmoins sans réalisation de vœux. Pianoter pour avoir la réponse égarée en plein dîner ? L’aimanteur de centre avait raison ou non ? Il dégaine son portable. Le feu passe au vert.
Son chat l’accueille avec un air mécontent. À cette heure-ci que tu rentres. L’animal miaule très fort et manque de le faire tomber. Il se précipite pour remplir sa gamelle. Puis, après avoir ôté son blouson et ses chaussures, il s’affale sur le canapé. Dernière clope, la garnie du soir, et musique douce en bande son avant de retrouver son lit. Nouveau rite né de sa solitude. Un moment qui ne lui déplaît pas. Faire le débriefing et distribuer des bons et mauvais points aux copains et copines. Il boit une gorgée et fixe la table basse. Elle est là. La réponse dans le carré magique posée sur la table. Il pose le regard à sa droite. Elle lui a piqué son bout de canapé, sourit-il. La question a pris la place du chat.Il prend son portable.
Encore un peu. S'il vous plaît, encore un peu. Qui a parlé ? Il promène le regard dans le salon. La solitude lui joue des tours. Peut-être aussi la fumée anesthésiante avant le plongeon dans la couette déserte. Retourner faire un tour sur le divan ? Encore un peu. Il se redresse. Nouvelle inspection de la pièce. Je suis là. Il pose sur le regard sur la place du chat. Elle y est encore. Ne le lâchant pas depuis le dîner. Bien longtemps qu’une question a eu une telle durée d’existence. À quand remonte la dernière ayant vécu aussi longtemps sans sa réponse ? Il interroge sa mémoire. Quand une question n’a pas eu sa réponse quasi dans l’instant ? Sans aucun doute depuis l’entrée des moteurs de recherche dans son histoire. Comment faisait-il avant Google, Qwant, et les autres ?
D'abord le dico des parents. Il le détestait. Tu auras la réponse dedans. Gosse, il ne supportait pas le bottage en touche de ses parents. Bien longtemps après qu’il a compris qu’ils avaient la réponse, mais voulaient le laisser chercher. Pour qu’il se familiarise avec le dico. Puis il a eu en cadeau récurrent des encyclopédies et des magazines comme « Sciences et Vie Junior ». Chaque fois, le même soupir agacé en ouvrant les paquets. Moi, je voulais un jeu vidéo. Pour ne pas perdre la face devant ses parents, il les dévorait en cachette. Un ado avide de savoir. Au lycée, il continua à chercher. Joignant l’utile à l’agréable en choisissant toujours de faire équipe avec des filles pour les exposés. Se retrouvant en groupe dans la Bibliothèque Municipale. Un groupe de lycéens autour de Encyclopédie Universalis comme d’une divinité de papier délivrant ses oracles. De très bons souvenirs pour lui. Dont un samedi matin dans les chiottes de la BM. Il y entama le cycle d’un nouveau savoir. Un apprentissage à deux.
Il repose son portable. Un ouf de soulagement sur le canapé. Rassurée. Combien de temps pourrait encore durer sa cavale ? Tant que Google ne l’aura pas rattrapé. Comme une larve devient un papillon, elle sait qu’elle finirait par se transformer en réponse. Incontournable. Le but de sa naissance et de toutes les questions est de finir en réponse. Nous, on vivait un peu plus longtemps que les jeunes générations. Aujourd'hui, votre durée de vie est de plus en plus courte. C’est comme ça. On doit vivre et mourir avec son temps. Même nous les questions. Hier, nous restions de très longs moments sous forme larvaire. Désormais, la question très vite papillonnant en réponse. Mieux avant ? Non. La question bénéficie de plus d’outils pour la faire vivre. Et tant mieux. Les anciennes questions la mettaient en rogne. Facile de dire que c’est mieux maintenant avec l’accès permanent et pour tout le monde à la réponse. Bien sûr qu'elles ont raison de dire que c'est un progrès. Elle est d'accord. Mais...9a l’énerve quand même. Pas elles qui meurent en un claquement de doigts. Très heureuse donc de la panne de réponse. Et la rencontre avec ce belle homme. Très attentive à elle. L’invitant même dans son lit.
Malheureusement ils ne sont pas que tous les deux. Le carré magique veille sur la table de chevet. Son maître – esclave ?- est en train de lire un roman. Un gros tas de papier avec des lettres et de l’encre. Tant qu’il est concentré sur son livre, la question ne craint pas grand-chose. Ne t’inquiète pas, dit-il en interrompant sa lecture. Elle se fait toute petite. Surtout se faire oublier. Pas ce soir que Google te tuera, rajoute-t-il avec un clin d’œil. Elle sourit. Il éteint la lumière. Qu’est-ce que tu fous, peste Google. Pressé de balancer sa réponse. C’est son gagne-pain de répondre sur le champ numérique. Si les pannes de réponses se généralisaient, il pourrait mettre la clef sous la porte. Comme tous les autres moteurs de recherche. Bonne nuit ma question. Elle se colle à lui. Pour leur nuit inoubliable.
Pendant ce temps, un manège de centaines de milliers de questions et de réponses. Ok Google ? Bien sûr. Toujours OK à toute seconde. Suffit de me sonner et je réponds. Paraît que j’ai de plus en plus de concurrence. Peut-être, mais je reste le plus performant. Un jour sans doute capable de vous proposer la réponse avant la question. Plus besoin de vous interroger, douter…
Ok Google : c’est quoi la poésie ?
Art d'évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l'union intense des sons, des rythmes, des harmonies, en particulier par les vers. Environ 55 000 000 résultats (0,30 secondes).
Ok Google : qu'est-ce que c'est un connard ?
Connard. conard. Adjectif et nom. Très familier Con , crétin.Environ 4 020 000 résultats (0,23 secondes)
Ok Google : c’est quoi Google ?
Search the world's information, including webpages, images, videos and more. Google has many special features to help you find exactly what you're looking . Environ 25 210 000 000 résultats (0,66 secondes)
Ok Google : Durée de vie d’une question sur la toile ?
Tout d'abord, les toiles de stores bannes acryliques ou PVC sont généralement conçues pour durer environ 8 à 10 ans, s'ils sont bien entretenus. Environ 21 700 000 résultats (0,43 secondes).
Merci OK Google.
Toute l'équipe vous remercie de votre grande fidélité. Nous nous tenons à votre entière disposition. Jour et nuit. La machine a réponses toujours là pour vous servir.
Asservir aussi. La remarque du question vient s'immiscer dans la conversation. Elle n’était pas du tout prévu dans le process d’échange en cours. Une question sans la moindre traçabilité. Toute question et sa réponse sous clef numérique. Sécurisées. Aucune ne doit sortir des moteurs de recherche. Les algorithmes de la police des réponses l’ont aussitôt repéré. Elle n’en a plus pour très longtemps. Ils vont la faire taire. Définitivement. Même pas digne de finir sur un moteur de recherche ?
Ok Google : asservir.
Verbe transitif.
Réduire à la servitude, à l'esclavage. Asservir un peuple, un pays.
Synonymes : assujettir.
Maîtriser, dompter.
Asservir les forces de la nature.
Réveil tous les deux sous la même couette. Il écoute un instant la radio. Les flux et reflux du monde à travers les ondes. Le lundi n’est pas son jour préféré. Surtout après une soirée à rallonges. Il se lève et écarte les rideaux. Tous les deux devant la belle lumière glacée de février. Il gagne la cuisine. Thé ou café ? La question ne répond pas. Il allume la machine à café.
Ça y est, soupire-t-elle. Sa cavale va se terminer. Il vient d’ouvrir l’application OK Google. Elle sait que c’est la fin. Dommage, car la journée s’annonçait très belle. Et en charmante compagnie. Sa fin au début d’une semaine. Sa tristesse de devoir s'effacer est compensée par une grande joie. Même une fierté . Celle de sortir de l’état larvaire et transformer en papillon de sens. Une réponse voletant sur un écran, dans un regard, sous un crâne, dans un cœur… Elle apportera du plaisir et du savoir. Sa mission accomplie.
Quelle est votre question ?