« Votre ticket est valable que pour un seul bus.».Vanessa ne paye pas habituellement ses transports scolaires en liquide. Sa carte d’abonnement périmée, ses parents lui ont donné un ticket. Elle rentre ce soir en voiture avec la mère d'une copine. Mais ses parents n'avaient pas prévu que, pour cause de changement de bus, il fallait un autre ticket. « Important ma p'tite fille d'avoir toujours un ptit peu de monnaie quand on sort de chez soi. Comme avoir toujours des chaussettes propres et pas trouées au cas où tu dois aller à l’hôpital. ». Des années que sa « mémé» la tanne avec ce genre d’histoire d'une autre époque. Toutefois très contente ce matin des pièces de sa grand-mère. Elle tend l’argent à la chauffeuse. « Y vous manque trente centimes .». Tout les passagers regardent vers eux. La gamine rougit. Elle bredouille une phrase incompréhensible et fixe ses chaussures. « Trente centimes, c'est pas le bout du monde .». Vanessa lève les yeux et secoue la tête. Elle danse d'un pied sur l'autre. « Désolé mais vous pouvez pas monter. ». La collégienne reste sans voix. Jamais un chauffeur n’a fait descendre un élève se rendant à l’école. Un grand du collège la dévisage. Elle baisse à nouveau la tête et redescend. Le bus démarre.
Vanessa le regarde partir. Incapable du moindre geste. L’argent toujours dans sa paume fermée. Que faire ? Y aller à pied ? C’est très loin. Elle n’est pas sûre du tout de retrouver le chemin. Attendre le prochain bus ? Elle a eu trop honte. Aucune envie d’une autre humiliation publique. Première fois qu’elle se retrouve toute seule en ville. Sa mère, inquiète de tout, ne la laisse pas sortir. À part pour aller chercher du pain au coin de la rue et faire du vélo avec les copines du quartier. Un pays de quelques rues. Ici, sur ce boulevard chargé de voitures, elle se sent comme une étrangère. Que des inconnus autour d’elle. En plus, la plupart ont l’air pressé. Elle sort de sous l’abribus.
Envoyer un SMS ? Elle hésite à l’adresser à son père ou sa mère. Tous les deux sont au boulot. Elle sélectionne Maman puis Papa sur le clavier. Ses pouces suspendus au-dessus du clavier. Elle n’arrive pas à écrire. Pourtant sûr qu’ils se précipiteraient pour venir la chercher. Surtout sa mère morte de trouille en l’imaginant seule en ville. Pourquoi n’arrive-t-elle pas à rédiger le message ? Peur de se faire engueuler ? Pas du tout. Contrairement à ses copains et copines, elle n’a jamais reçu une gifle ou une fessée. Une seule fois, son père lui avait criée dessus. « Super cool tes darons. J’aimerais bien en avoir des comme ça. ». Sa meilleure amie voudrait faire un échange de parents ; elle aime beaucoup venir chez Vanessa. C’est vrai qu’ils sont toujours souriants. Sa mère, super accueillante, prépare toujours des gâteaux et joue aux jeux de société avec elle et ses copines. Son père n’arrête pas de faire des blagues. On dirait un grand gosse. Il ne prend jamais rien au sérieux.
Mais elle voit bien que c’est du cinéma. Un spectacle pour leur fille. Ses oreilles traînent partout. Lui cacher qu’ils sont dans la merde. « C’est le troisième loyer de retard. Comment on va faire ? Je peux plus retaper mon frangin.». Malgré leur cache-cache avec la réalité, Vanessa sait que son père, après un an de chômage, vient de trouver un poste de magasinier. Sa mère est caissière dans une station-service d’un supermarché. Tous les deux sont en CDD. Et que l’une de leurs plus grandes trouilles est de se faire vider de leur emploi. Elle sait tout de leurs soucis. Leurs visages grimaçants passant au sourire en croisant son regard, les phrases interrompues brusquement, les conversations à voix basse dans leur chambre, des pleurs étouffés derrière la cloison… Elle a voulu comprendre. Creusant sans doute encore plus que s’ils avaient mis cartes sur table. Elle fait semblant de les croire. Se doutent-ils que leur fille adorée est au courant de tous leurs problèmes ? Peut-être mais aucun n’en parlera. Le spectacle continue.
Son ventre se noue. Où aller ? Elle jette des coups d’œil affolés dans la rue. En parler à cette femme ? Non, à celle-là qui à l’air moins sévère. Rentrer dans une boutique ? Aller voir la police ? Plein de choses lui traversent la tête. Appeler sa mère ? Plus que ça à faire. Elle entre dans un square. Un vieillard donne à manger à des pigeons. Elle va s’assoir sur un banc. Son poing toujours fermé sur les pièces. Elle les range dans sa poche et regarde un instant leurs traces sur sa paume. Un bus vient de passer. Elle a envie de chialer. Première fois qu’elle sent aussi seule. Vulnérable.
Vanessa sait désormais que trente centimes peuvent être le bout du monde. La réalité, traduite auparavant des silences de ses parents, prise aujourd’hui en pleine gueule. Incontournable. Plus la moindre protection de Papa et Maman. Ce matin d’octobre, Vanessa a quitté définitivement l’enfance. Sans transiter par les étapes habituelles. Une indicible tristesse mêlée de colère s’est enracinée sous sa poitrine. Elle vient de basculer. Consciente en accéléré que la planète ne tourne pas de la même manière pour tout le monde. Une solitude inconsolable à onze ans. Son portable vibre.
« Ta vu ce ki es arrivé à Kim Kardashian ? ».
NB) Une fiction inspirée de cet article.