
«Je n'appartiens à aucun clan, j'aime trop la liberté.»
Doris Lessing
«Dans tous les partis, plus un homme a d'esprit, moins il est de son parti.»
Stendhal
Sa larme tombe sur un livre. Suivie d’une autre. Qui pleure dans cette salle de réunion ? Un prof de gym. Il tente de camoufler sa brusque montée de larmes. En vain. En sanglots pas à n’importe quel moment. Il se trouve en plein conseil de classe. Assis sur ma droite. Que moi à avoir remarqué ses sanglots ? Je dévisage mes collègues. Pas la moindre réaction apparente. Détournent-ils les yeux pour ne pas le gêner ? J’ai aussi du mal à le regarder. Ses larmes ponctuent la voix d’une prof principale évoquant sa classe de quatrième. La gène est de plus en plus perceptible. Il finit par sortir. Tête basse,sans le moindre mot. Un homme abattu.
Un silence succède à la fermeture de la porte. Les enseignants échangent un regard interrogateur. Tous fort étonnés ? Que s’est-il passé ? La perte d’un ou d’une proche ? Sa compagne l’a plaqué ? Ses gosses refusent de lui adresser la parole ? Un remords ou un regret remonté du passé ? Les questions circulent en silence. Dans l’enceinte d’un collège de la banlieue Est. Un des quartiers les plus populaires de la ville. Étrange situation. Comme si d’un seul coup tout s’est mélangé. Les murs séparant toutes les réalités d’un individu, le boulot, l’intime, se sont effondrés. Pour ne laisser qu’un homme à nu. Effondré et impuissant devant ses collègues. Tel un enfant inconsolable. Face aussi à deux élèves délégués de classe.
Première fois que cet homme s’écroule en plein travail ? Lui d’habitude si dynamique et enthousiaste. Très impliqué dans son rôle de prof de gym. Rigide mais juste, disaient de lui certains élèves. Grâce à lui que l’équipe de hand-ball du collège est une des meilleures du département. Pas plus gueulard que cet homme sur le parquet d’un gymnase. Un homme beaucoup engagé dans le combat politique. Un militant de rez de réalité et borné, se moquaient un collègue crachant sur tous les partis. Se doutait-il des regards méprisants ou condescendants sur son engagement ? Sans doute car très fin et empathique. Pas un vieux coco, souriait-il, un jeune. Vendant l’Huma tous les dimanches d’un marché l’autre. Avec l’idée chevillée au corps de pouvoir changer le monde. Persuadé que son combat pour la justice planétaire finirait par avoir le dernier mot. Un engagement sincère.
Héritier d’un idéal. Le legs de son père qui avait résistant. Il avait été un de soldats de la libération avec la deuxième DB du Maréchal Leclerc. Toute son enfance bercée des récits de résistance de son père. Malgré tout, notre idéal reste beau. La sécu, les congés payés, plus de gosses dans les mines, etc. Notre principal combat: partager les richesses et ressources de notre planète. Ne pas les laisser entre quelques mains. Comme c'est le cas de nos jours. Dommage que des ordures se réclamant de notre idéal ont tout foutu en l’air. Massacrant des millions de gens au nom d’un idéal qui avait été beau. Comme d’autres, au nom de religion prêchant l’amour de l’autre, massacrant des millions de prochains. Nous ne sommes plus crédibles avec tout ce sang versé. Je suis déçu, mais je reste un Coco et un agnostique. Pour quand même pas tout perdre. Rester le plus droit possible dans mes bottes. En accord avec moi avant de rendre les clefs de mon histoire. C'était la seule fois où il a vu son père chialer. Quelques semaines avant sa mort à 88 ans. Sa carte du Parti communiste dans son cercueil.
Quand il est devenu prof, ses parents ont invité tout le quartier. Un barbecue sur le carré de jardin de la petite maison. Le père et la mère si fiers de leur fils. Le premier de la famille a avoir eu le bac. Sans lui dire directement leur fierté. D’une famille ou les déclarations de tendresse et d’amour voyagent en fraude. Pas que le père à éteindre la lumière pour laisser couler les larmes. La mère était un roc. Une réfugiée italienne ayant fui le fascisme Mussolinien. Elle avait déjà fait plusieurs fois le coup-de-poing dans ses manifs. Une femme en colère. Moi, je crache à la gueule de ceux qui nous pissent dessus d’en haut. Même si je les atteindrai jamais. Mais ça me fait du bien. Ils ont volé nos enfances et nos vies pour vivre bien et offrir de belles enfances à leurs gosses. Je les aime pas et je les aimerai jamais. C’est comme ça. Et pas à mon âge qu’on se soumet. Les mots de sa mère n’étaient pas trempés dans de l’eau tiède. J’ai plus la trouille de ma femme que de Dieu et du Grand Capital, ironisait son époux. Un couple de vieux ados main dans la main jusqu’à la fin. Une femme vivante et morte en colère. Son deuxième héritage.
Quel est le livre mouillé sur la table ? J’ai jeté un coup d’œil sur la couverture. C’était un recueil de poésie de Robert Desnos. Jamais vu mon collègue se trimballer avec un livre sous le bras. Même si, en l’entendant parler, je le savais érudit sur la littérature et le cinéma. Incalable aussi sur l’Histoire – surtout la période de la Résistance. Un matin, son père était venu parler au collège. Une invitation d’une enseignante d’histoire ayant lu une interview de lui dans le journal municipal. Il avait débarqué avec toutes ces médailles de résistance. Son fils avait refusé d’assister à la séance. Personne ne l’a su, mais il est resté plus d’une heure assis dans les chiottes. Juste à côté de la salle où parlait son père. C’était une femme de ménage qui me l’avait raconté. Vivaient-ils tous les deux une aventure braconnée sur l’agenda officiel des couples? Je ne l’ai pas su. Le prof, fils du résistant, avait tout entendu. Fumant des clopes assis sur la cuvette
Une hésitation. Ouvrir ou non le recueil de poésie ? Je tends la main. À ce moment-là, un grincement. Mon collègue se rassied. Il a les yeux rougis. Le prof de maths, en train de parler, ne s’est pas interrompu quand il est rentré. Personne n’a posé la moindre question. Il toussote. Désolé pour la perte de temps. Mais je vais vous donner les appréciations pour les élèves de la classe que vous avez examinée durant mon absence. Redevenu le prof de gym rigide, mais juste. Tout gosse, même le pire, a le droit au meilleur de notre école républicaine. Encore plus dans un quartier comme le nôtre. Un imperceptible chevrotement dans la voix. Négliger un de nos élèves, c’est oublier les trois mots au fronton de nos établissements. Rare, très rare, quand il étalait ses idées dans l’établissement. Bon, j’arrête avec ma philo à deux balles. J’ai les larmes aux yeux. D’autres profs sont émus. Le conseil de classe se termine. Tous pressés de rentrer à domicile. Surtout les enseignants devant prendre un bus.
Je peux te poser une question. Le prof de gym s’arrête sur le trottoir. Ouais. Il me dévisage. Ses yeux rougis encore par les larmes. C’est bien le recueil de poèmes que tu lis ? Il ouvre sa sacoche et sort le livre. Ouais, vraiment bien. C’est avec ce bouquin que j’ai commencé à lire de la poésie. Aujourd’hui, j’en ai un paquet de recueils dans ma bibliothèque. Mais celui-ci… Il le feuillette. Ce n’est pas comme les autres. Il m’a été donné par mon père quand j’ai eu le bac. Je me rappelle comme si c’était hier. Il me l’a donné enloucedé comme par peur d’être vu. Vieux réflexe de résistant ou pudeur d’ouvrier ayant arrêté l’école à 14 piges ? Je ne l’ai jamais su. Je le vois et l’entends. Avec sa voix made in Gauloise sans filtre. Moi c’est pas trop mon truc les poèmes, mais je crois que ça te plaira à toi. Une sirène l’interrompt. Une bagnole de flic remonte le boulevard.
Il pousse un soupir. Tu vois, ce bouquin est… Mon père venait de me faire un immense cadeau. Pour me libérer de tout, même de mes certitudes. J'ai lu et me suis rendu compte de la force de la poésie. Surtout quand elle se bat. La poésie offre du doute aux militants comme moi coco souvent borné. Rigide mais juste... Mes élèves pourraient rajouter «parfois le gros con à œillères. ». Le doute qui nous manque souvent à nous militants se trouve dans la poésie et dans l’art en général. La politique ne peut vivre sans poésie. Sinon c'est juste des slogans et des chiffres, exactement comme le capital et ses publicitaires. La politique à besoin de l’art qui la secoue. Bon, assez dit de conneries. Il me tend le livre. Lis la dédicace. Je l’ouvre très délicatement. Tu peux la lire à haute voix. Ça me fera plaisir de l’entendre dans la rue. J'hésite un instant avant de m'éclaircir la voix. À Marcel, mon camarade de combat. Que la nuit retrouve ou non une aube nouvelle, les combats pour la liberté des hommes et des femmes ne sont jamais vains. Ils laissent de belles traces. Avec toute mon amitié fraternelle et de combat. Je lui rends le livre. Bon, faut que j’y aille. Je m’éloigne. Gêné de cette brusque intimité.
Bruit de pas. Attends ! Je me retourne. Désolé de... Je sais que… Peut-être que tu vas t’en foutre de tout ce que je vais te dire. Et que tu vas trouver ça très pathétique. Un truc de vieux dinosaures qui n’ont pas vu le monde changer. Il me prend le bras. Un solide le prof de gym. Tu sais pourquoi j’ai chialé comme un gosse tout à l’heure. Parce que… Tu es bien sûr au courant de la chute du mur de Berlin il y a quelques années. Je le détestais. Pas pire échec que ce putain de mur. Mais avec… Avec la chute de ce mur, je crois que j’ai tout perdu. Tout. On ne s'en remettra pas. J’ai vu des images récemment et ça m’a rappelé soudain la douleur de mes parents. Ils vomissaient ce mur mais de le voir tomber c’est aussi voir la chute de leur idéal. Ma mère avait perdu contre les gens du haut. Tous les deux y croyaient encore plus que moi. Ce matin, tôt avant les cours ; je suis allé sur leur tombe avec ce bouquin. Pas la première fois que je leur lis des poèmes. J’aime bien ce rituel. Mais cette fois, j’ai.. J’ai eu l’impression de les entendre chialer. Je sais que c'est con. Du sentimentalisme pathétique. Mais c'est mon héritage.Il a accentué sa pression.
Deux élèves du collège passent. Ils se sont retournés. Intrigués par deux profs au milieu du trottoir. On a tout raté. Ils ont tout gagné. Le monde est désormais qu’entre les mains du fric. Même Dieu et les religions sont moins forts que le fric. Le monde meilleur, j’y crois plus. C’était comme le père Noël. Sauf qu’on met plus temps à cesser d’y croire. Il me relâche le poignet. On aurait dit un gosse. Privé soudain de son plus beau jouet. Lui dire que je n’avais jamais été communiste ? Ni encarté dans aucune organisation politique. Plutôt libertaire tendance poésie punk. Rappeler à sa mémoire les millions de morts staliniens ? À quoi bon. En plus de ne pas en être responsable, ça n’aurait servi à rien. Retourner le couteau dans la plaie de son idéal perdu. Que faire face à sa détresse ? Juste un collègue pris dans les bras.
Orphelin de son Monde meilleur.
NB : Cette fiction est inspirée - très librement- d’une anecdote racontée par un ami. Il se trouvait dans la salle des profs. J’ai connu l’enseignant dont il est question. Vivant ou mort ? Je n’en sais rien. Et pas sûr qu'il aurait apprécié cette fiction d’un homme jamais militant ni encarté. En tout cas, beaucoup comme lui à y avoir cru sincèrement au monde meilleur… Les militants de base, quelle que soit la cause (même une détestée et contraire à ses idées), me semblent toujours les plus sincères. Et souvent les plus touchés quand leurs espoirs se cassent la gueule. Contrairement aux cadres et dirigeants trouvant souvent une sorte de « parachute dorée» de la politique.
Après cette « chute d'un homme », d’autres – nouveaux visages, genres, etc- ont pris la relève. En espérant que leur idéal ne se transforme pas en idéologie rigide pour finir dans le pire. Affaire « Monde meilleur » à suivre...