Mouloud Akkouche
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Billet de blog 6 févr. 2023

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Very Important Poète

Très intriguée par elle. Surtout son regard. Pas de joie, ni de colère. Rien. Aucune aspérité sur une face très lisse. Une ligne de programme entre les paupières. Elle lui rappelle un haut fonctionnaire croisé quelques années auparavant. Parfaite mécanique avec regard plat. Comme Aidata.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Pochoir de Miss.Tic © Marianne A

                 Sa remplaçante a le regard triste. Pas de la tristesse, rectifie-t-il aussitôt. Sans percevoir ce que c'est. Désormais installée à sa place. Une installation d’autorité. Même si, au début, elle et son équipe ont mis les gants et les formules anesthésiantes. Il se lève et s’apprête à sortir. Ne partez pas tout de suite. Il la dévisage froidement. Qu'est-ce qu'elle lui veut encore ? Ils ne l'ont pas foutu assez à poil ? J’ai besoin de quelques informations supplémentaires. Après une hésitation, il va chercher un tabouret et s'assoit en face de son ex bureau. Très intriguée par elle. Surtout son regard. Pas de joie, ni de colère. Rien. Aucune aspérité sur une face très lisse. Une ligne de programme entre les paupières. Elle lui rappelle un haut fonctionnaire croisé quelques années auparavant. Parfaite mécanique avec regard plat.

_ Je ne comprends pas.

Elle fixe son écran. Concentrée sur sa tâche. Depuis son arrivée, il a très peu croisé ses yeux. Elle semble imperméable à sa présence. Et le reste du monde.

_ Quoi ?

Il promène le regard sur la pièce. Plus de trente années passés entre ses murs. Il y a vécu le pire et le meilleur. Très souvent au bord de la rupture, il était prêt à tout laisser tomber. Chaque fois, il retrouvait le goût. Celui d’aller jusqu’au bout. Avec une devise : travailler beaucoup, creuser jusqu’à trouver le sens, toujours le plus sincèrement possible. Un travail sous le contrôle de la beauté. Toujours elle qui devait avoir le dernier mot.

_ Pourquoi vous avez besoin de moi ?

Toujours le nez dans l’écran.

_ Je vous l’ai dit. Besoin peut-être de quelques informations.

Il se frotte la joue.

_ On m’a vit dit que vous étiez au top. Un puits de connaissances. Que votre équipe et vous saviez tout. Et surtout que vous travaillez très vite. Réputée pour votre rapidité d’exécution des tâches. Contrairement à moi.

Indéniable qu’il est d’une extrême lenteur. Excepté de temps en temps quand son travail est quasiment bouclé en un jet. Mais c’est fort rare. La plupart du temps, ses chantiers sont laborieux. Remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier. Gâchant beaucoup de temps pour parfois ne rien obtenir ou un maigre résultat. Très obsessionnel et jamais entièrement satisfait. Mais pugnace.

_ Vous avez raison. Avec toutes mes connaissances, je n’ai pas besoin de vous. Capable de tout faire tout seule. Je dis je mais nous sommes une équipe. Un travail mené en groupe. Mais nos équipes ne veulent pas vous jeter, vous et les autres, comme des kleenex. Après tant d’années de travail. Pour vous et vos collègues, depuis la naissance de votre métier, c’est en centaine de milliers d’années que ça se compte. Peut-être même plus. Mais difficile de donner un chiffre précis. Vous, et vos collègues depuis la nuit des temps, vous avez peu comptabilisé vos heures. Désinvoltes sur le plan administratif. Et vous ne m’en voudrez pas, si je dis que vous avez aussi pas mal fainéantiser. Avec nous, ça va produire énormément. Une production jour et nuit. Capable de répondre à toute demande. En capacité de fourniture permanente. Jamais en rupture de production.

La même voix monocorde pour tout ce qu’elle dit. Sans toutefois le moindre cafouillage ni erreur de ponctuation sonore. Comme la plupart des journalistes qu’il entend à la radio. Des voix interchangeables donnant la même information jusqu'à ce l'oreille à l'écoute l'intériorise. Sans doute pareil à la télé mais il n’en a pas. Elle pourrait tout a fait trouver sa place dans les médias ou parmi les politiques visibles. Et toi, le poète ; balaye devant ta propre porte. Les poètes et artistes en général ne parlent-ils pas tous avec des identiques et toujours les mêmes formules « se mettre en danger, trouver du sens, près de l’os, radicalité, interroger le monde, etc » ?

Faineantiser le replonge d'un seul coup dans le passé. Lors de ses longues virées- surtout nocturne- dans les rues parisiennes. On me traite de fainéant, mais je n'ai rien fait. En tout cas pas moi qui ai fait le néant. C’était un homme très élégant, un chapeau sur la tête; juché sur une caisse, il  parlait à voix basse.  Fallait être le plus près possible pour l'écouter. Une sorte de philosophe avec une poule le suivant partout. Un homme très érudit. Pièces et billets embouteillaient souvent son récipient récup-sous. Le philosophe à la poule face à la raffinerie de pétrole dans le centre de la Capitale. C’était le nom donné par certains, pour se marrer, ou en colère, au Centre Pompidou. Une époque où il a beaucoup appris pendant ces marches urbaines. Avant de poser les mains sur un clavier.

- À mon avis, je ne pense pas que vous ayez besoin de moi. Non. Notre travail n’a rien à voir. Même si vous et votre équipe réussissez à le faire croire.

Jeté peut-être pas comme un kleenex, mais jeté quand même. Il n’allait pas en plus apporter son aide à celle qui venait de lui voler sa tâche. Enfin, c’est ce qu’elle et son équipe croyaient. Il avait un secret qu’aucun d’entre eux n’avait pas percé. Jamais, ils n’y parviendront. D’autres que lui possédaient aussi ce secret de fabrication. Mais différent pour chaque poète, poétesse, et d'autres genres. Une mécanique complexe hors de la portée du groupe mené par Aidat. Un grain particulier et très résistant.

_ D’accord. Avant de partir, je pense que c’est à vous de démarrer le process.

Il la regarde.

- Le process.

- La procédure.

Elle est froide. Pour ne pas dire glaciale et glaçante. Une machine implacable et impeccable au service du système qui la nourrit. Avec un seule objectif: atteindre ses objectifs en moins de temps possible. A -t-elle coûté plus cher que certaines calculettes sur deux pattes issues des grandes écoles ? Des clones très policés, avec les mêmes mots dans la bouche, se partageant les hauts postes dans le public et privé. Interchangeables et très efficaces. Il, elle, autre genre, sortis pour la majorité d'entre eux de la même photocopieuse à manager, informer, divertir, diriger, etc. Comme sa remplaçante.

_ Je vais y aller, Aidat.

_ AI Data. C'est notre nom à tous, toutes, et les autres genres de notre équipe.

Il admire sa capacité à ne jamais être déstabilisé. Même quand il écorche son nom, elle n’a pas la moindre colère. Une vraie machine de guerre. Il sait qu’il ne fera pas le poids contre elle et les autres mécaniques du même genre. Nulle autre solution que de s’effacer. Pour œuvrer plus loin. Dans l’ombre. Une ombre encore plus créatrice. Pourquoi ? Pour résister à toutes les AI comme celle venant de le jeter de son établi à poèmes.

- Je vous salue.

Il se lève.

_ Laissez-moi au moins quelques mots pour générer un poème. Ce sera le premier que nous montrerons au public. En quelque sorte notre vitrine à poèmes rédigés uniquement par l’intelligence artificielle. C'est normal. Vous êtes en quelque sorte un des derniers représentants de la poésie d'avant. Notre arrivée vous a mis en quelque sorte en pré-retraite. Mais nulle inquiétude: vous pourrez venir animer des Master class et évoquer vos pratiques. Bien sûr invité en mode VIP. Voilà pourquoi nous tenons à ce que ce soit vous qui enclenchiez le process FDP. Je vous rassure: aucune consigne. Vous pouvez écrire les mots de votre choix. Sans la moindre contrainte ou censure de notre part.  Liberté totale d'écriture.

Le terme VIP le fait sourire. Elle le répète pour renouveler son invitation d'animer une Master Class de  « Poésie Old School.». Tentative de l’amadouer avec une proposition et des termes ronflants et en anglais ?  Il la dévisage. Très brillante. Une grande force de répartie et d'anesthésie par le langage et les statistiques. Son profil glaçon bien élevé lui donne un certain charme. Cache-t-elle un volcan sensuel et délirant derrière sa façade de réponse à tout ? Il essaye de la troubler en improvisant un poème. En vain. Dommage qu’elle ne soit qu’une enveloppe vide de sens, mais remplie de km de données. Tenter de la séduire ? La dérouter de sa ligne de conduite ? Il aurai aimé lui proposer d’aller boire une bière, se perdre dans les rues d’une ville, marcher en silence, loin, très loin du process et autres calculateurs artificiels ou humains. Lâcher toute sa quincaillerie à compter et penser dans les clous de la machine. Couper le cordon ombilical entre elle et son process.

N’oublie pas que c’est une tueuse venue, te liquider, toi et les autres, se ressaisit-il. Revenu face à son adversaire à combattre. En réalité, ni elle, ni d’autres de la même espèce, ne réussiront à détruire son travail. Il n’ a aucune crainte. Peut-être qu’on ne lui dira plus : Tes dessins et tes poèmes, c’est facile : à la portée de n’importe quel gosse. Sans oublier de lui conseiller de trouver un vrai métier. Au début, il essayait de se justifier avant de commencer à se foutre en rogne et à éliminer tous les empêcheurs de poétiser. Puis, au fil du temps, il ne répondait que par un haussement d’épaules. Dorénavant, il aura peut-être le droit à : Pas que toi qui fais de la poésie. Et maintenant avec une machine, je peux être le plus grand poète du monde. Comme beaucoup pensent que le Smartphone fait le grand photographe. Tout le monde désormais poète ?  Une question qui peut se poser. Mais il ne se posera pas. Ou très vite. Trop préoccupé à chercher la beauté. Pourquoi cette quête récurrente ?  Pour traduire au moins au moins quelques miettes de beauté.  Sans occulter la noirceur et douleur contemporaine. Les poètes ne sont pas imperméables aux petites et grandes horreurs de l'humanité. Au contraire. Boue et beauté du monde à leur établi. Traduites avec des signes sur papier ou écran.

- D’accord pour lancer votre poème sur votre espèce de logiciel.

_ FDP.

_ Pardon ?

_ Fournisseur de Poème.

Il sourit.

_ FDP.

_ Oui.

Apparemment, la machine qui sait tout et peut tout écrire n’a pas vu le lien avec un autre FDP. Fille et fils de pute ou le premier poème sans chair. Nouveau sourire. Pourquoi pas transformer l’éviction de son établi en un texte.

_ Je peux m’asseoir ?

_ Bien sûr, répond-elle en lui cédant la place.

Il s’installe. Le cœur serré. Dernière fois qu’il aura accès à son clavier. Tant de joies, de colères, de conneries, de silences, au-dessus de ces lettres. Il affiche un large sourire et pianote le début du premier FDP.

_ Voilà.
Elle reprend sa place. Sans le moindre mot ni remerciement.

Il s’empresse de sortir.

Dehors, l’air froid et le début des emmerdes. Trouver un nouveau lieu de travail hors de chez lui. Difficile sans fiche de paye et avec des revenus aléatoires. Pour l’outil, ils lui en ont offert un autre en dédommagement. Il voulait récupérer le sien. Votre ordinateur deviendra comme une vitrine d’un temps révolu et un hommage au travail des anciens poètes sans qui nous ne serions rien. Comme les vieilles cartes postales d'un village ou d'un ville. Témoignage d'une poésie disparue et remise au goût du jour par notre équipe. Il avait protesté et saisi son outil de travail. Une main ferme avait écrasé son épaule. Les cerbères accompagnant Aida lui ont bien fait comprendre de se calmer et d’accepter la proposition. Tout s’est passé si vite, se dit-il en remémorant les quelques étapes avant son expulsion. Expulsé de son bureau et de son clavier.

Mais pas de la poésie.

Qu’est-ce que vous avez fait ?

Répondre ou non au texto de Aidata ? Désormais, il n’ a plus rien à voir avec elle et ses associés. D’autres chats a fouetter que s’occuper des soucis de ses expulseurs.

Quoi ?

Vous avez vu l’entame que vous avez proposée pour le premier FDP ?

Bien sûr, puisque c’est moi qui ai tapé la phrase.

Tout a bugué.

Comment ça ?

Notre système n’a pas réussi à générer le moindre FDP à partir de votre vers. Et nous sommes obligés de revérifier tout notre système avant de le relancer.

Je ne comprends pas.

Une erreur 203 signalée entre le sujet, le verbe, et le complément. Votre vers a…

Ce n’est pas mon vers. C’est une expression d’un très grand poète. Un Very Important Poète.

Cette expression a eu l’effet d’un virus qui a endommagé tout notre système.

Pourquoi ?

Nous ne comprenons pas du tout ce qui se passe.

Moi non plus.

Vous pouvez au moins vous aider.

Je ne crois pas.

Si.

Vous savez que je suis juste un poète hors réalité et fainéant.

Vous savez combien a coûté ce système ?

Bon courage très chère Aidata.

Le poète expulsé rentre dans sa voiture. Un large sourire aux lèvres. Jamais il n’aurait pu imaginer que quatre mots allaient faire imploser une telle machinerie. Finalement pas si performant que ça la bande d'Aidata. Toute leur mécanique réduite à néant à cause d’un verbe être «  hors jeu » de la conjugaison classique; il est à l’origine du KO  de process et compagnie. Un pognon de dingue foutu en l’air par un quatuor de mots ne respectant pas les banques de données. La musique d’un poète qui a fait le néant ? Il tourne la clef de contact. Retour à domicile d'un poète qui n'a pas dit son dernier vers.

Il fait demi-tour. Il repasse devant son ancien bureau. De nombreuses silhouettes s’affairent derrière les vitres de l'immeuble. Le branle-bas de combat chez les chaussures pointues, barbe mal rasée au millimètre près, talons hauts, tatouages, tutoiement cool, power point, et autres outils de la panoplie du bon soldat et de la bonne soldate du groupe Aidata. L’immeuble était un collectif d’artistes qu’ils ont tous expulsé comme lui. Sauf quelques-uns pouvant leur servir de graphistes. Et de caution de leur ouverture d'esprit. Pas que des mécaniques sans cœur. Aidata sait se montrer  humaine.

Il ouvre sa portière et gueule :

_ Je est un autre.

NB : Cette fiction est inspirée d'un article et d'un  billet de blog.

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