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Billet de blog 8 janv. 2023

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La fille au gros livre bleu

Dehors, l’hiver. Je pousse la porte. Dedans, une douce chaleur et musique. Difficile de ne pas le voir : un très gros livre à la couverture bleue. Une fille d’environ vingt-cinq ans y est plongée. Imperméable au monde. Attablée dans un bistrot de quartier sans télé ni radio. Que des visages à hauteur de visages. Avec ombres et lumières. Et sans « murs-écrans » entre individus.

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Illustration 1
© Edward HOPPER, 1938

                Dehors, l’hiver. Je pousse la porte. Dedans, une douce chaleur et musique. Difficile de ne pas le voir: un très gros livre à la couverture bleue. Une fille d’environ vingt cinq ans y est plongée. Imperméable au reste de la salle pleine à craquer et au monde. Se balader avec ce genre de pavé dans un espace public c'est souvent pour susciter une réaction, un passeport pour une éventuelle conversation ou, au contraire, un bouclier pour ne pas être emmerdé.  La réaction d'une copine quand je lui ai raconté la scène. En effet, les lecteurs et lectrices de gros bouquins sont plus visibles- surtout de nos jours parmi la forêt de Smartphones. Je souris ; à une époque, le livre très épais ou le journal Le Monde m’avait évité certains contrôles au faciès ou rassurer – notamment des femmes - sur ce jeune mec qui traînait dans les beaux quartiers. V’là le revenant annuel ! Je salue le patron.

Chaque année , je viens passer Noël avec la belle-famille habitant la la ville. Entraîne par un habitué des lieux et du jeu d’échecs, c’est devenu un rite de faire un crochet par ce café et de pousser le bois. Le patron, très jovial et accueillant, est une figure du quartier et bien au-delà. J’ai découvert par hasard qu’il était né et avait vécu dans le village de mes parents en Kabylie. Mais ce n’est pas ce qui nous a réuni. Notre lien s’est étrangement noué à distance à travers un copain commun: un allemand guide touristique vivant à Montreuil ( 93). Depuis notre rencontre il y a une dizaine d’années, nous cultivons une amitié en pointillés au fil de mes passages dans son bar. T’es tout seul. Je secoue la tête. Non, F me rejoint. Je commande une bière et m’assois.

Elle lève le nez de son pavé. Encore un dragueur ? Le relou qui va lui proposer de boire un coup  et s'installer d'autorité  dans sa solitude volontaire ? Un vieux coq ayant tout vécu et portant « c’était mieux avant » en bandoulière ? Aucune des réactions que j’avais anticipé – stupide mais quasi-inévitable ce genre d’anticipations n’était affiché sur son regard. Juste un sourire courtois en guise de salut. Je réponds d’un « bonjour » et continue ma conversation avec le patron au service à son comptoir. Elle est retournée à sa lecture. Le bar est plein. Une population très hétérogène. De tout âge et milieu. Chaque fois, la même sensation quand je me retrouve dans ce bistrot de quartier. Avec l’impression de passer une frontière pour entrer dans un micro-climat très apaisant.  Sans télé ni radio. Que des visages à hauteur de visages. Avec ombres et lumières. Et sans « murs-écrans »entre les individus. Dedans comme un interlude à notre connerie humaine.

Dehors, un pays devenu frileux. En toute saison, de plus en plus de gens ne sortent que cœur et esprit couverts, emmitouflés sous des couches d’appréhensions. Pourquoi ? Pour se protéger des coups de crocs de la nouvelle saison plus froide que tous les hivers les plus rudes : la peur de l’autre. Un pays de plus en plus recroquevillé sur lui préférant «  s’étouffer ensemble » que « vivre ensemble » au bord de la fenêtre du monde. Guère un scoop. Cela dit, ce recroquevillement a des raisons objectives, et les gens ayant la trouille de l’autre, de leur présent et avenir, ressentent d'indéniables inquiétudes basées sur des faits réels. Les citer ? Non. Pourquoi ne pas les évoquer ?

D’autres le font en permanence. Dont les confusionnistes cathodiques ou de réseaux, qui sont de grands spécialistes pour attiser le feu. Et ils y parviennent parfaitement bien.  Nulle intention de les aider et leur servir la soupe en alimentant leur fonds de commerce déjà extrêmement florissant. Lâcheté et abandon du terrain en leur laissant le monopole de la réalité et la possibilité de la tordre dans le sens qui leur rapporte gros ? Complètement vrai. Mais on a le droit à la fatigue et d'avoir envie de faire une pause ; ne pas vouloir sentir les remugles d’une nouvelle bête immonde mijotant dans une bouillie sombre au centre de la cocotte-minute de notre ère. Optant de plus en plus à me consacrer à la beauté de l’instant. Respirer hors de la pression du réel. Et surtout de celles et ceux qui l'enveniment. Rajoutant du morose au quotidien.

Ne pas sentir le sale air du temps ne l’empêchera pas de prospérer. Rester impuissant devant la cocotte-minute non plus. Que faire alors ? Croiser les bras et regarder ailleurs en attendant d’y passer à son tour ?  Même de grands militants et lutteurs au quotidien ont baissé les bras; submergés par le nombre de combats à mener chaque jour. Et pour ceux refusant de se résigner ? Pas facile. Mais nullement impossible. Faudra beaucoup d’imagination et d’actes concrets pour changer notre menu. À suivre...

 F arrive. Il connaît très bien le patron. Un vieil habitué. Son arrivée ne passe pas inaperçu. Un homme de 75 ans vêtu d’une chapka, la barbe pas taillée, il marche avec une canne. Une coquetterie comme certains voulant se donner une allure ? Pas du tout. Guère du genre à étaler ses difficultés ou le reste ; la pudeur des individus refusant de céder aux sirènes de l’impudeur- la sienne et celle d’un siècle d’étalage de soi, ou de soi, ma douleur, mon repas, mon dernier like, moi, etc.moiencore2.0 Depuis tout jeune, il a de très gros problèmes de vue – un élément important dans la vision de ses contemporains ? Un homme qu’on croirait en cavale d’un roman de Dostoïevski. Évadé d’un gros livre comme celui de notre voisine.

Elle  vient de se lever. Cigarette roulée à la main pour aller fumer sur le trottoir. Elle non plus ne passe pas inaperçue. Très jolie, souriante. Une démarche aérienne. F s’installe en face de moi. L’a-t-il vue ? Sans doute. Ne la voit-il que comme une des silhouettes parmi les autres,  une des clients du jour aperçue à travers la brume de son regard, dans un tableau de début de soirée se peignant seconde après seconde ? La question ne se pose pas. Il commande un demi et demande s’il y a toujours des échiquiers. Bien sûr, répond le patron. Il en dépose un sur la table. Après une brève conversation, comme chaque année au même moment, nous attaquons la partie. La tête dans le bois.

C’est à son tour de jouer. Profitant d’une énième sortie-fumeure de notre voisine, j’en profite pour jeter un regard en coin au pavé de mots. Sans doute un thriller vu la taille du bouquin. Pas du tout. C’est qui, me demande F. J’écorche le nom d’un auteur russe ou d’un autre pays de l’Est. F se gratte l’occiput. Sous son crâne, des dizaines de milliers de livres. Sans aucun doute beaucoup plus que sa bibliothèque déjà plus que débordante pourrait contenir. Comment a-t-il pu lire autant avec un problème de vue depuis l’enfance ? Et en plus écrire des livres et de très nombreux articles. Sans oublier qu’il a enseigné la philo. Un érudit des lettres et idées s’intéressant aussi au foot, d’autres sports, la cuisine, les animaux, les champignons… Sans jamais le moindre étalage écrasant d’une culture multiprise.

Avec toutefois une propension à la provocation. Il balance souvent – de moins en moins fréquemment- une ou plusieurs pensées à rebrousse-conversation de celle de la table. Générant de temps à autre des frottements, il aime le débats d’idées, argument contre argument; désormais, beaucoup d’échanges sur tel ou tel sujet se terminant par «  tu es » ou « vous êtes » rédhibitoire et parfois entraînant même des ruptures définitives entre amis en désaccord. Vieil ado érudit refusant de laisser les idées ronronner dans le dialogue poli et consensuel entre deux plats ? C’est vrai. Guère un adepte de l’arrondissage d’angle. Mais un homme doué d’aucune malveillance profonde, ni adepte de la volonté de diviser pour un quelconque gain- autre qu’intellectuel. Une solitude juste déçue des humains. Aurait-il préféré les voir plus « haut du cœur et du cerveau » dans la hiérarchie des espèces vivantes ? Je ne le connais pas assez pour répondre. Juste des supputation. Toutefois, je ne le sens pas complètement désabusé. Plus désespéré des humains que de l’humanité. Solitaire pudique continuant de s’interroger sur lui et le monde ?

Vous faites des études de poésie ? Quelle question à la con, me dis-je. Regrettant aussitôt ma question. Des formations de poètes ? Et puis quoi encore ; des applis et coach-poètes pour écrire de la poésie ? J’aimerais bien faire ce genre d’études, sourit-elle, la main sur sa brique de poèmes. Après quelques échanges de table à table, nous apprenons qu’elle suit des cours de décoration intérieur à Paris et, son grand rêve, serait d’intégrer les Beaux Arts toujours dans la capitale. Visiblement très intéressée par la création artistique. Elle semble plus à l'aise que nous dans le dialogue. Contrairement à nous pesant nos mots. Une conversation avec des plus de précautions d’usage de notre part. Nous prend-elle pour de vieux ( jamais de jeunes?) libidineux ? Les autres clients nous perçoivent-ils de la même façon ? Indéniable que les temps ont changé pour les échanges entre homme et femme.Et tant mieux pour elles.

 Qu’est-ce  que ça nous coûte de mettre plus de beauté et d'élégance dans notre regards et nos propos ? En réalité, on y gagne. Certains nomment ça la déconstruction. Pourquoi pas. Bien que je me méfie depuis toujours de tous les isme et aussi de ce genre d’étiquette fourre tout soluble -voir le terme résilience mis à toutes les sauces marketing à terme dans la pub : nouveaux I-phone ou voiture déconstruite. Contrairement à ce que certains tentent de faire croire,  cette évolution n’empêche pas les tentatives de séduction ; sans les mains lourdes, avec des mots, des sourires, des regards, qui doivent s’effacer au moindre «  non » de la femme en face de soi. La séduction entre individus consentants.

Aux hommes de changer leur us et coutumes pour essayer de plaire. Un certain nombre d’entre eux n’auront rien à changer : déjà élégant et respectueux dans leurs relations avec les femmes. Mais pour les autres lourdauds, dont j’ai fait sûrement partie à tel ou tel instant de mon histoire, ce n’est pas grand-chose finalement. Surtout au regard de ce que vivent et ont vécu les femmes depuis des millénaires. Même si ne pas adopter la langue inclusive, refuser de se conformer à une forme de formatage nivelant nos relations entre individus,  rire grassement (pas tous la même notion de l’humour – même chez certaines humoristes femme), ne fait pas de vous un affreux sexiste et potentiel violeur ou-et- féminicide. Nos relations entre imparfaits de tout sexe et genres ne peuvent pas se dérouler que sur un doux tapis de roses et de poésie. Bien que ça reste un idéal vers lequel il faudrait tendre. La théorie et les belles idées pas toujours raccord au quotidien. Revenons à la scène en cours sur le tableau. Elle voit très vite que le duo de joueur d’échecs ne recèle aucun danger pour elle. Sans son gros livre bleu, lui aurions-nous adressé la parole ? Pas sûr du tout.

Nous reprenons la partie. Avec la sensation d'un voyage dans le temps. Je ne peux parler au nom de F. Mais, pour ma part, j’ai l’impression de me retrouver dans un des cafés proches de mon lycée. Et plus tard, dans les bars du quartier de l’Odéon : Old Navy, le Dauphin, etc. Sans oublier La Palette et le Balto : les QG des étudiants des Beaux-Arts. Avec cette liberté de conversation notamment dans l’espace public, d’un sexe à l’autre, d’un âge à l’autre, d’un désir ou non de l’autre… Quand les bas du front de Dieu ou de l’identité, les juges, les flics, et procureurs autoproclamés, ne passaient pas leur temps à fouiller sous les crânes et les cerveaux. Mieux avant ? Non.

Tout n’était pas rose ; notamment pour les basanés et autres damnés de la terre de toutes les couleurs-des milliards de blancs se trouvant aussi sous le joug d’une poignée de dominants planétaires. Hier pas meilleur qu’aujourd’hui pour de très nombreux contemporains. Avec une récurrence, avant et aujourd’hui ; toujours moins bien pour les femmes. Elles le savent mieux dans leur chair que n’importe quel mâle que ce n’était pas mieux pour elle avant. Guère un hasard si en ce moment, plus fort qu’auparavant, elle se battent pour cesser d’être le plus ancien paillasson de l’humanité. Leur combat va sans doute changer la face du monde. Comme en Iran où le courage pourrait être renommé La courage. Même si ce n’est pas gagné d’avance. Les seules à vraiment pouvoir renverser le vieux monde ?

Qui est en réalité cette fille au livre bleu ? Un un bref et sympathique échange autour de la poésie (notamment avec l’évocation de Joseph Brodsky ). Rien de plus. Que souhaiter à la lectrice de poèmes ? Rencontrer, dans sa trajectoire, autant de poésie que dans son gros livre. La réalité n’est pas poétique ? Indéniable qu’elle l’est très peu. Néanmoins, la poésie, aussi infime soit-elle, est présente dans le tissu de nos jours et nuits de mortels. Même s’il faut faire un effort, dans le bruit ambiant et nos egos et nombrils en quête de lumière instantanée, pour entendre sa voix. En fait, pourquoi ne pas adresser le même souhait à chaque jeune et individu de tout âge. Pas que la jeunesse à voir le droit à la poésie.

Avec le recul, cet instant passager a évolué. La fille au gros livre bleu est devenue en quelque sorte le bel arbre qui a dévoilé le reste de la belle forêt. Celle que certaines télés, radios, certaines bouches plus ou moins cultivés et avec la bave au lèvres, tentent et -malheureusement- réussissent à occulter. Comme dans ce lieu où personne ne se soucie de l’identité de l’autre. Jeune, plus vieux, encore plus vieux, fille, garçon, femme, homo, trans, juif, musulman, athée, con, conne, de gauche, de droite… Personne ne demande l’ADN de son voisin ni de dévoiler une quelconque identité raciale, sexuelle, etc. Peut-être tombé le bon jour et que, le reste du temps, infusent les haines ordinaires et autres rancœurs de proximité. En tout cas : à ce moment là, je n’ai rien vu, ou peut-être refusé de voir – sourd à la voix de la lucidité pour profiter d’un interlude. Se surprendre à rêver : si tout le pays était comme ce lieu et moment ? Les plus gros rêveurs peuvent même envisager une dimension internationale. En réalité, ce qui se déroule ici, se vit dans de très nombreux endroits. Partout.

Une intelligence et beauté, des relations humaines sans nécessairement des heurts définitifs, qui sont complètement négligées des bulletins de santé du pays et du monde transmis en permanence, notamment sur la toile. Pourtant que le pire à tous les étages du siècle. Sans pour autant ne pas voir la réalité. Ni chercher à augmenter la tension comme certains médias et politiques soucieux de tirer les marrons du feu. Juste rappeler que la majorité des habitants de France et de la planète n’est pas un ramassis de tueurs, violeurs, voleurs, etc. Fort heureusement d’ailleurs. Pourquoi cette majorité plus ouverte sur l'autre et le monde n’est  que rarement mise en avant ? Parce qu’elle est moins bruyante que la minorité pourrissant notre jeune siècle. Et en plus, elle ne fait pas le buzz et ne rapporte rien en termes d’audimat. Rarement décompté les milliards d’individus sans haine de l’autre. Prêts à cohabiter en bonne intelligence, comme dans ce bar ?

Dehors, deux « pousseurs de bois » annuels marchent dans la nuit. Vers un bon repas au bord d’une cheminée. Laissant dans leur sillage une fille entre de bonnes lignes ou mauvaises. En immersion dans la poésie, loin des pollueurs; leurs prêches cathodiques porteurs de haine et division occupent beaucoup trop notre espace.. Malgré leur puissance médiatiques de pourrissement, ils ne peuvent pas l’atteindre. Trop lourds et malfaisants pour être autorisée par elle à entrer dans son silence lecteur. Circulez, il n'y a rien à pourrir. Leurs armes et éléments de langage n’ont aucun effet sur son voyage immobile. Une lectrice avec le regard de nombre de femmes, d’hommes, et d’autres genres, refusant de baisser les bras, la tête et le cœur. Des combattant ordinaires pour un accès à toutes et tous à l'extraordinaire de son intime et de celui du groupe. Elle et d’autres de tout âge restent bien présents dans leur chantier et celui de la planète. Acteurs et actrices de l'histoire en cours de notre siècle. Droit dans leurs espoirs et volonté. Un nouveau monde qui vient au monde ?

Quel grand naïf et romantique ringard, tu fais, mec, se moque la voix. Rare quand je lui réponds, mais cette fois elle va y avoir droit. Marre qu'elle me refoute tout le temps le nez dans le principe de réalité. Foutu pour foutu ma chère voix si lucide, autant donc opter pour la naïveté et son compagnon l’espoir. Certes, ça ne rapporte pas grand-chose. Mais offre un peu de bien. Et toujours ça de gagné. Pour regarder le monde avec des yeux différents. Sans tous les écrans de contrôle ni les donneurs de leçons. Le carton d'invitation est parti.

Une invite bleue. 

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