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Soixante ans et une valise. Sa manière de se présenter. Avec un sourire en coin. Son épouse avait une dizaine d’années de moins que lui. Un beau couple. Elle prof, lui architecte. Avant de pousser un chariot chargé de dossiers poussiéreux. Certains s’émiettaient. Nous travaillions dans des hangars avec des km de dossiers de retraite. Des existences stockées qui sortaient et revenaient au gré des demandes. Tous deux étaient des réfugiés iraniens. À l’époque, ils fuyaient le régime du Shah d’Iran. Quand la torture se nommait Savak. Autre temps, autre fuite. Leur sourire réflexe ne pouvait cacher la nuit des yeux. Double regard très sombre. Surtout elle. Inconsolable.
J’avais dix huit ans. Incapable de pouvoir imaginer la fêlure sous leur peau. Tout plaquer pour fuir la mort. Traverser des frontières au péril de leur vie pour finir dans un hangar sans fenêtre. Payés une misère. Ne côtoyant que des jeunes. La plupart étaient étudiants. J’y ai travaillé environ un an. À mi-temps. Le reste de la journée, je traînais dans les rues et les bars et écrivais. Nombre de rêves en bandoulière. Comme peut-être elle et lui dans leur jeunesse. Celle laissée derrière eux. Comme tout le reste. À l’époque, pas de téléphone portable. Je les voyais parfois téléphoner à la cabine du coin. Paroles express rythmées par la chute des pièces. Qui était au bout du fil ?
Sa longue chevelure brune apparaissait et disparaissait dans les allées. Une belle femme qui aimantait les yeux couleur mâle. Mais quelque chose en elle – sa blessure aux arêtes tranchantes ? – maintenait les hommes à distance. Elle était beaucoup plus rapide et efficace que lui. Il avait beaucoup de mal tenir le rythme. À plusieurs reprises, je l’ai vu remplir le chariot de son mari. L’homme, chargé de surveiller notre rendement, était un ancien militaire. Revêche et autoritaire. Sauf avec le couple. Comme soumis à une autorité qu’il devinait. Un couple de la très haute bourgeoisie iranienne. Élégants et raffinés. Un couple d'une grande classe.
Un matin, ils ne m’ont pas entendu entrer dans le hangar. Je me suis arrêté au milieu de l’allée. Il lui caressait la joue. Elle avait posé sa main sur son épaule. Leurs voix étaient douces. De loin, ils ressemblaient à deux ados. Avec les gestes maladroits d’une première fois. Elle lui est tombée dans les bras. Il l'a serrée contre lui. Elle pleurait doucement. Il lui caressait les cheveux et parlait. D’une voix douce. Il parlait en persan. Une langue que je ne parle pas. Pourtant, avec le recul, je peux traduire ce qu’ils se sont dits tous les jours. Avec ou sans mot. Que se disaient-ils ? Ma maison, c’est toi. Échange de regards. Ma maison, c’est toi. Elle le sait, il le sait. Une certitude gravée même dans leurs silences. Personne ne pourra leur ôter. Invisible sceau. Leur secret remplaçant un toit perdu.
Quand j’ai quitté le « hangar à retraite », ils continuaient d’y travailler. Je ne les plus jamais revus. Que sont-ils devenus ? Restés en France ou repartis au pays de leurs premiers pas ? Je ne le saurais jamais. Pourtant, je les revois. En croisant des couples en fuite. Corps à deux têtes. Comme si l’autre était une boussole. Pour ne pas s’égarer ni perdre la mémoire. Blessés ensemble. S’aiment-ils réellement ? Soudés qu’à cause de l’exil ? Peu importe. La beauté est présente. Qu’il s’agisse d’une beauté en exil ou non. Ici et là. La beauté est partout. Quand nous essayons de nous mettre à sa hauteur. Sans la souiller ni vouloir se l’approprier. Saluons la beauté quand elle habite notre histoire.
Notre maison, c’est elle.