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Billet de blog 9 janv. 2023

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En queue de colère

Guère un hasard si sa langue a fourché.« Nous étions des ados heureux et insouciants qui… On ne se doutait pas que nous vivions la queue de colère des trente glorieuses. Le début de la fin de la classe ouvrière rêvant de l’ascenseur social pour ses gosses. On s’est fait mettre profond. Une bande de naïfs croyant aux promesses..» La colère semble sa seule valeur-refuge.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
© Paterson Ewen

 « D'après mon expérience, les gens ne veulent pas simplement lutter pour survivre, ils aspirent aussi à être de bons parents, de bons époux ou épouses, de bons enfants, de bons amis... Le plus souvent, malgré ces intentions louables, ils échouent. Et cet échec les fait entrer dans la dimension tragique, celle dont parle la littérature. »

                              Russell Banks

                Guère un hasard si sa langue a fourché. « Nous étions des ados entre 75 et 80. Certes pas que du bonheur à tous les coins de nos rues de jeunesse. Came et sida ont emporté beaucoup de nos potes. Mais, avec le recul, c'est une période dont je garde finalement beaucoup de très bons souvenirs. Surtout la rencontre avec....». Elle s’est tu et a fixé un point invisible dans l’air. Un visage, vu que d’elle, venait sûrement de se glisser dans le silence. L'un de ses compagnons avait succombé à une crise cardiaque. « Nous étions des ados heureux et insouciants qui… On ne se doutait pas que nous vivions la queue de colère des trente glorieuses. Le début de la fin de la classe ouvrière rêvant de l’ascenseur social pour ses gosses. On s’est fait mettre profond. Une bande de naïfs croyant que le matin du grand soir était arrivé, juste en votant. Pour se retrouver dans la pire des nuits.». la colère semble sa seule valeur refuge. Elle la trimballe depuis l’enfance. Déjà à l’école primaire, d’après certains de ses proches. Je ne l’ai rencontrée qu’au collège. Très vive et intelligente. Elle apprenait vite et savait restituer la matière apprise sur papier. À mon avis, une des meilleures élèves de l’établissement. Rire avec elle de son lapsus?

Visiblement pas le moment de plaisanter ce jour-là. « Tu t’arrêtes cinq minutes. Je me fais ma p'tite respiration avant de me taper les courses de la semaine.». Assise sur un banc, elle venait d’allumer une clope. Son cabas à roulette sur le trottoir. Je me suis installée à côté d’elle. Pour cinq minutes fondues dans une quarantaine d’années. Lors de nos rencontres, elle et moi évoquions notre passé commun. Mais sans s'appesantir dessus, pour passer à l'actualité au présent. Sauf ce matin de début de printemps. Elle parlait très vite, sans doute pour ne pas-ne plus ?- être interrompue. Gouailleuse, mais avec une langue aux mots chois et nourrie de tant de lectures. Une élève très brillante qui a commencé à bosser à l'âge de seize ans. Pourquoi est-elle restée au bas de l’échelle sociale ?

L'une des raisons importantes est son origine. Une fille de pauvres. Certes blanche et chrétienne, née en France, mais de parents venus de l’autre côté de la frontière. Et pas de telle ou telle grande famille italienne venue s'installer au pays des Lumières et des Arts. Un voyage en déclassés. Longtemps des macaronis ou spaghettis humiliés avant de voter pour l'expulsion des bougnoules. Elle n’a jamais cédé à cette facilité de cracher sur le dernier venu en espérant que ça hissera dans la hiérarchie sociale. Des leurres très bien vendus sur le marché de la haine. Autres temps, même regard sur le salaud de pauvre venu d'ailleurs pour ses miettes de misère. Hors de question pour elle de se tromper de cible.

Plutôt encline à l’empathie. La solidarité d’une femme de 63 ans ayant vécu des situations semblables. Toutefois, elle ne supporte pas le regard de certains nouveaux humilés – noires de peau, métisse, beaucoup musulmans- la considérant comme une « bourgeoise de Gauloise ». D’un seul coup remisée dans le camp de celles et ceux traitant ses parents de macaronis. Aujourd’hui, ma gueule n’est plus celle d’une humiliée, m’expliqua-t-elle, parce que je ne suis pas noire ou musulmane. C’est ce que pensent certains, loin de ce qu’elle vit ; notamment des journalistes et artistes la considérant comme une blanche nantie. Pareille pensée réductrice que quelques jeunes gosses, traînant en bas de son immeuble, qu’elle a envie de baffer. Certes, elle ne subit pas leur contrôle permanent au faciès. Mais dans la même galère au quotidien que les parents de ces gosses. Un quart de siècle qu’elle est en location dans l’appartement hlm de ses parents. Là où ils sont morts. Sous le même toit où elle a élevé en partie ses quatre enfants. Avant sans doute d’y finir à son tour.

Basculera-t-elle dans tout ce qu’elle a toujours combattu ? Votera-t-elle à l’extrême-droite comme plusieurs vieux copains et copines ? Des question qui peuvent ses poser. Je la sens très fragilisée. Sa colère contre les puissants de ce monde se tourne peu à peu pour les impuissants de proximité. Plus facile à atteindre. Au moins, elle peut en voir les effets en direct. Alors que jamais sa colère n’attendra les puissants. Un soir d’ivresse commune, nous avions parlé de littérature. Toi, tu as les mots pour sortir ta colère, et un statut, même si tu gagnes moins que moi femme de ménage. Sa façon de me rappeler à à raison que je suis un nanti. Plus tout à fait du même monde. Un touriste de passage dans son quartier d'enfance. 

Je suis sans doute devenue en partie amère , très fatiguée dedans,  mais pas aveugle et conne, finit-elle par dire. Une irréductible lumière dans les yeux. Usée mais encore capable de discernement. Sa capacité à penser, prendre du recul, sur elle, sur les événements, était une gageure dans une ère de raccourcis. Jamais les pourvoyeurs de divisions entre «  bas de l’échelle » ne réussiront à manipuler ses frustrations. Elle ne reproduira pas sur les nouveaux immigrés et leurs enfants ce que ses «parents Macaronis» et elle ont subi. Côté pauvres: double-peine pour les femmes. Même si une poignée de «  p'tits cons de proximité » la gonflent, elle ne se fera pas avoir par le confusionnisme ambiant. Gardant la mémoire de sa propre exclusion. Une femme qui aura toujours du cœur et un cerveau.

Son visage avait vieilli depuis la dernière fois où nous nous étions croisés. Trois ou quatre années. C'était elle qui avait insisté avec un " je m'en fous de vieillir. Toi aussi, tu as vieilli, mon pote. c'est comme ça. Mais j'ai encore de beaux restes à promener. ». Elle m'avait adressé un clin d’œil. Excepté son visage essoré par le temps et  la course quotidienne,  elle avait en effet conservé de beaux restes de la brune flamboyante qui faisait rêver nombre de mecs du quartier. Sortant toujours maquillée et attentive à sa tenue vestimentaire. La réalité; elle l'a prise en pleine gueule. Une claque à peine sortie du collège. Le quotidien d’une mère isolée qui s’est battu pour élever ses enfants avec un toit sur la tête et un frigo rempli. Tellement préoccupée par la survie, elle a quelque peu négligé le scolaire ; aucun de ses enfants ne pourrait – comme elle- prétendre à de longues études. Pas grave, s’ils font ce qu’ils aiment, se rassure-elle. « Maman, si je suis nul à l’école c’est pour pas te vexer en te dépassant. ». La blague d’un de ses fils. Elle avait esquissé  et repris sa tache en cours. Au cœur de la nuit, elle y a repensé et explosé. Ses poings solitaires fermées dans le noir de sa chambre. Une femme très en colère elle.

Les cinq minutes étaient très largement dépassées. Ni ni l’autre n’avait envie de couper court à cette rencontre. Relançant la conversation à tour de rôle moment où le silence se faisait plus présent. Chaque regard sur l’autre comme des cartes postales de notre jeunesse commune. « Tu as eu raison de partir. J’ai voulu rester fidèle à tout ça et...». Elle balaya notre ville natale d’un large geste. Ses yeux s’embuèrent. Elle se leva d’un bond, claqua deux bises sur mes joues, prit son caddie, et se dirigea à grands pas vers l’entrée du supermarché. Je la suivis du regard. S’éloignait le dos d’un corps usé au labeur. Mais aussi rongé plus profondément. Là où les voix égrenant des chiffres sans chair ne pourront jamais pénétrer. Quel est ce sanctuaire inviolable de beaucoup d’ écrasées. La dignité.

Parfois, notamment en écoutant des trentenaires mécontents du monde, un sentiment d’échec me traverse. Comme toutes les autres générations précédentes, dont celle, si critiquée pour son égoïsme de baby-boomer plus préoccupés de leur jouissance que de l’avenir de la planète ; nous aussi -dix ans après mai 68-avons échoué à améliorer le monde. Même si, pour être franc, je n’ai pas été et ne le serai jamais, un militant, ni un batteur de pavé à la moindre injustice. Un égoïste en quelque sorte comme ceux que je dénonçais. Toujours bien planqué derrière la fiction solitaire. Autrement dit, je n’ai pas le même sentiment d’échec que le sien dont elle ne peut visiblement pas se débarrasser. Très rares les jours sans y penser. Son constat d’échec n’est pas uniquement le sien.

Partagé avec millions d’autres. Toutes celles et ceux, issus de classes populaires, qui ont cru aux promesses. Comme Liberté Égalité Fraternité inscrit au fronton des écoles de leur quartier ou village. Certains ont moins pris de coups que d’autres. Plus solides ? Moins naïfs ? Même les moins meurtris traînent derrière eux une comète chargée d’espoir trahie. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient, ironisent les cyniques. Et avec raison. Avec le recul, y croire et avoir perdu est en partie une victoire. Celle du refus de la résignation. Sans promesses, pas de lendemain possible. Espérer au risque de la désillusion ? Ne pas croire aux promesses et rester sans espoir ? Un dilemme vieux comme le monde.

Elle écrasa son énième mégot et se leva. Je l’imitais. Nos visages à quelques centimètres l’un de l’autre. Ses yeux s’étaient embués. Deux sexagénaires embarrassés à quelques centaines de mètres de leur collège. Elle était restée à domicile, lui avait quitté le quartier à l’âge de 18 ans. Et la ville depuis plus d’une vingtaine d’années. «Tu as eu raison de te barrer.».. Elle claqua deux bises sur mes joues, posa la main sur son caddie, et se dirigea à grands pas vers l’entrée du supermarché. Je l'ai suivi du regard. Sa silhouette est usée par le labeur. Avec le poids de rêves sans ailes d'une collégienne inconsolable. Mais une femme restée lucide.

Malgré les échecs, ses désillusions, la conscience de sa part de responsabilité face aux événements, ses renoncements au moindre échec, elle a encore une volonté. Prête à tout pour défendre ce qui lui reste. Une perdante voulant garder le trousseau de clefs de son histoire. Même si, au fil du temps, elle avait été vidée de ses espoirs et ambitions. Jusqu’à ce qu’il ne reste pas grand-chose des rêves d’une petite fille aux yeux plus gros que ses origines. Plus qu’une seule clef pour ne pas tout avoir perdu.

Gardienne de sa colère.

NB: Plusieurs collégiennes et collégiens d'un quartier populaire se côtoient dans ce portrait de femme en colère.

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