Mouloud Akkouche
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Billet de blog 9 mars 2023

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La promesse des mots

Le ventre ou le cerveau ? Son père a tranché. Les deux. Tout en continuant de se battre pour que sa fille Donya mange. Ainsi que le reste de la famille. Même pas question de pouvoir remplir un estomac ; juste qu’il ne reste pas trop longtemps entièrement vide. S’alimenter est devenu un combat quotidien. Prioritaire sur tout le reste. Il a six bouches à nourrir. Et une promesse à tenir.

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                 Le ventre ou le cerveau ? La question s’est posée. Son père a  tranché. Les deux. Tout en continuant de se battre pour que sa fille Donya  mange. Ainsi que le reste de la famille. Même pas question de pouvoir remplir un estomac ; juste qu’il ne reste pas trop longtemps entièrement vide. S’alimenter est devenu un combat quotidien. Prioritaire sur tout le reste. Survivre aujourd'hui avant tout. Demain sera une autre faim. Il a six bouches à nourrir. La sienne passe toujours en dernier. D’abord ses enfants. Six regards qui le tiennent encore debout.

Se battre en plus pour tenir sa promesse. Il le fera. L’autre nourriture à trouver est invisible et a besoin de temps pour apporter ses bienfaits. Que veut-il pour sa fille ? Qu’elle puisse, comme ses frères, aller à l’école. C’était le souhait de sa mère. Avant d’être tuée par une balle. Je veux pas que Donya soit comme moi. Donne-lui ce qu’on m’a jamais donné : les mots pour écrire. Notre fille en aura besoin. Donne-lui. Pour qu’elle puisse savoir et transmettre aux autres . Raconter notre histoire. La vraie. Fais-le pour elle. Et pour moi. Promets-moi que Donya ira à l’école. Elle écrira ses mots. Et les miens. Mes mots volés par la nuit des hommes. Fais-le. Il tiendra sa promesse. Comment nourrir le cerveau de sa fille ?

Plus difficile que six estomacs. Il a conscience de l’ampleur de la tâche. Pourtant, il ne fléchira pas. Le regard d’une femme l’accompagne. De l’autre côté, elle l’aide à ne pas fléchir. Vers qui se tourner pour avoir de l’aide ? La famille ? Les amis ? La plupart des hommes refuseront de l’aider. Pensant qu’il a tort de vouloir instruire sa fille ? Certains, sûrement, trouveront que c’est inutile de transmettre l’écriture et la lecture à une petite fille de 12 ans. D’autres refuseront uniquement que parce qu’ils ont peur. La trouille au ventre. Comme lui, ils marchent souvent tête baissée. Les yeux à ras du sol ou fuyant. Inquiet à l’idée qu’on lise dans leurs yeux. Quoi ? Ce qu’il pense vraiment ; sous la couche de peur d’être tué. Un certain nombre d’entre eux ne sont pas d’accord avec le nouveau régime. Mais ils veulent continuer de vivre. Même voilé de l’intérieur.

Zoya a plissé le front. Je ne dis pas que toutes veulent l’ôter. Qui suis-je pour parler au nom de chaque femme ? Pour ma part, je ne l’ôterai pas. C’est devenu comme une habitude. Ça fait partie de moi. Et les hommes et les femmes qui me connaissent peuvent témoigner que je ne suis pas soumise. Disons que pour moi, c’est… C’est ma boussole de tissu. Si j’étais jeune, sans doute que je penserai différemment. Et que je balancerai ce morceau de tissu aux orties. Le monde a changé. Les femmes veulent profiter du changement. Et c’est tout à fait normal.  Les jeunes filles et les femmes veulent vivre avec leur temps. Moi, je suis vieille et... Zoya a un petit soupir. Je reste quand même lucide. Des hommes s’en servent pour nous écraser nous les femmes. Mettre leur pied sur nos têtes. Je sais que la plupart des femmes le portent par crainte. Ne pas être voilée ici c’est déjà la mort. Notre lutte, c’est pour avoir le droit de choisir. Sans être tuée ou considérée comme une prostituée. Pour ça que je me battrai pour que le voile ne soit pas obligatoire. Faut l’inscrire dans la loi pour que ça rentre sous le crâne de certains hommes. Que chaque fille et femme puisse décider ou non de porter le voile. Surtout que Dieu ne l’a pas rendu obligatoire. Ni de croire en lui. Encore moins de tuer en son nom. Mais pas que ce problème de voile à résoudre. Même s’il est important pour l’avenir des femmes d’ici et d’ailleurs. Nous avons aussi d’autres problèmes à résoudre dans notre pays. Elle a bu une gorgée de thé. Très lentement. Savourant ce qui est devenu une denrée de luxe.

Elle s’est redressée sur son fauteuil. Vous aussi les hommes, vous êtes soumis. Incapable de vous révolter. Vous n’arrivez pas à la cheville des femmes en Iran qui se battent au péril de leur vie. La vieille femme était connue pour ne pas voir la langue dans sa poche. C’était la première personne à qui il a parlé de son projet. Sans s'attendre à être qualifié de soumis. Insistant sur le fait qu’il était voilé de l’intérieur. Jamais il n’y avait pensé. Pourtant la réalité. Soumis comme la majorité des hommes qui ne supportaient pas leurs conditions de vie. Sans réagir. Pas que toi qui est soumis, si ça peut te rassurer. Tout un peuple l’est. Plus complexe de résister quand nos ennemis nous ressemblent. Tous nés sous le même ciel. Nous avons les mêmes mots, les mêmes plats, les mêmes chansons… Des hommes sortis de nos ventres de femmes. Venus au monde grâce à notre chair. Protégés des mois durant dans nos ventres. Leur première maison c’est une femme. Nous les femmes qu’ils veulent cacher du monde. Pourtant les premières à avoir ces hommes tout nus. Leur laver les fesses et l’entre jambes. Elle a pointé l’index sur la fenêtre. Mais l’ennemi n’est pas qu’ici. Entre nos montagnes-murs. Les ennemis sont aussi-là-bas. Ils décident de nos vie ici. Pourquoi je parle d’eux? Le premier problème ce sont les ennemis d’ici. Nos propres visages qui nous détruisent. Revenons à l’objet de ta visite. Sa voix était froide. Pas la moindre émotion ne transparaissait sur ses traits. Seul son pied droit tremblait.

Nul besoin de mot. La réponse se trouvait entre ses paupières. Une soudaine lumière dans le regard. Les yeux d’une femme de 89 ans. Elle a affiché une large sourire. Quand tu veux. Je suis à ta disposition. Mon mari est mort, mes enfants partis loin. Tout ça pour te dire que j’ai beaucoup de temps. Il l’a fouillé du regard. Mais… Ca peut-être dangereux. Elle a souri à nouveau. Le sourire d’une femme sans la moindre peur. Dieu, là-haut, ne me fais pas peur. J’ai des choses à lui dire quand on se verra. Et je ne vais pas le rater. Ce ne sont pas de simples hommes qui vont me faire peur. Me tuer ? Ils le peuvent. Mais ce n’est pas pire que les morts que je croise ici du réveil au coucher. Surtout celle des petites filles dont on a l’impression qu’elle porte le poids de la nuit sur leurs épaules. Et au fond de leur cœur. Déjà des yeux des mortes vivantes. Certaines à peine nées. Pas qu’elle a porté la nuit. Je la vois aussi dans ton regard. Celui d’un homme soumis. Incapable d’aider sa fille a devenir une femme libre. Il s’était retourné. Pour qu’elle n’aperçoive pas sa colère.

D’abord contre elle. Qu’est-ce que raconte cette vieille folle . Pourquoi lui en avoir parlé ? Elle risquait en plus de l’ébruiter et lui finir en prison ou dans un autre trou pour l’éternité. En plus des risques encourus, il savait bien que sa démarche était inutile. Vouée à l’échec. La vieille voisine est devenue sénile. Elle répète les mêmes mots en boucle. La plupart des hommes et des femmes la prennent pour une folle. Lui aussi parfois. Une folie qui l’a sans doute protégé des pires châtiments. Elle peut dire à haute voix ce que lui et d’autres pensent en silence soumis. Pas une réponse positive dans ses yeux. Il l’a interprété. Que la lumière de folie d’une vieille femme au bord de sa tombe. Il l’a regardé et a blêmi. Elle a raison. Sa colère s’est déplacée contre lui. Il se sent soudain minable. Un homme soumis ; elle a raison. Une larme coule le long de sa joue.

Zoya a posé sa tasse sur la table. Tu n’as pas besoin de te cacher pour pleurer. Tes larmes sont ta fierté et ta liberté. Offre-les à la lumière. Et  aux autres. Laisse couler tes larmes. Et après va te battre pour ta fille, toutes les autres filles et les femmes, pour la mémoire de ton épouse, pour.... Pour toi aussi. Et pour tous les hommes. Pour un peuple entier. Que tes larmes et tes mots ne soient pas inutiles. Retire le voile invisible que tu portes dans ta tête. Et que tout un peuple porte. Nous avons besoin de récupérer notre pays. Après l’avoir laissé trop longtemps entre des mains venues d’autres pays. Aujourd’hui, nous avons plus d’occupants. C’est vrai. Mais je le considère comme des occupants. Faut résister et leur enlever le pouvoir. Pour le reprendre et construire un nouveau pays où… Retrouver le goût de la vie et des saisons. J’ai déjà trop parlé. Sors d’ici et prends les armes et... Il s’est retourné. Oui. Je vais prendre les armes. Mais j’ai besoin de vous Zoya. Elle a froncé les sourcils. Je t’ai déjà dit oui. Rentré soumis chez elle, reparti relevé. Ses yeux à hauteur d’horizon.

Comment agir sans se faire repérer ? Surtout que le plus haut dignitaire de leur village était un dur. Très craint. Un colosse de 67 ans surnommé l’Étrangleur. La légende dit que, dans sa jeunesse, il aurait étranglé un ours. Sans doute faux, mais la force de ses énormes mains était réelle. Il ne cessait de penser à son projet. Le premier constat était qu’il ne pouvait pas opérer tout seul. Qui mettre dans le secret ? Son beau-frère. Première demande, première réponse enthousiaste. Le beau-frère haïssait les nouveaux dirigeants du pays. N’attendant qu’une brèche pour venger sa sœur. Vraiment une bonne idée que tu as eu, mais… À deux, on ne peut rien faire. On a besoin d’autres hommes. Et aussi des familles entières. Il a dévisagé son beau-frère. Jamais un homme voilé de l’intérieur. Je tenais à te dire que… Ma sœur Emna serait tellement fière de ce que tu veux faire. Les deux hommes s’étaient tombés dans les bras. Avant de faire la tournée des familles. Jamais, ils n’auraient pu pensé avoir obtenir autant de soutien. Une famille proposa même un local. Tout pouvait commencer.

Zoya était assise sur une chaise. Face à elle une quinzaine de filles. Des adolescentes. Tellement de demandes qu’il fallut organiser un tirage au sort pour les premières élèves. Les autres en liste d’attente. Pour intégrer l’école Ebna Meassoud. C'était Zoya qui a insisté pour que le lieu porte ce nom. Vraiment moche ici. Cette cave n’est pas à la hauteur de ce qu’on va faire ici. Une des plus belles choses du monde : apprendre à lire et à écrire. Elle a pris une grande inspiration. Si tu meurs avant moi, ma fille, je pourrais pas inscrire ton nom sur ta tombe. Plus que la honte pour moi. Et je pourrais même pas vérifier ce que d’autres auront écrit sur la tombe de ma propre fille. C’est ce que me disait ma mère. Elle a bien son nom sur sa tombe. Zoya promène le regard sur ses élèves. Laissons la mort derrière nous. Lire et écrire c’est la vie. Grincement de porte. La panique sur tous les visages

L’Étrangleur immobile dans l’embrasure de la porte. Seul. Vous avez cru me tromper. Je sais tout. Ce village est sous mes ordres. Il s’approcha de la vieille femme. Toi, je te connais. Tu es Zoya. Il se planta devant sa chaise. Entre les élèves et elle. Zoya lui jeta un regard méprisant. Ta mère ne t’a pas appris le respect des vieilles femmes. Ni celui d’une classe d’école. Il a froncé les sourcils et caressé sa barbe. Cherchant ses mots. Justement, je viens pour elle. Plutôt pour sa mémoire. Il s’est tourné vers les élèves. Cette vieille femme en face de vous n’est pas folle. Elle est la mémoire de nos montagnes. De ce village et même de tout le pays. Il s’arrêta de parler et posa les yeux au sol. Le colosse semblait avoir rétréci d’un coup.  Elle a appris à lire à ma mère et mon père. La plupart des anciens de notre village qui savent lire et écrire, c’est grâce à elle. Cette femme devant vous. Faut la respecter. Il a redressé la tête. Le même respect que pour nos montagnes. Une très grande femme. Il a regardé Zoya. Je voudrais te dire que... Merci de la part de mes parents. Puis il est reparti.

Quelques jours après, un homme apportait un gros carton à Zoya. À l’intérieur, des cahiers d’écolier et d’autres fournitures scolaires. S’il y a besoin d’un autre lieu pour l’école, je peux vous en proposer de mieux. Tant que l’étrangleur sera la, vous ne risquerez rien. Tous mes hommes me soutiennent. Dans d’autres villages, même en ville, il y a des écoles clandestines. Pour que nos sœurs et nos mères soient elle aussi armés. Pour les combattre. Peut-être que ce village deviendra le haut lieu de la résistance. Que Dieu veille sur cette nouvelle école. Son premier réflexe a été de brûler le courrier. Ne pas laisser la moindre trace. Puis elle était revenue à table. La liste des élèves en mémoire. Chacune eut son cahier à son nom. Tout commence par là, sourit Zoya. Le nom d’une élève sur un cahier.

Donya Meassoud

NB : Une fiction sans doute loin de la terrible réalité vécue par les femmes afghanes.  Un texte écrit à chaud après avoir entendu cette interview. La voix couleur colère d’une journaliste. Sans langue de bois, ni manichéisme (belle leçon d’intelligence et de subtilité à rebrousse vision unique du monde ). Qui est cette journaliste ? Solène Chalvon-Fioriti. Elle a réalisé un documentaire : Afghanes. Un très grand merci à elle pour elles.

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