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Accrochée à un rêve dégringolé. Elle n’a plus que ça pour ne pas sombrer, rajoute B. Je pose un regard étonné sur lui. Première fois qu’il me parle de V. Avec une grande tendresse mêlée de colère. D’habitude, il évoque H, le copain de V. Chaque fois pour décliner sa déchéance. H n’a rien fait de son talent. Sans doute comme ça qu’il a tenu V. Elle a cru en lui. Mais, au fil du temps, elle n’ a rien vu venir. Toujours des si j’avais pu ou c’est la faute de… Elle a cru en lui. Mais lui n’a jamais cru en elle. Il l’a vampirisée. Aujourd’hui, V est vide. Plus rien. Que dalle. Si ce n’est de s’accrocher à l’homme qui lui a volé sa vie. Il s’arrête de parler pour aller pisser. Et sans doute commander une énième mousse. Dans l’ombre de V, de très nombreuses femmes. La liste commence dans la nuit des temps. Et elle continue.
Prise de conscience à 65 ans de la souffrance des ombres. Toutes ces femmes servant de régisseuses. Juste là pour faire le service et s’assurer que tout va bien. Des milliards de régisseuses. Dans tous les milieux. Effaçant leurs rêves de petite fille pour laisser toute la place aux rêves du petit garçon. Comme ceux de cet homme conscient soudain de la place d’une femme côtoyée depuis des décennies. Dans son sillage, d’autres : de sa mère à ses copines. Brusque prise de conscience d’un macho refusant d’être emmerdé par « les bonnes femmes ». Toujours prompts à les critiquer et à les rabaisser. Il revient et continue de parler de V. Avec des larmes dans la voix.
Il se roule une clope. Ses sourcils de plus en plus froncés. Elle n’a plus de lumière dans les yeux. Tu te souviens comment elle était belle. Des yeux vert lumineux. Une putain de présence. Avant que l’autre lui pique peu à peu sa lumière. Lui s’éclairait. Et elle s’éteignait. Tout ça pour quoi ? Rien. Il n’a rien fait de son talent. Ni de sa lumière à elle. Désormais deux regards complètements éteints. Collés ensemble, parce qu’ils n’ont plus rien. Elle a tout donné. Il a tout pris. Ils n’ont plus rien. Double échec. Elle aurait dû se barrer. Depuis quelque temps, je pense à elle. Sale vie. Pas celle qu'elle rêvait quand elle était petite fille. On devrait jamais grandir. C'est trop tard.Il se tait et balaye la terrasse des yeux. Un regard au crépuscule de son histoire.
Indéniable qu’il a raison. V a beaucoup trinqué. Plusieurs décennies à encaisser. Offrant son existence sur un plateau à un prédateur désormais édenté. Je sais ce qu’il a infligé à V. Même si nous n'en avons jamais parlé. Des coups ? Je ne sais pas. Des humiliations ? Sans doute. Aller le chercher au commissariat ou à l’hôpital, se morfondre des jours entiers à ne pas savoir où il est et s’il est vivant, le pressentant dans les bras d’autres femmes… Je sais que ça a été le quotidien de V. Une vie de merde, pourrait-on résumer sans risque de se tromper. Pour autant, je veux aussi penser à H. Certes pas pour l’excuser. Ni lui pardonner. Sans chercher non plus à le juger. Ce n'est pas mon rôle. Quel être parfait suis-je pour le juger ? Je ne suis pas non plus flic, procureur, psy, assistante sociale, etc. Juste des interrogations sur un vieux copain. Une amitié à perpète.
Comment a-t-il pu dégringoler? Intelligent, sympa, talentueux, beau… Tout pour réussir, selon de nombreux critères. En plus, avec une fille comme lui; elle avait tout pour réussir. Deux ados qui allaient décrocher de belles étoiles. Jamais, je n’aurais pu imaginer ce jeune couple dégringoler ensemble. Une dégringolade dont je crois, il a été le moteur. Pourquoi ? Il y a une ou plusieurs raisons. Un inceste ? Une scène terrible sous le toit familial ou ailleurs ? Une trouille de gosse jamais apprivoisée ? Pas la bonne rencontre pour offrir du camp à son talent ? Sans doute que je n’aurais jamais la réponse. Les rares fois où l’on se croise, la conversation reste dans le vague. Deux enfances dans nos regards-miroir. Pourquoi remuer la boue sous nos peaux ? Inutile. Le temps va emporter la mise.
B est redevenu B. Balançant à nouveau ses phrases coupantes. Ses yeux -dernier témoin d’une beauté passée- colère passe d’un visage à l’autre. Avec un long arrêt sur la copine attablée avec nous. Il ne cesse de l’agresser verbalement. Guère un hasard ; elle lui plaît beaucoup. Mais il est incapable de trouver les mots. Personne ne les lui a appris ? Il n’ a pas fait l’effort de les inventer ? Ses frustrations plus fortes que son désir de séduire ? Dorénavant plus que la haine de soi et des autres dans son corps vieillissant ? Les réponses dans sa solitude sans concessions. Il se tourne vers un groupe de jeunes. Ils boivent des coups et refont le monde. Aussi beau, stupides, géniaux, vivant, que lui au même âge.Sa colère augmente. Il les fusille du regard. Prêt à leur jeter ses mots incendiaires. Passer sa rage de ce qu'il n'a pas été et ce qu'il est devenu. Détruire son crépuscule dans leurs yeux couleur lumière.
L’ivresse plus forte que sa colère. B est assommé par les pintes à rallonges. Il se tait. Pourquoi j’ai dit ça ? J’aurais dû la fermer. Son silence déjà traversé des reproches du réveil le lendemain. Quand les regrets et rêves perdus sucrent son café. Il se lève, paye, et va rejoindre son bus. Je le regarde s’éloigner. Démarche titubante ; que les autres qui la voient. Je paye et m’en vais. Titubant dans le regard des derniers attablés. J’avance à pas lents sous une nuit étoilée. Des grappes de jeunes marchent dans les rues. Le monde a leur parfum. Celui de celles et ceux qui continuent de leur faire tourner. Que racontes-tu ? Le monde ne tourne pas rond. C’est une évidence. Le monde va mal. Je l’entends depuis tout gosse. Plus mal en notre jeune siècle ? Je ne sais pas. Toutefois, il y a une certitude : donner des mauvaises nouvelles du monde est beaucoup plus facile avec les nouvelles technologies de l’information. La noirceur se propage à la vitesse des réseaux. Et elle se vend mieux.
Que dire à V et H si je les croise ? Peut-être que B et moi avons totalement tort. Que quelque chose a échappé à notre scan négatif de leur trajectoire de couple. Et si c’était tout simplement une histoire d’amour. Avec ce qu’elle comporte de joies et de douleurs. À vrai dire, je ne sais pas trop quoi en penser. Persuadé que V a souffert. Une réalité lisible entre autres à travers son corps de- c’est elle qui le dit- grosse baleine moche. H est un indéniable salaud, égoïste, et j’en passe des pires. Mais… Quoi mais ? C’est un salaud. Elle a souffert. Et les trois petits points du mais ? Un lieu que ne peuvent atteindre nos scans et autres radars. Hors de la machine à étiqueter. Le lieu ou la part d’indicible de l'individu et les frottements d’histoires d’êtres échapperont toujours aux yeux de la majorité donneuse de leçons et moralisatrice ( comme en partie ce billet). Et tant mieux que perdure cette échappée salvatrice. Chaque être porteur de sa zone inatteignable.
L'intraduisible de l’autre.