
Cette toile heurte ma sensibilité. Je ne peux pas dire le contraire. Sensibilité est un euphémisme. Pas un simple trouble. Une colère. La rage. Une toile qui me donne envie de gerber. Incroyable qu’en 2023, on accepte une telle vision de certaines populations. Et en plus dans une galerie réputée. Ce peintre a bien sûr le droit de pouvoir s’exprimer. Mais ce genre de truc, on le garde pour soi et ses proches. Vraiment ignoble cette œuvre. Un bien grand mot pour ce truc pourri qui pue tous les clichés véhiculés depuis toujours. Faut que ça s’arrête. Dans mon sac à dos, j’ai des pinceaux et de la peinture. Un coup d’œil à droite et à gauche. Personne dans ce coin de la galerie. Tous sont occupés à picoler et bavasser. Pendant que je passe à l’action. Rendre leur dignité aux piétinés de l’art.
La cellule pue la pisse et la merde. Nous sommes deux sur un banc en béton. Première fois de mon existence à me retrouver en cellule. Vous êtes là pourquoi ? Il me fusille du regard. T’es flic ou quoi, mec ? Il hoche la tête. Je n’insiste pas. Dans ma poche, le carton d’invitation au vernissage. Espèce de connard ! Un des invités s’était jeté sur moi. J’ai encore l’épaule douloureuse. Le peintre venait à peine de quitter la galerie. Au début, les flics n’étaient pas très enclins à me mettre en garde à vue. Juste une convocation à me rendre au commissariat le lendemain. C’est qui ce merdeux qui nous parle de haut ? On va t’apprendre à vivre, nous. J’ai tout fait pour qu’il m’embarque.
La claque résonne dans la cellule. Mon voisin vient de se gifler. Tout ça pour ça. Une belle connerie. Aller piquer du matos sur un chantier. Une connerie, je sais. Surtout que je suis en train de monter ma p’tite boîte. C’était toujours ça à pas débourser. Mais j’ai pas l’habitude de voler. A part quelques fois gosse dans les magasins. Devoir retourner chez un patron ? Le pavillon promis à mes gosses foutu en l’air. Je vais devenir quoi ? Il parle comme s’adressant à une autre part de lui : son juge invisible. Sûr quelle va se tirer avec nos deux gosses. Pourquoi se taper un raté toute sa vie. ? Elle aura raison de se barrer. Comment expliquer tout ça à mes deux perles ? J’ai honte. Une putain de honte. Il baisse la tête. Le quinquagénaire aux larges épaules semble avoir rétréci d’un coup. Ratatiné en un ado penaud dans le bureau du principal. Et toi mec, t’es là pourquoi ? Je tourne la tête. Il a les yeux rivés au sol. Pourquoi lui raconter ? Nous nous connaissons pas. Enfin, un peu… Je lui déballe tout.
Il se tourne vers moi. Écoute, moi, je suis pas dans ces trucs d’art. J’y connais que t’chi. À part la peinture en bâtiment ou je suis un bon de chez bon. Mais je préfère la plomberie. Tu vois, ton histoire là, elle me… Je sens qu’il cherche ses mots. Y-a un truc que je comprends vraiment pas. Pourquoi t’es allé te foutre dans ce bordel. T’aimes pas ce que fait un peintre et tu vas express voir une de ses expo. Moi, un truc qui me plaît pas, je vais pas m’obliger à aller voir. Déjà à l’école, je me débrouillais pour esquiver ce qui me plaisait pas. Comme avec mes vieux qui voulaient toujours m’emmener dans des musées. Ils y allaient jamais. Qu’avec moi et ma frangine pour soit disant nous ouvrir la tête. Moi, j’avais d’autres trucs pour l’ouvrir. Mais, toi, personne t’a obligé. T’es maso ou quoi ? Peut-être que tu veux faire comme tous ces mecs et nanas prêts même à montrer leur cul pour passer à la télé ou sur les réseaux sociaux. Ton truc est incompréhensible pour moi. Je me redresse. Vous racontez n’importe quoi ! C’est une honte ce que fait ce peintre ! Il pointe son doigt vers moi. Baisse d’un ton, le gosse. T’es pas chez Papi et Mamie. Je hausse les épaules.A quoi bon lui parler de ça. Il a d’autres chats à fouetter.
Je regarde l'invitation. Avec une photo d'une de ses peintures. Pourquoi n'expose-t-il pas que ce genre d’œuvres ? Elle est très forte et intéressante. Contrairement à celle que j'ai repeinte. Et à d'autres de ses toiles aussi ignobles. Continue de m’expliquer. Ça m’intéresse de savoir pourquoi tu a fait ça. Je range l’invitation dans ma poche et reprends. Une longue explication. Il ne m’interrompt pas. Me regardant de temps en temps comme si j’étais tombé d’une autre planète. Visiblement très loin de genre de problématique. Il se gratte la joue. Pas tout compris, mais… Ce mec, il a fait juste que de peindre des tableaux. Je reviens à mon truc de départ. Ça te plaît pas, t’y vas pas. Personne t’as obligé à aller mater ces peintures. Une quinte de toux le plie en deux. Qu’est que je disais déjà ? Voilà... C'est comme la musique classique et le Rap pour moi. J'aime pas ça. Pas une raison pour aller détruire tous les disques de musique classique et de Rap ou cramer les salles de concert. Peut-être qu’un jour, je changerai d’avis et que j'écouterai de la musique classique et du Rap. Il tapote sa poche. Putain ! Même pas une béda. Je lui tends mon paquet de clopes?
Il esquisse un sourire. Je t’écoute pas parce que c’est intéressant. Mais c’est toi qui a le tabac et le briquet. On allume chacun sa clope. Les fumant lentement pour cause de paquet vide. Étrange télescopage. Quelques heures avant, j’étais dans une galerie d’art contemporain. Pour me retrouver assis dans une cellule d’un commissariat. Avec un type arrêté pour vol d’outils sur chantier. Je pense à un truc à la con, mais… Un livre, une peinture, un film, du théâtre, c’est comme… Non, c’est une connerie. Rien à voir avec ce qu’on raconte. Je l’invite à continuer. Il semble chercher ses mots. En fait, ça me fait penser à ma femme. Et à mes deux gosses. Il tire sa dernière bouffée et regarde son mégot tel un paradis perdu. Un livre ou une peinture, c’est comme une histoire d’amour ou faire des gosses. Personne t’oblige à aimer. Ni mettre au monde. Tu sais… Sa voix tremblote. Parfois, les grandes idées font moins avancer que des petites rencontres. Comme celle de maintenant. Bon, assez dit de conneries. Il s’éloigne de moi. Prostré à l’autre bout du banc. Sans un mot.
Jusqu’à environ une heure du matin. La porte s’ouvre. Deux flics en civil rentrent. Toi, tu viens avec nous. Il lève la tête. Où ça ? L’ autre flic lui prend le bras. Ne vous inquiétez pas. C’est juste à quelques mètres, dans une autre cellule. Lui et moi échangeons un regard étonné. Pourquoi il ne reste pas ici ? Ma question reste sans réponse. Je me lève. Pourquoi ? Répondez ! Le tutoyeur me jette un œil noir. Toi l’artiste, tu la fermes et tu remets ton p’tit cul sur le banc. Mon voisin se lève à son tour. Et le gosse, rappelle-toi ce que je t’ai dit sur l’amour. Et désolé si je t’ai blessé avec les tapettes. Mais quand même vrai que les footeux font tout le temps du… Pas le temps de terminer sa phrase. Je souris. Il n’a pas tort pour les footeux. Surtout ceux avec crampons dorés mimant la douleur sur les écrans. La porte se referme.
Pour se rouvrir quelques minutes après. Le tutoyeur entre. Suivi d’un homme et d’une femme. Ils déposent une grosse malle et sortent. T’as vraiment du bol, toi. Même pas respectueux du travail d’autrui. Je pointe le doigt sur la malle. C’est quoi ce truc ? Il pousse un soupir. De la confiture à un cochon. Le peintre dont tu as bousillé le travail porte pas plainte. Même pas une main courante. Mais en accord avec le commissaire, il a proposé… T’as vraiment le cul bordé de nouilles. T’as là-dedans, une toile blanche et des pinceaux. Il danse d’un pied sur l’autre. L’air furieux. Je sens qu’il a très envie de m’en coller une. Démerde-toi maintenant avec ce matos. La porte se referme. Plus fort que la fois précédente.
Rien ne se déroule comme prévu. Je voulais passer au tribunal. Pour pouvoir bénéficier d’une tribune publique, critiquer son travail, et dénoncer toutes les images dégradantes et discriminantes de la peinture dominante depuis des siècles et des siècles. Rien de tout ça. J’ouvre la malle. En effet, de quoi peindre et dessiner. Comment réagir ? Refermer la malle sans toucher un pinceau ? Inscrire ma colère partout sur les murs ? Revendiquer mon geste contre ce peintre sexiste et raciste ? Je reste indécis. Tout s’est précipité. J’ai du mal à prendre du recul. Une enveloppe avec mon nom.
Cher peintre-coucou,
Vous avez tout à fait le droit de détester mon travail. Une œuvre public est vouée à la critique et aux louanges. Comme tel ou tel création depuis les peintures de Lascaux. A ce propos, on peut considérer que les peintres des cavernes faisaient l’apologie du virilisme des chasseurs affichant leur trophée. Mème si c'est peut-être des femmes qui ont peint les parois. Si les peintures rupestres heurtent votre sensibilité, allez-vous les repeindre ?
Revenons à notre époque. Si mon travail de peintre vous déplaît tant, vous pouvez proposer le vôtre. Ma vision du monde et des minorités - soi-disant non respectée dans mes toiles- ne vous convient pas. C'est votre droit le le plus légitime. Mais pourquoi ne pas transmettre la vôtre. Libre à vous de proposer d’autres modèles de représentations à vos contemporains pour qu’ils puissent s’y identifier. Vous êtes étudiant aux Beaux-Arts. Avec sans doute un désir de création. L'occasion vous est donnée de créer une œuvre avec les nouvelles valeurs qui comptent pour vous et d’autres. À vous désormais de nous offrir votre vision du monde. La malle est à votre entière disposition.
Pour ma part, je vais tenter de réparer les dégâts sur ma toile. Comme m’a dit une amie: un acte de brute. J’ai trouvé que c’était vous faire trop d’honneur. Rien à voir avec ce qu’on nomme l’art brut qui est un grand art. De plus, votre est contreproductif pour la défense de votre cause. Le débat noyé sous votre couche de peinture barbare. Et pas le moindre intérêt pour l'art et la beauté.
AF
PS : La femelle coucou pond ses œufs dans les nids d’autres oiseaux.
Je garde le courrier à la main.. Incapable du moindre geste. En quelques heures, j’ai perdu nombre de certitudes. L'existence ne se résume pas à quelques formules et index tendus. Plus du tout dans la peau du super-héros défendant le bel art contre le mauvais art. Qui suis-je pour décider de ce qui est visible ou non ? Le plus grand arbitre de l’élégance des arts de l’histoire de l’humanité ?
Mon voisin de cellule et le peintre ont raison : personne ne m’oblige à regarder et aimer une œuvre. Quelle qu’elle soit. Je reste libre de m’y intéresser ou non. Avec mon regard d'adulte consentant et équipé d'un cerveau. Ce qui m’empêche pas de la critiquer, m’indigner et éclairer sur ce qu’elle peut véhiculer d’insultant et dérangeant pour tel ou tel groupe ou individu. Ce que j’aurais dû faire avec sa toile puante. Sans pour autant vouloir la détruire ou la remodeler à mon image et celles des gens pensant comme moi. Certes ma sensibilité est évidemment le centre du monde. Comme celles de tous les terriens et terriennes. Contenter sept milliards de sensibilités ?
Nombre d’interrogations sont nées en une nuit. Mais une certitude perdure : le vieux monde doit dégager. Le plus vite possible car il y a urgence sous le soleil globivore. Assez perdu de temps. Le dégager en appliquant ses principes de chasse à tout ce qui n’est pas conforme à sa norme ? Trêve de digressions et retour au réel. Je me retrouve dans une cellule. Seul entre quatre murs. Plus les miens.
Face à une toile blanche.
NB : Cette fiction est inspirée d'un échange radio très intéressant. Deux débatteurs équipés d'oreilles pour écouter la parole de l'autre. Quel que soit son point de vue, un débat enrichissant.