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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 10 juin 2023

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Avec ma gueule de décivilisé

Tête de tueur dans le miroir. Il ferma les yeux pour se brosser les dents. Surtout ne pas voir son visage. Tout avait commencé dans la cour du collège. C’est à cause de toi ! Damien, un troisième, gueulait. Coinçant Mohamed contre le mur. Impossible de se barrer. Très vite, d'autres collégiens sont arrivés. Formant un cercle autour d’eux deux. C’est à cause de toi !

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Renaud - Le Métèque (Clip officiel) © Renaud

                « C'est affreux, pensais-je, je suis un méchant sans le savoir, c'est peut-être comme ça, les méchants. » Ô vous, frères humains. Albert Cohen

               Tête de tueur dans le miroir. Il ferma les yeux pour se brosser les dents. Surtout ne pas voir son visage. Tout avait commencé dans la cour du  collège. C’est toi ! Damien gueulait. C'était un troisième. Il gueulait  de plus en plus fort. Coinçant Mohamed contre un mur. Impossible de se barrer. Très vite, des collégiens sont arrivés. Formant un cercle autour des  deux collégiens. C’est à cause de toi !  Mohamed secouait la tête. Je comprends pas ce que tu dis. C’était vrai. Il ne savait pas ce que lui voulait ce troisième à qui il n’avait jamais adressé la parole. Damien avait une tête de plus que lui. Il moulinait du poing devant le visage de Mohammed. C’est à cause de  toi !

       Que ces six mots jaillissant de la bouche de Damien. Comme si, d’un seul coup, son vocabulaire s’était réduit à une formule. Des collégiens et collégiennes reprirent en cœur les trois mots. La plupart sans savoir de quoi il s’agissait. Mais d'emblée solidaires de Damien : l'un des plus balèzes du collège. Une barrière de « c’est à cause de toi !» autour de Mohamed. Il se sentait étouffé. Le sol de la cour, les murs, les arbres, le ciel… Tout s’est soudain mis à tourner. Il a glissé le long du mur. Puis plus rien. Avant deux yeux au-dessus de lui. Un doux regard. Celui de l’infirmière. Un élève lui avait raconté ce qui c'était passé. Tu n’y es pour rien, le rassura-t-elle. Mohamed ferma les yeux.

        Les trois mots tournaient en boucle dans sa tête. C’est à cause de toi ! C'est toi ! Son vocabulaire à lui aussi s’était réduit. Les mots de Damien occupaient tout son corps. Impossible de leur échapper. C’est à cause de toi ! Désormais, il l’entendait de l’intérieur. Répétant les mots de son agresseur comme si c’était lui qui les avait prononcés. Devenant peu à peu Damien. Se glissant dans l’index qui s’était pointé sur lui. C’est ç cause de toi ! À chaque fenêtre de la ville, des banderoles dégoulinantes «  C’est à cause de toi ».  Une foule soudain de part et d’autre de la voiture. Des manifestants hurlant, « C’est à cause de toi !À mort  ! ». Mohamed se ratatinait sur son siège. Surtout ne pas être vu. Invisible. Ne plus être vu. Mais les mots de Damien continuaient leur ronde dévastatrice sous son crâne. Jusqu’à l’effacement d’une lettre. Remplacée par une nouvelle consonne. C’est à cause de moi ! Il poussa un ouf de soulagement.

       Désormais plus  besoin de se battre pour chercher à se justifier. Accepter la sentence.  Ne plus faire de bruit. Raser les murs. Tu m’écoutes ou non ? Il était assis à côté de sa mère. Elle avait quitté précipitamment le boulot pour venir le chercher. Prenant le relais de l’infirmière pour le rassurer. Tu n’es, en aucun cas, responsable, mon fils. Cet élève de troisième sera sanctionné, avait promis le principal. Ne t’inquiète pas mon chéri, demain, tout le monde aura oublié. Il avait le nez rivé à la vitre. La ville le pointait du doigt. C’est moi ! Damien avait raison. C’était lui le coupable. Même s’il n’avait rien fait. Jugé et condamné. Coupable par assimilation. Le jugement inscrit sur son visage.

    Dès le lendemain, le principal les convoqua ensemble. Il les invita d’un geste à s’asseoir. Tous deux cote à cote dans des fauteuils. Sans se regarder. Il demanda à chacun de raconter sa version des faits. Mohamed brisa le silence. Les bras croisés, le principal les écouta sans les interrompre. Mohamed parlait les yeux baissés. Et Damien, le regard fuyant. Mohamed ne parla pas longtemps. Contrairement à  Damien. Peut-être conforté par le silence de l’autre collégien, il s'exprima un long moment. Avec de plus en plus d’assurance. L’adolescent était persuadé d’avoir raison. Sincèrement. Sûr que le principal ne pouvait être que de son côté.  Comme tout le collège, le quartier, la ville, le pays, la planète entière... Que les aveugles pour ne pas voir ce qui se passait. Il parlait sans la moindre haine. Sans jamais hausser le ton. C’est de la décivilisation. Le principal fronça les sourcils. Il dévisagea Damien.  Qui t’a dit ça ? C’est Papa. Damien bomba le torse.

       Il pointa l'index sur Mohamed. Parce que c’est à cause de tous ces étrangers qu’on a des soucis. Les vols, les meurtres et tout ça, c’est eux. Papa dit que c’est de la décivilisation. Chaque fois qu’on en voit un, Papa nous dit «  La famille,regardez, une gueule de décivilisé. On se le fait. Un décivilisé de moins chez nous. ». Et il accélère. Pour foutre la trouille au décivilisé. On se marre tous dans la bagnole. Sauf Maman. Elle dit rien mais elle est pas d’accord. Papa et elle s’engueulent souvent là-dessus. Mais aussi sur d'autres histoires.  Depuis que Papa à plus de boulot, c'est comme ça. On rit plus beaucoup. C'est dur à la maison en ce moment. Un nuage dans le regard de Damien. Le principal pianota et tourna son écran dans leur direction. Pour rester dans la décivilisation. Regardez ! Et ça, c’est aussi de la décivilisation ? Les deux collégiens se penchèrent sur l’écran.

         Le principal triturait sa cravate. Leur en parler ou non ? Il semblait hésitant. Mais une voix, en lui, l’exhortait à parler. Tenter d'expliquer. Vous avez ici tous les chiffres des crimes de masse aux États-Unis. Notamment dans des écoles et des universités. Une véritable hécatombe. Damien et Mohamed ont détaché les yeux de l’écran. Ces tueurs ont tous un prénom. Une enfance, une famille, une histoire. Comme vous, comme moi. Comme tout individu. Parmi ces barbares détruisant des vies, des blancs portant le même visage que des centaines de millions d’autres blancs. Vous pensez que tous les blancs américains et d’ailleurs sont coupables de tous les crimes commis par d’autres blancs ? Les deux collégiens échangèrent un bref regard. Bien sûr que non, réagit Mohamed. Il s’était légèrement redressé. Le principal retourna l’écran. Il pianota à nouveau. Et ne pas croire que ces horreurs ne se déroulent qu’aux États-Unis. Il retourna à nouveau l’écran vers eux. Là, ce sont des crimes dans une école en Serbie. Un élève d’environ votre âge. Dans un autre collège en Europe. Il poussa un profond soupir. S’il y a decivilisation, Damien et Mohamed, elle est planétaire. Personne, aucun peuple, n’y échappe. C’est comme la connerie humaine. La voix du principal était nouée. Colère et tristesse mêlées dans son regard.

        Tu en as trop dit, pensa le principal.Pourquoi s'être lâché devant des élèves ?  Mécontent contre ses propos. Sorti des clous de sa devise de ne pas imposer son point de vue personnel aux élèves, aux enseignants, et au reste du personnel du collège. Il pianota à nouveau. Une image du passé était remontée à la surface. Des heures de tension suivies par tout le pays. Il était scotché à son écran de télé.Comme des dizaines de millions d'autres, entre inquiétude et colère comme un homme. Comment pouvait-on commettre une telle horreur ?  ? C'était à ses débuts comme enseignant. Cette fois, ça se passe en France. Lisez le début de la page Wikipédia. et vous comprendrez C’était un homme surnommé HB. Il avait pris en otage une école maternelle près de Paris. Dans une des villes les plus huppées de France. C’était Human-Bomb.  Un homme dépressif, au bout du rouleau; il avait basculé. Fort heureusement, il n'y a pas eu d'enfant blessé ou mort. Que lui à y avoir laissé sa peau. En réalité, il se prénommait Erick. Avec un K à la fin comme mon tonton, s'écria Damien. Le principal hocha la tête. Satisfait de cette coïncidence.

         Il chercha ses mots. Pour certains, tous les gens qui ne sont pas blancs comme moi, n’ayant pas les mêmes traits de visage, la même couleur de peau, ne portant pas le même genre de prénom que moi, mes parents, mes filles, tous ces «  pas comme moi » sont décivilisés. Et qu’ils ne peuvent être que des terroristes et des tueurs potentiels. Certes, y en a parmi eux. Faut pas se voiler la face et croire que tous les non blancs sont des humanistes. Parmi les noirs, les arabes, les asiatiques, il y a des manipulateurs et des ordures. Comme l’homme qui a attaqué l’école de notre ville. Il faut le punir. Certains veulent le retour de la peine de mort. Ou même ce qu'ils appellent un « lynchage citoyen ». Peut-être que moi aussi, je penserai la même chose qu’eux si on touchait mes deux filles. Mais il est important de… Essayer de penser plus loin que sa colère. Ne pas basculer dans la haine aveugle. Plus facile à dire qu’à faire. Personne ne peut être sûr d'être plus intelligent que sa colère. Damien… Tu crois que ton oncle Erick va attaquer un jour une école primaire ? Damien secoua la tête.

       Le téléphone sonna. Je le rappelle. Le principal raccrocha et se frotta les paupières. Tais-toi, lui disait une petite voix. Pour le ramener à son rôle. Une autre voix, plus forte, le poussait à continuer. À une certaine époque, dans notre pays et en Europe, ce sont des blancs comme vous et moi, qui ont déporté des hommes, des femmes, et des enfants, dans les camps de la mort. Donc aussi de la catégorie des tueurs de la décivilisation. Comme plus tard les goulags en URSS et… Le principal se tut soudain. Il s’en voulait d’avoir abordé une blessure du passé familial. Désolé, je m’égare du côté de Goldwin. Revenons à ce qui nous concerne. Damien, vous pensez vraiment que Mohamed, est coupable parce qu’il porte le même prénom que l’ordure qui a attaqué des innocents dans une école de notre vile ? Vous n’êtes pas obligé de répondre maintenant à cette question. Prenez votre temps. Je sais que ce n’est pas facile et… Moi aussi, j’ai mis du temps à ne pas être d’accord avec mon père. Pour penser avec ma tête. Pas celle de mon père. Ni de qui veulent penser à ma place. Méfiez-vous de ce qu'on vous dit. Sur les réseaux sociaux ou ailleurs. Même des gens qui vous aiment. Ils peuvent aussi se tromper. Les deux collégiens échangèrent un regard interloqué. Le principal ne semblait plus présent. Perdu dans ses pensées.

        L'ombre de son père dans le bureau. Il était mort un an auparavant. Mon père, lui, il n'était pas du tout raciste, antisémite, sexiste, homophobe... Rien de tout ça. C'était un vrai humaniste. Militant d’un tas de causes. Mais, il... c'était plus fort que lui. Mon père méprisait les pauvres. Pour lui, c’était tous des gens vulgaires, ne pensant pas, écoutant de la musique nulle, ne lisant que des livres sans intérêt, regardant des télés abrutissantes, des abrutis ne faisant que consommer et bousiller la planète, se soûler la gueule, cogner leur femme. Ne va pas travailler chez les beaufs, m’a-t-il conseillé quand je suis devenu principal de ce collège. C’était il y a 14 ans. Pour mon père, c’est un échec d’avoir accepté un poste dans ce quartier. Il pensait que… Damien secoua l’index. M’sieur, Mohamed est pas coupable. C'est pas lui. Le principal afficha un large sourire. Tu as tout dit. Je n’ai rien à rajouter. J’ai déjà trop parlé. Donc… Serez-vous la pogne et le problème est clos. Ils se serrèrent la main. Plus personne n’évoqua l’incident. Mohamed et Damien reprirent leurs habitudes. Sans devenir des copains. Chacun son cercle dans la cour du collège.

           Jusqu’à un matin quelques semaines après. J’étais sûr que tu serais là ? Depuis sa disparition, Damien ne cessait de repenser à la scène dans le bureau du principal. Et à « c’est toi ! ». Comme si, d’un seul coup, la culpabilité restée en suspens lui était tombé dessus. Écrasante. Une compréhension accélérée de ses propos. Depuis soixante-douze heurs, Damien s’était assigné une mission : retrouver Mohamed. Séchant même les cours. Il a sillonné la ville sur le scooter de son frère. En vain. Et s’il était là-bas ? La question à peine posée, il est sorti de son lit et a bondi sur le scooter. Mohamed leva la tête. Il était planqué derrière un bosquet. Face à une école primaire. Celle où un homme prénommé Mohamed avait agressé des enfants et des institutrices. Mais tout le monde te cherche. Les flics sont passés au collège. Tes parents sont morts de trouille. Mohamed avait les yeux rougis. Trois nuits sans dormir à traîner dans les rues. Il avait visionné sur la toile tout ce qui concernait cette agression. Il s’était mis dans la peau du tueur portant le même prénom que lui. Refaisant son trajet de chez lui, une ville à une quinzaine de km, jusqu’à l’école primaire. Mohamed raconta tout à Damien.

         La sonnerie de l'école retentit. Pourquoi tu as fait ça ? Mohamed haussa les épaules. Pour comprendre. Damien posa la main sur son épaule. Cherche pas, tu peux pas comprendre. Ça sert à rien. Tu seras jamais dans sa tête à ce bâtard. Vous avez le même prénom, pas la même tête. Ni le même cœur. Ce mec-là aurait pu s’appeler Damien. Et alors ? Tous les Damien du monde sont pas pareils. Mohamed le fouilla du regard. Plus le «c’est toi ! « . Il esquissa un sourire en se disant que ses parents allaient faire des économies. Plus besoin d’aller voir le psy, se dit-il. Damien venait de le libérer de la culpabilité. Chaque Mohamed de la planète est unique. Comme Damien et les autres.

           Monte, je te ramène.

 
NB : Une fiction inspirée de l’horreur récente dans un parc. Un acte ignoble qui va rajouter de l’huile sur le feu. Alors que la «  Marmite France» est plus que bouillante. Comme une grande partie de l’Europe et du monde. Cette fiction ne changera bien sûr rien à la réalité de l’horreur. Pourquoi l’écrire alors ? Peut-être pour ne pas être entièrement impuissant. Même si c’est un coup d’épée dans l’eau nauséabonde de notre jeune siècle. Que de vie et temps perdu. Dans une période où l'eau commence à manquer.

Johnny Hallyday Ma Gueule Live Par Des Princes 1993 HD © José Gabriel Potier

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