Mouloud Akkouche
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Billet de blog 11 janv. 2023

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Le fruit de son ventre pend à une corde. Elle est seule dans la chambre de son fils. Immobile devant la fenêtre, elle interroge le ciel. Il voit tout, se dit-elle. Pourquoi n’a-t-il rien fait pour empêcher l’exécution de son fils ? Ni le ciel, ni personne n’a bougé le moindre doigt. Des hommes et des femmes, ici, là, plus loin, ont parlé, parlé... En vain. Elle ne croit plus au ciel. Ni aux mots.

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          «Je suis condamné à mort, ne le dis pas à maman.»

Mohammad Mehdi Karami

                Le fruit de son ventre pend à une corde. Elle est seule dans la chambre de son fils. Immobile devant la fenêtre, elle interroge le ciel.Il voit tout, se dit-elle. Pourquoi n’a-t-il rien fait pour empêcher l’exécution de son fils ? Ni le ciel, ni personne n’a bougé le moindre doigt. Des hommes et des femmes, ici, là, plus loin, ont parlé, parlé… Refusant de se taire. Des indignations qui ont fait le tour de la planète et des écrans. En vain. Elle ne croit plus au ciel. Ni aux mots. Rien ne ressuscitera son fils. Même pas la rue. Elle le sait. Mais sa colère roulera dans un fleuve grondant d’autres colères. Une tempête de rage et de liberté.Avec nombre de femmes et de jeunes femmes. Elles ne perdront pas plus que ce qu'elles ont déjà perdu depuis des millénaires. En guerre contre la nuit sur la pays.

Le vieillard est fatigué. Arrête-toi sur un banc, lui dit son voisin. Il refuse d’un hochement de tête. Ses enfants et petits-enfants sont inquiets pour lui. Pourquoi tient-il à marcher avec les autres ? Parce que c’est ma place, sourit-il. Le maigre sourire d’un vieillard déterminé à faire tomber les hommes qui ont étouffé le pays. Sa patrie depuis 93 ans. Il marche appuyé sur sa canne. Souvent, une main de jeune ou de jeune fille l’aide à avancer. Parfois, deux tuteurs de part et d’autre comme des ailes. Pas plus beau cadeau de fin de vie que tout ce souffle autour de moi, se dit-il. Les dernières ailes d’un vieux révolté.

Le photographe a les yeux rougis par la fatigue. Son regard ne cesse de travailler. Courant d’un lieu à l’autre. Des centaines de visages de femmes, d’hommes, d’enfants, habitent son appareil.  Il travaille de jour et de nuit. Payé par un journal ? Non. Il est pompier. Chaque nuit, il trie des images des manifestations et les envoie partout sur la planète. Pour que personne ne dise qu’il ne savait pas. Sa fille est prisonnière. Il ne sait pas où. Ni si elle est encore vivante. Chaque jeune fille en photo, c’est sa fille.

Plus loin dans la ville, une femme debout dans son salon. Le fruit de son ventre est attablé. « Ça y est, c’est fait. Nous les avons pendus. : tu peux être fier de moi, Maman. J’ai très faim. » Elle lui sert son repas. Il commence à manger. Elle le regarde. Si j’avais su, je ne t’aurais jamais laissé sortir de mon ventre. Désormais mère d’un tueur. Tu n’es plus celui que j’ai bercé dans mes bras. Plus mon enfant. Tu es passé de l’autre côté de la nuit. Chez les assassins qui font couler le sang de notre patrie. Il continue de manger. Imperturbable. Il n’entend pas les mots qu’elle pense. Elle s’éloigne. Immobile dans le couloir. La fenêtre est ouverte. La manif n’est plus très loin. Elle s’habille. Première fois qu’elle marchera avec les autres.

L’étudiant connaît sa ville sur le bout des yeux et des pas. Il aime sa cité natale. Guère un hasard s’il a voulu devenir architecte. Pour la rendre encore plus belle. Avant ça, il faut la libérer des mains qui sont en train de la défigurer. Asphyxier une ville et ses habitants. Comme ils font avec tout le pays. Entre deux cours, il rejoint les manifestations. La reverra-t-il ? Avec sa chevelure noire, son rouge à lèvres, des étoiles autour des yeux, elle ne passait pas inaperçu sous les lampadaires d’une place noire de monde. Deux mains se sont glissées l’une dans l’autre, sans le moindre mot. Avant la charge les séparant. Depuis, il la cherche. Fouillant chaque visage de fille. La liberté rouge comme ses lèvres avides de croquer le monde.

Plus de 250 ans à elle trois. Elles marchent bras-dessus bras dessous. Sans la moindre peur des hommes en armes. Elles les défient même du regard. Trois femmes sans peur. La mort, si proche, est une sorte de protection. La violence des hommes ne peut plus les toucher. Très vite, elles sont devenues des icônes dans la rue. Rebaptisées les Trois guerrières. 

L’appareil est tombé. Le pompier-photographe ne verra jamais plus sa fille. Ni vivante, ni morte. Abattu par une rafale d’arme automatique. La photo de sa fille dans la poche de son blouson. Avec celle de sa femme tuée par qu’elle marchait cheveux à ciel ouvert. Une main a ramassé son appareil photo et s’est fondue dans la ville. Avant l’arrivée des voleurs d’images.

La fille du boulanger remonte la rue avec un gros sac. Pour sa livraison deux fois par semaine. Son père travaille double le lundi et le jeudi. Une fournée pour ses clients, l’autre pour les manifestants. « Le pain de la liberté ! Qui veut du pain bien chaud de la liberté ? ». Son sac se vide très vite. Le pain réchauffe les cœurs.

Le poète sait qu’il est impuissant. Incapable de changer le cours de la réalité. Cesser d’écrire ? Chaque jour, il culpabilise du temps passé à écrire. Au lieu d’être dans la rue avec les autres. Même s’il s’y retrouve très souvent. Les mots n’arrêtent pas les balles. Même le plus beau poème ne fait pas t'évader d’une prison. Mais, sans ses mots, il se sentirait encore plus impuissant. Écrire pour quoi ? Pour qui ? Pour rester présent.

La main qui a pris l’appareil photo est celle d’une étudiante. Apprentie-coiffeuse. Elle a emporté aussi le sac du pompier-photographe. Dedans, son portable avec tous ses contacts. Que faire ? Tout rapporter chez lui ? Elle s’est rendue à son domicile. Une voiture de militaires garée devant chez lui. Elle a fait demi-tour. Le sac et l’appareil sont restés plusieurs jours dans un tiroir. Avant sa décision. Devenue l’œil qui voit et montre au monde.

L’ouvrier a retourné son blouson. Pour que personne ne puisse lire le logo de l’entreprise qui l’emploie. Il a peur d’être licencié. Le principal client de la société et l’État. Mis à la porte, l’ouvrier ne pourrait nourrir ses cinq gosses et sa femme atteinte d’une sclérose en plaques. Malgré les risques, il a besoin de venir ici, dans la rue avec les autres. Au milieu de son peuple. Il vient quelques avec ses deux filles lycéennes et son fils qui travaille depuis peu avec lui sur les chantiers. Les plus jeunes de la familles ont des jumeaux de neuf ans. Mécontents de ne pouvoir battre le pavé.

Sa blouse blanche cavale d’une chambre à l’autre. Chaque fois, un haut le cœur en franchissant le seuil de la 56. L’homme lui prend le poignet. Elle repousse sa main et se plonge dans son dossier. « Merci beaucoup pour ce que vous avez fait ». D’habitude, il n’aurait pas même pas daigné regardé une femme. Ou pour lui donner un ordre. Ce malade n’est pas n’importe qui. Le quinquagénaire est un très haut-fonctionnaire. Il occupe un haut poste dans le gouvernement. Un partisan de la ligne dure. Venu dans son service car elle est des oncologues les plus réputés de la ville. Au début, elle a refusé de le soigner. Pas longtemps. Sa déontologie de médecin plus forte que la haine de ce que représente son patient. Elle l’a sauvé du crabe. Il survivra. Elle l’ausculte rapidement et continue sa visite. Avant de dévaler les marches de l’hôpital pour se battre contre un autre mal. Le crabe obscurantiste bouffant son pays depuis des décennies.

Le conducteur de bus ne va jamais manifester. La foule lui fait peur. En l’aise dans la ville que derrière un volant. Mais il participe à ce que tout le monde nomme la révolution. Les passagers de lointaine banlieue voulant manifester en centre-ville ne payent pas. Parfois, il fait un ou plusieurs tours de plus, hors des horaires officielles, pour les ramener à domicile.

Moi, je les connais bien, raconte la femme de ménage. Avec des vidéos à l’appui. Leur merde c’est mon quotidien, rajoute-t-elle. Elle travaille pour une grosse famille de dignitaires. Parmi eux, explique, il y a des religieux regardant des films porno et ils vont aussi dans des hôtels avec des femmes payés. Rien à voir du tout avec l’image qu’ils montrent à la télé. Elle dévoile tout ce qu’elle voit de ces intérieurs luxueux et protégés du regard des passants. Ses révélations toujours cachées derrière des lunettes noires.

La fenêtre de sa cellule donne dans la cour. En tendant l’oreille, elle perçoit les slogans dans les rues. Les seuls moments où lui revient le désir de vivre. Le reste du temps, une ombre assise ou allongée. Anéantie. Elle est prison depuis un mois. Deux hommes l’ont plaquée au sol dans la rue. Très près du Palais présidentiel. Une artère que les manifestants ont rebaptisée «  Rue du danger. Les flics en civil voulaient lui prendre son appareil photo et son sac. Elle s’est débattu et a couru. « Tiens. ». Elle a tendu son appareil photo à un ado sur son vélo et a continué de courir. Ses poursuivants ont fini par la rattraper. Ils l’ont emmenée dans une pièce en sous-sol. Violée plusieurs jours avant de passer devant un juge. Elle est détruite. Une femme fantôme qui attend son procès.

Trop loin pour la paysanne. Son village est paumé dans la montagne. Les rues de colère des femmes de la première grande ville sont à une centaine de km. Elle ne voit les manifs qu’à la télé ou sur les quelques I-Phone en circulation. Toutes les femmes du village, de tout âge, ne parlent que de ça. Nombre d’entre elle ont envie de participer à la révolution en cours. Être présentes. Les hommes aussi. « Je veux bien vous emmener. Mais ce sera pas un voyage confortable. ». Un routier, fils du maire du village, a proposé de les rapprocher de la grande ville. Il a fallu un tirage au sort tant de villageois voulaient aller manifester. Une trentaine d’hommes et de femmes entassés dans sa remorque. Pour un aller-retour en ville.

Une quinzaine de lycéennes se sont donné rendez-vous. Elles vivent en périphérie de la ville. Dans les quartiers populaires. Elles sont à vélo. La plupart ont bravé l’interdit familial. Les rumeurs de meurtre, de viol, de prison, ne sont pas des rumeurs. Elles descendent la rue principale de leur ville et franchissent un pont. Pour rejoindre les manifestations en centre-ville.

Une femme marche seule sur un trottoir. Elle tient une pancarte : la planète et mon corps sont à moi. ». Une voiture pile devant elle. Des hommes en sortent. L’un lui arrache la pancarte. Et l’autre la tire par les cheveux. Un groupe d'homme et de femmes sur rue sur eux. La voiture repart en trombe.

Un homme en scooter sillonne la ville. Il est journaliste pour la télé officielle. Chaque jour, il apporte ses films à la rédaction. La censure choisit ce qui est présentable. Sans se douter que toutes les « images interdites » sont transférées sur des sites à l’étranger. Des reportages clandestins signés d'un nom d'emprunt. C’est trop dangereux, le sermonne son épouse et ses enfants. Sans parvenir à le convaincre. Chaque jour, une possible arrestation.

La jeune femme reste des heures à sa fenêtre au rez-de-chaussée. Dehors, un nouveau monde semble vouloir venir au monde. Elle écoute sa venue. La seule de sa famille à ne pouvoir se déplacer. Trop dangereux pour toi, lui répètent ses parents et son jeune frère. Elle sait qu’ils n’ont pas tort. Sa présence sur le terrain augmenterait le danger. Elle se contente de la radio en boucle. Présente à distance. Elle est aveugle de naissance.

L’appareil photo est prêt à saisir l’instant historique. Plus d’un an que son premier propriétaire est mort. Depuis, l’appareil est passé entre plusieurs mains. Chaque fois échappant in extremis aux voleurs d’images. « C’est à ton père. Il te revient de droit. ». L’informaticienne lui a tendu l’appareil. «Faut continuer ! » Un homme d’une quarantaine d’années, poursuivi, par la police, avait jeté un sac dans son jardin. Sans la moindre hésitation, elle avait pris le relais. Ayant appris que la fille du pompier-photographe était sortie de prion, elle était venue à son domicile. Échange de regards entre les deux filles d’environ le même âge. La fille du pompier-photographe a secoué la tête. « Non. Je ne saurais pas m’en servir. Toi, continue le travail de Papa. ». Elle a continué le travail. Chaque jour a capter le combat et le transmettre à la planète entière. Héritière d’un pompier-photographe. Douée pour les nouvelles technologies, elle a créé un site très protégé qui lui était dédié. Avec toutes ses photos archivées.

Jusqu’à ce jour de printemps où elle n’a plus eu besoin de courir et cacher son appareil. Dévoilant même à un plus large public le site du pompier-photographe. Elle est une des photographes accréditée dans la cour présidentielle. Une femme se lève. Elle marche à pas lents. Derrière elle, une cinquantaine d’hommes et de femmes. Elle se dirige vers une tribune en hauteur. La plupart des hommes sont en costume, quelques femmes voilées. Tous s’arrêtent derrière un cordon. Sauf elle qui grimpe les quelques marches. Cette femme est une figure très connue dans la rue. Si protégée par la population que jamais la police n’a pu l’interpeller. C’est la mère d’un des pendus de l’hiver 2023. Après le renversement des Mollah, il y a eu une élection. Malgré la pression et des fraudes massives, elle a été élue présidente de la République. Un coup de tonnerre dans le ciel national et international. Elle s’apprête à prononcer son premier discours et se ravise. Pourquoi redescend-elle de la tribune ?

Elle remonte à la tribune avec une autre femme. Une quadragénaire qui porte un foulard colorée sur la tête. Visiblement pas une habituée des cérémonies officielles. Elle danse d’un pied sur l’autre, la main sur la bouche. Elle fait mine de redescendre. La présidente de la République lui saisit le bras et se penche à son oreille. Elles échangent pendant quelques minutes. Les membres de son équipe, très impatients et inquiets, se demandent qui peut bien être cette inconnue. Un coup fourré des Mollah pour la discréditer ? La candidate, est-elle lesbienne ? Des révélations en direct ? Son staff est submergé de nombreuses questions. La candidate l’avait invitée en la faisant passer pour une cousine. N’ayant aucun retour, elle avait conclu qu’elle ne voulait pas honorer l’invitation. Un geste qu’elle comprenait. Sans doute, aurait-elle agi de la même manière. Son invitée est arrivée au dernier moment. C’est en la voyant qu’elle a décidé de bousculer le protocole. Proposer un geste symbolique à tout le pays.

Les deux femmes se sont rencontrées en hiver 2023 dans la rue. Aucune des deux ne savait qui était l’autre. Quand elle a appris la vérité, la mère du fils pendu a insulté la mère du bourreau. Elles en sont venus aux mains. Des manifestantes sont intervenus pour les séparer. La mort de ton fils est sortie de mon ventre ; je ne pourrais rien y changer. Toutes mes excuses et celle de ma famille sur des générations ne le ressusciteront pas. Le sang restera sur les mains de mon fils et de mon nom. Mais, si on veut que ça s’arrête un jour, on doit être plus fort que la haine. Leur prouver qu’ils ne nous diviseront pas à vie. Je veux désormais me battre pour l’avenir. Que les ventres de notre pays n’apportent plus que l’aube. Une belle aube à venir que nous portons en bandoulière dans les rues.  Avec tant d'autres à nos côtés. On ne doit pas les décevoir. Sortir ensemble de l'obscurité pour aller dans le sens de la vie. Elles s’étaient tombées dans les bras au milieu d’une foule de manifestants. Inséparables. Jusqu’à la victoire qui les a séparées. Sa compagne des combats dans la rue avait repris le fil de son histoire. Les deux femmes se prennent la main. Un corps à deux bras levés.

La victoire des présentes.

NB : Encore un cortège de mots impuissants. Ils n'ont pas empêché les pendaisons. Aucune fiction, ni poème, article ou essai,  n'arrêtera les vieillards qui font couler le sang de tout un peuple. Surtout de sa jeunesse. Sans aucun doute, ces assassins tuant même les enfants de leur peuple finiront par tomber. Alors la jeunesse et toutes les générations éclaireront à nouveau tout un pays. Plus qu’à espérer que les « bourreaux de l’obscurantisme » tombent au plus vite.

Mon correcteur refuse le « e » de président(e) de la République...

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