
Mon fils est chauffeur d’étoiles. Le village devait en avoir marre de l’entendre radoter. L’agricultrice à la retraite très fière de son fils. Sans doute que la majorité des habitants et habitantes ne doit pas la croire. Pourquoi pas le moindre selfie de son fils avec une étoile ? Elle a insisté pour que j’en fasse. En vain. Pourquoi lui avoir dit que j’étais chauffeur pour une chaîne de télé ? Tu as eu qui aujourd’hui dans ton carrosse ? Il ou elle était comment ? Certaines de ses stars ou politiques préférées passent et repassent sur ma banquette arrière. Lui raconter ce que j’ai vraiment vu d’eux ? Rapporter leurs propos sans les adoucir ? Dire le fond ma pensée à leur sujet ? J’ai renoncé. Refusant de désillusionner une femme de 93 ans. Jamais je n’ai donc égratigné ces chouchous. Pourtant, certains et certains sont de vraies ordures. Dont quelques personnalités que moi aussi j’appréciais. Notamment une politique, un chanteur, et un philosophe, qui m’intéressait beaucoup. Très proche de leurs idées. Auto-déboulonnés après leur passage sur ma banquette arrière.
Un vieux copain me tanne aussi pour que je fasse des selfies. Rêvant même de passer une journée ou une nuit à la place du mort. Juste pour se retrouver très près d’une étoile. J’ai refusé. Nulle envie de perdre mon boulot. Tu sais, si ça ne tenait qu’à moi, je ne me taperai pas ce boulot à trimballer… Désolé, mais c’est ce que je pense. Si je pouvais faire autrement, je ne trimballerais pas des mecs et des nanas capricieux et complètement abrutis, persuadés en plus d’avoir le QI additionné de Einstein et Marie Curie. Rarement croisé un tel niveau de connerie cumulée que chez ces gens de la télé. Bien sûr, pas tous. Raccourci trop facile. Comme ils ne sont pas tous défoncés à la coke et pensant qu’à baiser. Mais je peux te dire que j’ai plus la règle que l’exception dans ma bagnole. Combien de fois, je me suis retenu pour ne pas les larguer sur le trottoir. Bon... J’ai deux gosses à nourrir et des traites à payer. Il m’a dévisagé. Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as. Moi, on me propose ce taf, tout de suite, j’y vais. J’ai haussé les épaules. Pas une chance, la nécessité.
Comment le ou la reconnaître ? Trente ans que je ne regarde plus sur la télé. Jamais non plus sur les réseaux sociaux. Contrairement à mon épouse télévore? sans cesse sur FB, Twitter, Instagram et les nouveaux que je ne connais pas. Moi, je préfère la radio. Surtout France Musique et Fip. Indifférent à la marche du monde et à mon époque ? Non. En tout cas, je ne crois pas. Pourquoi cet éloignement ? Je ne veux plus une pollution permanente de ma tête, de mon cœur, et du reste de mon corps. Ni que le flot d’actualités, les vraies et fausses infos, fassent écran entre mes proches et moi. Pour prendre quelques nouvelles du monde, je reste un dinosaure de papier. Quotidien de la planète finissant dans une cheminée.
Ne vous inquiétez pas, je suis comme vous. Plein de têtes que je ne connais pas. Une des employés de la boîte de prod n’a pas la télé et réduit ses allers et venues sur la toile. Un profil qui tranche sur les autres : toutes et tous issus de la même photocopieuse. Pas une grande gueule ne parlant qu’en franglais. Apparemment, elle n'est là que pour payer ses factures. De temps en temps, elle descend fumer une clope avec moi sur le parking. Une jolie rousse au regard lumineux. Si elle me proposait d’aller plus loin qu’une clope braconnée sur le planning ? Elle a l’âge de ta fille, me rappelle ma petite voix. Je lui donne raison. Inutile de la souiller de mes désillusions et de ma lucidité impuissante. Juste mêler nos fumées.
Quel connard ! Je pile au milieu de la rue. Encore un qui ne sait pas ce que c’est qu’un Stop. Je reprends la route. Une actrice à aller chercher à son domicile. Plutôt sympathique et intéressante. Une des membres du groupe restreint des « Bonjour Monsieur », « Merci et envoir», celles et ceux pour qui je ne suis pas qu’une machine à les conduire. J’aime bien bavarder avec elle. De toute sorte de sujets. Jamais elle n’assène de vérité. Toujours un doute au coin de ses yeux rieurs. Rien à voir avec tous les ego-centrés de tous sexes, genres, couleurs, que je transporte. Sans cesse à se regarder, si sûrs d’être le miel de l’espèce humaine. Le gueux que je suis devrait être fier de véhiculer les nouveaux princes et princesses de la nouvelle société du spectacle. Je faisais mon boulot. Pas plus, pas moins. Payé que pour les transporter.
Pourquoi vous ne souriez jamais ? Ce jour-là, j’emmenais un couple dans un salon du cinéma : lui journaliste, elle ministre. Mon sourire a trop de prix pour le brader. Dès le lendemain, convocation dans le bureau du grand patron. Prêt à repointer chez Mister Pole Emploi. Je vous soutiens. Pas pire conne et connard que ces deux-là. Mais faites attention quand même. Je vais faire en sorte que vous ne vous retapiez pas ces deux abrutis. Un ouf de soulagement. À peine sorti de son bureau, il m’a rappelé. Moi, je le trouve très bien votre sourire. Je les ai eu par la suite sur la banquette, séparément ou ensemble. Pas la moindre allusion à l’incident. Je jetais de temps en temps un coup d’œil vers eux. Un large sourire à l’intérieur.
Mon vieux copain est en colère contre moi. Il m’a envoyé plusieurs mails. Tu critiques ces peoples parce que ce sont des gens connus. Pourquoi les stars et les gens riches seraient-ils obligatoirement des ignobles personnages. C’est un cliché à l’envers. En France, on déteste les gens qui ont du succès et du fric. Moi, j’appelle ça de la jalousie. Ce n'est pas sûr que tu sortirais la même chose d’inconnus. Être riche et connu n’est pas une tare. ni une honte. Guère un hasard si tout le monde aimerait être à leur place. Répondre ou non à son mail ? Notre conversation n’est pas digérée.
Contrairement à ma mère, je ne me suis pas gêné de lui en parler. Ne pas donner les noms ? Ce que j’ai fait au début avant de complètement me lâcher. Après tout, ils sont les premiers à étaler leur intimité. Il a blêmi à plusieurs reprises. Notamment, quand j’ai évoqué deux politiques, une actrice, et un chanteur. Des modèles pour lui. C'est pas possible. Pas eux. On a le droit d’être mal luné un jour. Qui n'a pas eu un coup de mépris ou dit une connerie. Ça nous arrive à nous aussi les inconnus. Je suis sûr que tu te trompes. Lui dire que je les trimballe souvent et chaque fois, ils ont la même attitude méprisante ? Inutile d’insister. À le voir si peiné, j’ai regretté d’avoir parlé. Me promettant de ne plus le faire. Nombre d’individus ont besoin d’idole, de gourou, de guide. Et de diviser le monde en deux : le bien et le mal. Du côté des méchants ou des gentils. Nul autre choix. Poser une étiquette sur son front et celui des autres, pour pouvoir reconnaître celles et ceux du même bord. Sans doute plus simple que de choisir comme guide ses doutes, ses interrogations, son miroir. Et de sortir de la notion du bien et du mal qui fait souvent plus de mal que de bien. La complexité et l’esprit critique en voie de disparition ?
Ses mails me trottent dans la tête. Je n’y ai pas encore répondu. Jaloux des étoiles que je trimballe ? Jamais, je n’ai eu cette sensation. Jaloux de Jean-Sébastien Bach, Mozart, Dostoïevski, Gogol, Albert Camus, Gisèle Halimi, Barbara, Gréco, Yourcenar, Agota kristof, Brigitte Fontaine, Catherine Ringer, la pédiatre qui vient de sauver un bébé, l’éboueur ramassant ma merde tous les matins, la prof devant sa classe de collège, l’infirmière tenant la main d’un patient, le boulanger qui a préparé ma baguette, l’apiculteur proposant son mail, la libraire vantant un recueil de poésie, le plombier à genoux sous l’évier… Quitte à être jaloux, autant mettre la barre très haut. Trop imbu de ma personne pour l’écraser devant des personnalités publiques ? Sans doute. Ça à commencé très tôt. Guère enclin à vénérer toute parole parce que venue de haut et-ou- plus ou moins officielle. Qu'elles soient celles des parents, des troisièmes du collège, de Dieu, des journalistes, des artistes, des psys, des flics, du type derrière le guichet… Remettre en doute toute parole- surtout de haut en bas-est un réflexe. Ne jamais prendre pour argent comptant ce qui est dit et écrit. Prendre du temps et du recul avant d’accorder sa confiance à une parole en s’autorisant à la critiquer et à la remettre en cause à tout moment. Quelle est cette posture ? La capacité critique et sa sœur jumelle le doute.
Un homme ou une femme ne vaut jamais plus qu’un autre homme ou une autre. Suffit de ne jamais regarder de haut, ni de bas. Le regard toujours à hauteur d’individu. L’éducation du grand-père m’a beaucoup marqué. Craint par les paysans comme lui et toutes les huiles. Jamais, je ne l’ai vu fléchir le regard devant une quelconque autorité. Mon p’tit-fils, que toi qui dois décider de ta vie. Laisse pas les autres entrer dans ta tête et prendre la direction de ton histoire. Évite de faire chier les autres. Ne te fais pas chier dessus. Et tu seras un homme libre. Comme ta grand-mère était une femme libre. Je n’arrive jamais à la cheville de sa liberté. Son absence me ronge chaque jour. Elle manque à chacun de mes souffles. Le caractère trempé du grand-père, voire buté, lui a voulu nombre de déboires et de fâcheries à vie. Sauf avec ses chiens. Le dernier, mourant, abattu d’une balle dans la tête. Il l’avait enterré dans le « carré à chiens et chats ». En pleine nuit, un deuxième coup de fusil. Libre aussi de décider de sa mort.
L’actrice m’a signalé un retard d’environ une heure. Je trouve une place devant l'entrée de la gare. Tu n’as pas tort sur tout. Même proportion de cons et de connes dans mon taxi. Certains de mes clients de mes années-taxi n’ont rien à envier à certaines stars que je trimballe aujourd’hui. Aussi abrutis et persuadé d’être très intelligents. Surtout depuis l’arrivée de Google. Tous de grands médecins, épidémiologistes, stratèges militaires… Suffit de frotter sa souris googlisé et tu deviens un génie. La certitude pour tous et toutes d’être ultra intelligents qui a favorisé la montée des obscurantismes religieux et le retour d’un nouveau péril fasciste ? L’infantilisation de notre soi-disant élite engluée dans les salles de jeux des médias et des réseaux sociaux ? Le pouce levé et le like mis sur le même plan qu'une pensée complexe ? Des questions qui peuvent se poser. Surtout dans un siècle penchant plus vers la nuit que du côté de l’aube. Remake programmé du siècle précédent pour une nouvelle barbarie ? Bientôt le retour du slogan « Plus jamais ça » ? Notre siècle, très performant technologiquement, aura-t-il la première place du plus barbare de l’histoire de l’humanité ? La journée par du sombre. Pourtant un très beau ciel de mars. J'ouvre la vitre et allume une clope.
Où peut se trouver mon vieux copain en ce moment ? Sans doute derrière son guichet à la poste. Près de notre ancien collège. Pour revenir à notre conversation, les étoiles n'ont pas le monopole de la médiocrité et des sales comportements. J'en ai aussi des cons et des connes sur la banquette de mon taxi. Un tacot que j’ai conduit pendant plus de vingt ans. Des jours et des nuits. Je dois avouer avoir plus d’indulgence pour celles et ceux qu’on appelle les p’tites gens, les riens, les sans dents, les illettrés, les beaufs... Pourquoi ? Parce que, bien souvent, ils ont moins accès aux outils d’ouverture sur l’autre et le monde. Et peu de temps à consacrer à l’exploration de leur être et de cultures et modes différents des leurs. Bref ; quand t’en chies plus, tu as moins d’énergie pour réfléchir plus. Sans doute une connerie romantique de ma part. Mes premiers pas dans mon bled paumé continuent leur chemin dans mon vieux cœur. J’ôte mes doigts du clavier et ferme ma tablette. Pourquoi lui raconter tout ça ?
Traversée solitaire d’un rapace. Je le suis des yeux. Il semble glisser sur le ciel. Sans se soucier des sept milliards de sacs de nœuds sous son vol. Loin de nos petites et grandes mesquineries. Malgré ma volonté de ne pas être pollué, je le suis en réalité. La preuve avec ce mail que je m’apprête à envoyer. N’avons-nous pas d’autres choses à échanger entre vieux potes ? L’actualité inutile s’introduit sous de plus en plus de crânes et de toits. Quel intérêt d’évoquer – comme je viens de faire-des êtres sans plus d’intérêt que d’autres. Si ce n’est d’être connu et reconnu dans la rue. Que de temps perdu à commenter du vide. Nourrir une machine à néant qui nous vide nos sens et de nos histoires. Des doigts contre la vitre me ramènent à la réalité.
Belle étoile du matin.
NB : Cette fiction est inspirée d'une conversation avec un chauffeur sur des salons du cinéma ou du livre. Lui et certains de ses collègues attribuaient des notes aux auteurs, artistes, producteurs, journalistes, politiques... Les passagers de leur banquette arrière. Il ne lâcha pas un nom. Des anecdotes plus ou moins drôles. Les notes les moins bonnes pour les " gens de la télé".