
« D'après mon expérience, les gens ne veulent pas simplement lutter pour survivre, ils aspirent aussi à être de bons parents, de bons époux ou épouses, de bons enfants, de bons amis... Le plus souvent, malgré ces intentions louables, ils échouent. Et cet échec les fait entrer dans la dimension tragique, celle dont parle la littérature.» Russel Banks
Une poignée de mots lus peuvent lancer l'écriture d'un texte. En l’occurrence, ceux d’un chanteur. « Qu'importe ma vie ! Je veux seulement qu'elle reste jusqu'au bout fidèle à l'enfant que j'étais. ». C’est l’extrait d’une lettre de Georges Brassens. À mon avis, deux phrases meilleures que tous les discours de politique, journalistes, sociologues, philosophe… À peine commencé, déjà un raccourci. Pourquoi meilleur ? Quelle facilité de céder à la comparaison permanente. Et pas très loin, la glissade vers le « tous pourris » qui est, à mon avis, une paresse mentale pour éviter de penser plus loin. Retour au chanteur et son propos : deux phrases qui peuvent participer à la lutte contre l’obscurantisme religieux et le retour d’un fascisme émergeant de ses cendres. Arrête de croire encore en mots, m’assène une petite voix. Elle n’a pas toujours raison. Même quand elle surjoue la grande gueule. Les mots ont du pouvoir. Autant de nuisance que de construction. Ça y est ; le début d’un voyage initié par deux phrases au détour du Net. À bord de mots qui effacent les frontières du temps.
Espace improbable ici. Pourtant bien là où nous étions. Un quartier populaire d’une ville populaire. La décrire ? Nul besoin. Pourquoi? Des villes et quartiers dont on ne cesse de parler depuis quasiment un demi-siècle, à travers des articles, des unes de journaux, à la télé, à la radio, dans la littérature, au cinéma, au théâtre… À mon avis, vous connaissez. Des quartiers qui ont aidé à la carrière de quelques-uns et unes depuis des décennies. Une minorité de politiques, d’artistes, d’entrepreneurs, de sportifs, cachant la forêt la majorité. Celle jouant sur le même terrain à domicile toujours aussi boueux. Sûrement que la plupart, s’il avait eu la possibilité, aurait fait carrière pour s’expatrier en centre-ville ou dans une autre ville. Ne pas jeter la pierre à et celles ceux qui décident de voir ailleurs leur histoire . Revenons à cet espace magique. Une magie dont je me rends vraiment compte que maintenant. Vaut mieux quarante-cinq ans plus tard que jamais.
Quel est ce lieu remonté à la surface de ma mémoire ? La Maison populaire. À l’époque, les habitués disaient « je vais à la Maison pop ». Aujourd’hui, on la nommerait « Espace polyvalent », « Maison des Arts et de la Culture » ... Autre temps, autres dénominations. Et c’est normal de rafraîchir la devanture et les intérieurs. Théâtre, danse, poterie, yoga, ateliers vidéo… Je dois oublier des activités de la Maison Pop. Certains copains de classe s’y rendaient fréquemment. La plupart des gosses de profs et autre classe moyenne supérieure. Inscrits souvent en plus au Conservatoire de musique. Il y avait aussi des fils et filles de prolos. Coup de chapeau aux parents ouvriers qui, malgré les galères quotidiennes, poussaient leur progéniture à aller se frotter aux Arts à la Maison pop. À l’époque, la télé – que la mire le matin ? - était déjà une sacrée concurrence à tout le reste. Sans oublier bien sûr l’idole Johnny, la rue, le parking en bas de chez soi, le foot sur bitume, les clopes dans une cave, le pack de Kro sous les étoiles, et tous les espaces culturels improvisés. S'animant les uns les autres. Notre culture à l’arrache était néanmoins digne d’intérêt et enrichissante. Bien que parfois finissant avec une seringue dans le bras ou- et- quelques années à l’ombre. Pour ma part, je fréquentais surtout les espaces improvisés. Avec une infidélité les jours d’ouverture de la Bibliothèque municipale. Autre espace sans frontières.
Jusqu’à mes quinze-seize ans ou j’ai franchi le seuil d’un autre monde. Univers fantasmé. Que pouvait-il donc se passer derrière les murs de la Maison Pop ? J’ avais une vision de l’intérieur qu’à travers les propos de mes copains inscrits aux activités de cette fameuse Maison. Des adultes, le journal municipal, évoquaient ce lieu culturel. Mais tout ça restait bien flou. Et les adultes étaient aussi un autre monde. Tu viens avec nous ? Vous allez où ? Voir un film à la Maison pop ? C’est combien ? Jamais je n’ai posé cette question. Bien qu’elle occupait le centre de mon esprit lors de nombreuses propositions de sorties- souvent refusées en mentant pour camoufler l’absence de répondant sonore au fond de ma poche. Demander du fric aux vieux (formule tendre et populaire de nos us et coutumes) ? Ils auraient sans doute raclé leurs fonds de minimum vie.
Avec le recul, je sais que, bien avant moi; ils savaient instinctivement ce que des lieux, telle l'école, priorité à l'école pour eux, la bibliothèque, la Maison pop, la piscine, le terrain de foot, et d'autres lieux publics, pouvaient représenter en terme de construction d'un être en chantier. Pourquoi ne pas avoir plus poussé leur progéniture dans ce sens ? Des soumis ? Leur fils, jeune coq nourri aux bouquins et à la radio, en était persuadé. Ses parents acceptaient leur écrasement sans moufter. Soumis à la parole d'autorité. Portant parfois sur eux un regard proche de la condescendance semblable à celle qui me mettait en colère. Sûrement une part de honte et de désir de les secouer. Incapable à ce moment-là de revenir à la proche réalité et, sans aucun filtre de papier et d’encre ; voir, de mes propres yeux, écouter de mes propres oreilles, ce que ma daronne et mon daron, d’autres parents comme eux, disaient d’eux et du monde. Contrairement à ce que je croyais, ils avaient une parole et un point de vue. Leur conscience de classe était juste muette. Pourtant bien présente. Avec leurs mots invisibles.
Trêve de blabla. Payant ou non ? Je ne m’en souviens pas. En tout cas, j’ai fini par franchir le seuil de la Maison pop. Très intimidé. Autour de moi, que, ce qui aujourd’hui, pourrait se résumer – raccourci quand tu nous tiens, en Bobos-Télérama-En Avignon-Libé-Mediapart-Marcillac. En réalité, plus l’Huma et la fête de l’Huma. Beaucoup de cocos à la Maison pop. Jamais je n’ai encarté. Ni croyant; dieu merci. .Comment se déroulèrent mes premiers pas dans sous le toit d'une Maison- si loin si proche ? Intimidé et en colère. Pourquoi aucun copain de la culture dans nos espaces improvisés ? Une colère confuse sans doute accentuée par la présence de Jack London, Zola, et d’autres noms sous mon crâne d’ado. En réalité, il y avait d’autres jeunes adeptes des espaces publics de culture improvisée. Venus de rues que je ne fréquentais pas. Noir sur la salle. Le film a commencé. Zardoz ou un autre long métrage. J’ai oublié. Contrairement à la sensation du voyage. Débarquant sur une autre planète. Avec le désir d’y revenir.
Premier et dernier voyage à la Maison Pop. Pourquoi ? Ma seule réponse est la digression. En effet, chaque jour, une route différente pouvait s’ouvrir. Qu’est-ce que tu fous? Je dois faire un truc. Tu veux pas venir avec nous ? Non, faut que je fasse ce truc. Allez, tu le feras après. Bon, d’accord, mais je reste pas longtemps. Le cabotage de rue en rue, d’amitié en amitié, de rare flirt en rare flirt, de moment en moment. Le calendrier avec des rendez-vous -musique, danse, judo, foot… - était souvent imposé par des parents. Certains gosses le respectaient, d’autres ruaient dans les brancards. Et il y avait les sans-agenda. Excepté les rendez-vous flottants de la digression. Les mêmes des années plus tard au bistrot populaire: une dernière et après je me barre. Tu vas pas repartir sur trois patte. Ok mais c’est la dernière. C'est ma tournée. Bon, j'y vais. Après ma tournée. L'heure de sortie est loin. Quelques fois bien après la descente du rideau de fer.
Nous sommes un certain nombre à être des héritiers de la digression. Guère doués pour la marche en ligne droite bien tracée. Toujours à traîner sur les bas-côtés. Jamais loin du doute et de la poésie qu’il génère. Incapables d’adopter la règle de thèse, synthèse et antithèse. Souvent hors conversation, hors sujet, hors-sol, hors de soi, hors des normes... Une démarche qui peut coûter très cher. Quelques-uns et unes enviant parfois les individus capables de tirer sur un fil, suivre une trajectoire précise, avec des points établis en lien les uns avec les autres, pour arriver in fine à proposer une pensée structurée. Loin d’être le cas des digressifs chroniques dont je fais partie. Raccord avec le précepte de Nahman de Bratslav : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, car tu ne pourrais pas t'égarer. ». Où mène le GPS de la digression ?
Aux blogs, twitter, instagram, et d’autres espaces numériques. De nouvelles Maisons populaires ? Je crois. Des Maison populaires ou Université populaires disséminées partout sur la surface du globe. En plus ouvertes jour et nuit. Sans avoir besoin de diplômes et de carnets d'adresses pour accéder à la Culture et au Savoir sous toutes leurs formes. Avec nombre de fenêtres sur le monde et sur soi. Des lieux de culture, de débats, de cours de yoga, de cuisine, de peinture, de débats… Et de diffusion de fake news et de haine. Internet n'est pas un paradis virtuel sur terre. En l’occurrence, il s’agit de la part intéressante de la toile. Celle qui élargit le champ de son esprit et sa perception de l'autre. Certes, me dira-t-on, ça ne vaut pas une présence physique. Peut-être mais certains et certaines n’ont pas la possibilité financière d’y accéder. Ou tout simplement intimidé en public. Préférant une Maison Pop sur la toile.
Conclure en compagnie de Georges Brassens. « Qu'importe ma vie ! Je veux seulement qu'elle reste jusqu'au bout fidèle à l'enfant que j'étais. ». A mon avis, si chaque individu, vous, toi, moi, on essayait cette fidélité, le monde aurait une autre face. Moins sombre et reconstruisant les mêmes impasses. Cela nous aura évité des Hitler, Staline, Harry Truman, Pol Pot, Bokassa, Bush, les génocideurs du Rwanda,Poutine, etc ? Pas sûr du tout. Toutefois, les êtres entretenant une plus ou moins bonne relation avec leur enfance n’ont guère besoin d’aller détruire d’autres enfances et adultes. Que ce soit sur le plan de l’histoire avec un grand ou petit h. Les infidèles à leur enfance deviennent-ils des adultes aigris au regard desséché ? Des c’était mieux avant ? Difficile de répondre. Pas qu’une seule enfance ni un seul adulte. Chaque trajectoire individuelle reste unique et non étiquetable.
Arrête de rêver. Jamais la citation d'un chanteur mort qui changera le monde. En plus ton billet est trop long. interminable. Tu perds ton temps et celui des lecteurs et des lectrices. Et rappelle-toi que les mots n'ont aucun pouvoir dans une époque dominée par les chiffres et les likes. Ma petite voix est revenue à l'attaque. Impatiente de la conclusion. Sûrement qu'elle a rai... Non. Quelle rabat-rêves. Insensible au programme proposé par Georges Brassens. À rajouter au fronton des petites et grandes écoles ?
Fin de digression.