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« Nous cherchions toujours quelque chose de mieux, nous cherchions simplement un endroit où être heureux où ma femme et mes deux enfants auraient pu être heureux. Ça n’était pas trop demandé et pourtant, c’était déjà trop ! »
Raymond Carver
Tu vas où ? Il esquissait un sourire. Je vais me quitter. Chaque fois la même réponse. Et il s’éloignait, un cahier d'écolier roulé à la main. Quand je buvais, je voyais le monde en couleur. Plein de chaînes à disposition. Tout était vachement beau. Même les cons. À l’époque, j’avais de l’espoir. Plein les poches, les yeux, les mains… Ça débordait de partout. Tellement d’espoir que je pouvais en distribuer aux autres. Faisant profiter mes proches et ceux que je rencontrais. Ça me coûtait peu et me rapportait beaucoup. Ça me faisait plaisir de faire plaisir. Et sans chercher le merci ou le retour. Je peux te dire qu’il y en a un paquet sans espoir. Plus rien dans le regard. Le vide comme horizon. Même pas un vieil échantillon d'espoir sur eux. Certains en ont même jamais eu. Désespérés de naissance ? C’était hier, quand je rêvais. La réalité ne pouvait qu’applaudir. C’était… Aujourd’hui, je suis lucide et toujours à jeun. Et le monde est couleur impasse. Fin de l’alcool. Mais pas de sa machine à paroles.
Toujours un cahier d’écolier sur lui. Souvent, il l’ouvrait et écrivait. Dans n’importe quel endroit. Même dans la file du supermarché ou au tabac. L’écriteur. C’était son surnom. Bien sûr, ses cahiers attisaient la curiosité. Sans doute des trucs sur sa gonzesse qui s’est tirée. Faut dire que l’écriteur est un boulet. Il ramenait pas de thunes à la maison. Un jour , elle s’est tirée avec leurs gosses à la cloche de bois. Sans laisser d'adresse. Le laissant avec ses cahiers et des mois de loyers impayés. Avant qu’il se fasse vider. Chacun y allait de son interprétation. Tu nous lis un de tes trucs. Non. Allez, juste quelques phrases. Ses copains et copines insistaient. En vain. Personne de ses proches n’a eu accès à sa prose. Même sa grand-mère chez qui il vivait. Sa chambre était une sorte de cabanon au fond du jardin. Dans une maison exiguë louée par sa grand-mère. Qu'est-ce que tu vas devenir quand je rejoindrais les étoiles, mon p’tit fils ? A ton age, on te fera plus crédit. Elle en avait parlé à ses propriétaires: un couple de retraités boulangers. Hors de question qu’on loue à ce boulet. Heureusement qu'il vous a, sinon... En plus, c’est le genre a collectionner les loyers de retard. Avec tout le respect que nous vous devons, c'est non et sans appel. La vieille femme s’inquiétait pour l’écriteur.
Mais tous deux se marraient souvent. La parole de l’une et l’autre très libre. Parlant sans gêne de toutes sortes de sujet. Même sur le cul. Elle encore plus que lui. À mon âge, le qu’en dira-t-on et les baratins, c’est fini. Oui, j’ai aimé baisé. Beaucoup. Et j’en ai eu des amants. Ton grand-père devait s’en douter, mais il m’a jamais rien dit. Pas avec lui que j’allais tutoyer le septième ciel. Toujours fourré dans ses journaux, sa radio et sa télé. À écouter tous ces gens qui foutent le thermomètre dans le trou du cul du monde pour nous dire que c’est brûlant. Comme si on le savait pas. J'ai pas besoin d’eux pour m’en rendre compte. Suffit que je fasse mes courses et mes comptes. Où que je regarde le nombre de mains tendues dans les rues ou les transports. La planète va mal et je peux rien y faire. Autant me faire plaisir. Et je me suis pas privée, question... Pas besoin de te faire un dessin. ( petit rire) Si un homme voulait encore de moi, je dirais pas non. C’est comme la natation, ça se perd pas. Mon cœur, s’arrêtant contre une poitrine d’homme nue serait mon plus beau cadeau de départ. Pas parce qu’on est vieille qu’on a pas le droit de rêver un peu. Sourire de vieille adolescente sur son fauteuil roulant.
Leur cohabitation dura douze ans. Son cœur s’arrêta contre un drap en pleine nuit. Il avait dressé la table du petit-déjeuner. Pas une journée débutée sans leur petit rite. Elle lui racontait ses rêves. Lui fumait devant la fenêtre. À 9HOO, pas le grincement de sa chaise. D’habitude ponctuelle. Il attendit une demi-heure avant de frapper à sa porte. Elle était allongée sous sa couette. Les yeux dirigés sur le plafond.Son visage était plus tendu que de son vivant. Comme si franchir la dernière frontière ne lui plaisait pas du tout. L’existence, c’est comme un film, radotait-elle avec une moue sérieuse. Il y a toujours une fin. Pour tout le monde. Que tu crois ou non au bon dieu. Sauf que les non-croyants savent qu’il n’y aura pas d’autres films. Contrairement au croyant. Après l’entracte, ils auront droit à un autre film. C’est ce qu’ils croient. Ils ont droit d'y croire. Chacun son truc contre la trouille de la mort. Moi, je crois à rien après. Pas de nouveau film. Ma séance est finie. J’ai déjà assez donné d’être depuis 90 piges au générique d’un film. Même si c’était un beau film. Faut bien arrêter un jour. Rideau un matin de novembre sur l'histoire de la vieille femme. Jamais l’écriteur ne s’en est remis.
Les propriétaires lui demandèrent de faire ses valises. Il ne répondait pas à leurs courriers. Jusqu’à l’arrivée d’un huissier. L’affaire traîna plusieurs mois. Avant que les enfants des propriétaires ne se décident à venir. Ils firent le tour de la maison. Disparu. On a pas fait la cave ? Ils descendirent les quelques marches. Pour le découvrir entièrement nu. Recroquevillé dans le congélateur de la cave. Surtout à ne pas consommer. C'est de la viande de vieil aigri. Le post-it posé sur son blouson de cuir. Son cabanon-chambre était impeccablement rangé. Ils trouvèrent des dizaines de cahiers remplis à ras bord de phrases écrites d’une main maladroite. Mais sans la moindre faute. Toujours les deux mêmes phrases.
Je ne vous ai pas quittés. C’est vous qui êtes restés. Nous sommes quittes.
NB: Une fiction inspirée de plusieurs histoires réelles. De vieux copains et copines. La plupart plus cigale sans héritage que fourmi. Mais avec pour certains et certaines de très belles histoires. Se sentant nantis de leur trajectoire. Même si personne ne fait plus crédit à des rêveurs vieillissants. Conscient de devoir payer l'addition de leur liberté sans apport de Papa et Maman. Mais s'efforçant de garder le rêve haut.