
« À l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides Villes. » Arthur Rimbaud
Génération vapoteuse. Des grappes de jeunes aux airs de vieux sages tirant sur une « bouffarde électronique ». Quand nous étions gosses, les hommes fumant la pipe donnaient une impression de sérieux. Alors que pour beaucoup, c’était pour remplacer les clopes trop facilement dégainées. Une vapoteuse pour Lucky Luke, Jacques Tati, et d’autres personnages remis au goût de la « fiction light » ? Les croisant ici ou là, j’aime bien écouter ces jeunes vapoteurs. Pour, à travers leurs mots, prendre des nouvelles du monde. Celui d’aujourd’hui. Et l’autre dont une partie de la jeunesse a lancé le chantier. Agréable de ne pas tout comprendre de leurs échanges. La même langue ; pas les mêmes fuseaux horaires des corps. Une jeunesse parfois très remontée contre les générations précédentes. Surtout les Soixante-huitard dans le collimateur. Ils en prennent plein la gueule. Mais nous aussi les Quatre vingtard.
Même ardente impatience que toutes les jeunesses passagères de la planète. Beauté, colère, indignation, connerie, poésie… Belle énergie et engagement dans nombre de domaines. Avec une inquiétude légitime de la chaleur de plus en plus carnivore. Fort bien informés et capables d’argumenter, il sont très actifs avec les nouveaux outils de l’époque. Jamais je n’ai eu un tel engagement. Toujours loin des manifs, plus du tout pétitionnaire, de rares fois près des isoloirs, … De loin en loin débatteur – mauvais – de table après quelques verres. Ne me mouillant qu’à distance sur clavier. Loin de la boue du réel. Illégitime de s’indigner ou d’interroger notre époque ?
Anarcho-égoïste, ironisa un militant sur un marché. Après une brève conversation pleine d'humour. Son but était de récolter des signatures pour un appel à vote. Il s'approcha d'un autre chaland. Pour qui l'appel à vote ? Un politique aux idées plus hautes et intéressantes que son nombril. Dommage pour les propositions ( sans être d'accord avec tout ) et les gens sincères qui le suivent. Très cultivé et intelligent mais incapable de se délester de l'égo à la patte, s'effacer pour céder sa place et gagner une autre présence. Élégant effacement pour - s'il le désire encore- continuer d'être actif hors micros et caméras. Pourquoi s'accrocher à la lumière ? Le vieillissement, la trouille de la mort, etc ? La réponse essentielle dans son miroir... Comme pour chaque être dans sa solitude sans fard. Après tout, qui suis-je pour juger un mortel aussi doué d'imperfections que moi ? De toute façon, ma signature, sans aucun poids, n’aurait rien changé. Si c’était à refaire, je ne résignerais pas. Néanmoins, le militant n’a pas si tort. Sauf sur l'Anarcho: jamais encarté anar ou en autre iste. Mais une forme d’égoïsme. Pourtant soucieux de ne jamais être indifférent aux souffrances et joies proches et lointaines. Comme tous et toutes, rien sans l'autre. Mais toujours une méfiance du groupe.
De tous. Course au pouvoir, les querelles de taille d’égo, séduire pour occuper le centre, les petites et grandes mesquineries, l’entre-soi, la purge des pensées non-conformes à la ligne, le coupage de têtes trop dérangeantes, écraser l’une ou l’autre pour monter plus haut avant d’être écrasé, la mauvaise foi, la main dans la caisse commune, la trahison… Rien de nouveau sous le ciel des groupes. Que ce soit dans un bureau, dans sa famille, sa rue, son village, une cour de récré, dans les instances d’un parti, dans une salle de rédaction, dans un hôpital, au sein d’une troupe de théâtre, dans une association humanitaire, etc. Rien de plus naturel quand on est plus d’un « corps-histoire » dans un espace. Chacun et chacune cherche sa place, son rôle, en empiétant plus où moins sur l'espace voisin. Parfois sans s'en rendre compte. Les guerres sont-elles des conflits de voisinage à plus grande échelle ? Tu ne vois pas que la cour est pleine de tout est foutu, m'interrompt ma petite voix. Avec raison. Tout n'est pas que sombre. Broyer du noir pour ne pas penser plus loin qu'un constat ? Le groupe génère de la commune beauté.
Quel genre ? Tout ce qui fait par exemple que nous puissions vivre au quotidien. Électricité, eau courante, chiottes, école, hôpital, commerces, bars, transports… Sans le groupe, ça ne fonctionnerait pas. Rien à voir avec la beauté ? Posez la question à celles et ceux ne bénéficiant pas de tout ça. Ne pas oublier non plus les congés payés, la Sécurité Sociale- carte Vitale, le droit de vote pour les femmes, la décolonisation, la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud, les vaccins, l'abolition de la peine de mort,… La liste est bien sûr non exhaustive. Tous ces acquis sont nés du collectif. Après souvent de longs moments de lutte. D'autres sont en cours...En fait, toutes sortes de beauté naissent du groupe. Dans les bons et dans les mauvais moments. Une ville, un pays, un continent, la planète entière ; tout s’arrêterait sans ces interactions permanentes. Des individus au service d'individus. Chaque jour sur le pont. Pour continuer d'avancer ensemble.
Uniquement de la beauté qui permet le bon fonctionnement de la mécanique quotidienne ? Fort heureusement que non. Il y aussi d’autres formes de beauté. Certes pas sur le même registre vital qu’un hôpital. Quoi que d’aucuns affirment que c’est vital pour eux. Sans le collectif, pas de cinéma, de télé, de radio, de livres, de théâtre, de foot, de rugby, de yoga, de tennis … Tout ce qui fait que nous ne soyons pas qu’une machine à alimenter la machine. Beauté vitale ou non, il y a un gain personnel et collectif. Le groupe apporte à chaque individu. Petit ou grand gain. J'en ai bénéficié et en bénéficie encore. Ne serait-ce que de joyeuses rigolades à rallonges autour d'une bonne table ? Pourquoi alors une telle méfiance à l'égard de tous les groupes ? Plusieurs raisons. Dont une forme de fragilité longtemps occultée. Avec un temps de cicatrisation mental plus lent que la moyenne. Sûrement pas le seul dans ce cas. D’une sensibilité absurde, pour paraphraser Flaubert qui rajoutait : ce qui effleure les autres me déchire. D’autres évoqueraient la lâcheté. Peut-être aussi.
C’est ça les anciens ; dès qu’ils peuvent se replacer, ils remettent un petit éclairage sur leur nombril et petites blessures narcissiques. Pas que le groupe dont il faut se méfier… Revenons à nos jeunes vapoteurs et vapoteuses. Beaucoup sont engagés, créent, jouissent, espèrent, se trompent, se trompent encore, se trompent différemment, ont raison, avancent… Bien présents et présentes. De temps en temps, un regard posé en coin sur le vieux qui les observe. Un condé ? Premier réflexe quand nous étions face à un aîné - blanc- inconnus de nos regards qui nous nous épiaient en essayant d’être discret. Certains venaient juste grappiller un peu de leur jeune énergie dissoute dans le temps. Je suis peu-être pris de temps en temps pour un condé; la Maison Royco a désormais toutes les couleurs de peau. Très vite, le jeune regard revenait au centre de sa discussion. Autre chose à faire que de s’occuper d’un vieux mec. Avec téléphone préhisto-numérique sur la table. Et qui, cerise sur le ringard, écrit sur un cahier à carreaux. Encore un dinosaure de la Génération papier. Nous sommes repérables. Dernier représentants d’une époque en cours d’effacement sur écran ? Nés sous Gutenberg, morts sous Numérique.
Ils ont continué de parler. Un autre demi, s’il vous plaît. Le serveur a affiché un air surpris. Mais c’est Happy Hour. J’ai esquissé un sourire. Non. Je ne tiens plus la route du houblon. Moi, je prends une bière d’ancien. Un demi ordinaire. Il a dû me prendre pour un fêlé. J’ai continué de les écouter. Une belle musique d'avenir à portée d’oreilles. Toutes et tous immortels et se sentant capables de déplacer le vieux monde pour le balancer à la poubelle. Avides de changements. De la même façon que nombre de « c’était mieux avant » persuadés qu’il ne peut y avoir mieux que leur jeunesse. Sans doute un réflexe naturel en vieillissant. Considérer sa jeunesse plus belle et intéressante que celles d'avant et d'après. Et sa vie comme une des sept milliards de merveilles du monde. Les générations passent, le temps reste. Que reste-t-il dans le sillage du vivant ?
Des volutes d'histoires.
NB : Ce texte est inspiré d’un paquet de gauloises posté sur un fil tweeter