Enfin la case prison. François espérait être incarcéré. Grace a sa complice. Une jeune femme de trente ans. A sa demande insistante, elle avait rajouté des charges à son dossier. Au risque de perdre son poste. Celui d’une magistrate promise à un très grand avenir. Si quelqu’un venait l’apprendre, sa carrière serait ruinée. Faire confiance à la promesse du vieillard amené par les services de police ? Au fond d’elle, la magistrate sait qu’il ne la trahira pas. Fière d’avoir pu lui apporter son aide. Même si elle aurait préféré le faire d’une autre manière. Une femme en colère. Contre le pays dont elle était une représentante de la justice. Claquer la porte ou rester ?
François volait dans les supermarchés. Loin d'être le seul retraité à commettre ce genre de délit. La prison où il voudrait être écroué était déjà pleine à craquer de délinquance à cheveux blancs comme la nomme la presse. Pourquoi voler ainsi depuis des années ? Sa maigre retraite réussissait à peine à le faire survivre. Après avoir réglé son loyer, l’électricité, le gaz, le téléphone, et d’autres charges, il ne lui restait que très peu pour manger. Jamais bien sûr le moindre voyage ou spectacle. Depuis la fermeture de la dernière bibliothèque de la ville, il ne pouvait plus emprunter de livres ou de films. Cloitré chez lui ou assis sur un banc au soleil. Aucune autre activité. Rêvant devant des vitrines sans jamais penser à glisser un objet dans sa poche. Un homme profondément honnête. Trop facile de toujours mettre ça sur le dos de la société et des autres, se disait François. Pensant que sa situation était dû à son manque d’anticipation.
Plusieurs enseignes à son carnet de vol de produits alimentaires et d’autres objets du quotidien. Très rarement des bulles et un cigare pour fêter son anniversaire, le jour de l’an. De temps en temps, il craquait au rayon frais pour son pêché mignon : une glace à la pistache, son parfum préféré depuis l’enfance. Quasiment une prise en flagrant délit hebdomadaire. Plus ou moins humiliantes. « Un jour, vous allez vraiment finir derrière les barreaux. Rares les semaines où vous ne vous faites pas attraper. Faut vraiment que vous cessiez de vous comporter comme ça. Surtout à votre âge. » Le commissaire l’admonestait le laissait repartir chaque fois libre. Souvent au grand dam des commerçants le trouvant très laxiste. « Pourquoi vous n’allez pas dans des centres d’aides sociales. Ils vont prépareront des colis alimentaires. Notre maillage solidaire est encore un des meilleurs du monde. Une solidarité tout à l'honneur de notre pays. ». François avait esquissé un sourire.
Toujours la même rengaine. Bien sûr qu’il y avait le droit. Et toujours préférable d'être rien en France que dans de nombreuses autres pays. « Je vous entends, mais... Plus envie d'écouter ce discours. A mon âge, après avoir travaillé dans un boulot éreintant, je mérite mieux qu’un colis alimentaire. Et, Cher Monsieur le Commissaire, je tiens à vous dire qu’il me reste encore de l’orgueil et de la dignité. Le nouveau monde m’a pris beaucoup de choses. Mais ça, ils ne l’auront pas. Jamais je ne ferai la manche. Jamais. À mon âge, je préfère voler de propres mains que la tendre. » Dieu, le père Noël, les promesses des politiques… François avait cru à tout ça. Être chômeur à son âge, c’est pire qu’un mari trompé. Quel Eddy Michell chantera « Être voleur de pâtes et de rasoir à son âge, c’est pire qu’un retraité trompé… C’était une autre des chansons préférées de son grand-père. Se foutre en l’air, comme d’autres vieux dans son cas ? Il apprécie trop sa première clope au lever. Son crabe mieux nourri que lui ?
Un homme d'environ son âge sirotait un demi à une terrasse au soleil. Combien la bière dans cette brasserie ? Un geste machinal à la poche intérieure de son manteau. Rêve pas François... Sa carte VIP était valable uniquement dans les centres commerciaux. À nouveau une poussée de larmes. Il se redressa, un peu plus, quelle hauteur la dignité ?, un peu plus haut cher François, faîtes un effort pour rester digne, on en France quand même, le pays des Lumières, Victor Hugo , les résistants, et tous ceux qui on fait ce pays vous regardent marcher, au moins un effort pour ces grands hommes et femmes, pas possible, vous y mettez de la mauvaise volonté, on vous regarde, François, soyez digne de votre prénom et de votre pays, faut pas que des touristes vous voient dans cet état, vous êtes une vitrine de ce pays, un dernier petit effort... François se redressa en grimaçant de douleur. Son dos cassé lui rappela sa présence.
Le juge avait été muté. Une autre, plus jeune, l’avait remplacé. Sa future complice était assise face à l’interpellé. « Vous ne pouvez pas le nier, les images sont là. ». Il a souri face à l’écran de l’ordinateur. Un vol le plus visible possible pour se faire arrêter. Se positionner bien face caméra de surveillance et glisser lentement les produits sous son blouson. Puis après un coup d’œil à droite et à gauche, avancer à pas rapides vers une des caisses automatiques. Il avait posé son dentifrice et plaqué sa carte bleue spéciale VP sur le lecteur numérique. Comment un membre de l’association a pu la nommer Vieux et Précaire. Dès sa réception de la carte, il avait écrit un mail de colère. Sans la moindre réponse. Une de ses copines, retraitée-voleuse comme lui, l’avait rebaptisé VIP : Very Important Précaire. Il était sorti du supermarché. Des bruits de pas derrière lui. » S’il vous plaît ! ». Il avait affiché un sourire satisfait. Espérant enfin la prison.
La magistrate fronçait de plus en plus les sourcils en l’écoutant raconter son quotidien. Sans jamais l'interrompre. « Je serai mieux derrière les barreaux. Pas une vie que de voler pour manger. En prison, je serai privé de liberté. Mais pas de dignité. Chargez moi au maximum. ». Ils ont parlé longuement. « D’accord, mais pas sûr que ça marche. Nos prisons sont saturées de gens de votre âge. Des espèces d’Ehpad pour les gens qui ne peuvent pas s’en payer une. Certaines familles sont même satisfaites que leurs vieux soient pris en charge par la société. Comment a-t-on fait pour en arriver là. Nos vieux contraints de voler pour manger. ». Plus de gens bienveillant que de salauds, s’est-il dit en regardant le juge. La majorité de la population a honte. Mais tout continue. Le nouveau monde n’a pas de pitié pour les riens et les inutiles ne rapportant rien. Mamadou m’a dit…
François ne supportait pas cette chanson, persuadé que tous les problèmes du pays venaient de Mamadou. Dehors les voleurs de pain aux François, dehors les femmes voilées, dehors les tueurs de Charlie, dehors les suceurs de RSA et de la Sécu, dehors les voleurs de nos retraites, dehors… Votant durant des décennies contre Mamadou, Fatima, Mohamed, et les autres qui pourrissaient la France. Sans oublier de cracher sur les Juifs à tous les hauts postes de l’État et les médias, les LGBT voulant transformer la France en un pays de dégénérés... Un catalogue de haine partagée avec des millions d'autres François et Françoise, et de plus en plus de Mamadou voulant expulser les derniers Mamadou arrivés sur le territoire. Sans se douter des futurs événements qui allaient le faire dégringoler. Persuadé que son prénom bien d'ici le protégerait de tout. Jusqu’au jour où il est devenu un Mamadou aux tempes blanches… On a pressé le citron, on peut jeter la peau de François.
À son procès, il avait sorti le grand jeu du plus rien à perdre. « Je vous méprise tous. Du flic au procureur. Pour moi, vous êtes de la merde. Vous êtes coresponsables. Moi, François, citoyen de ce pays, je vous emmerde cher procureur, j’emmerde mon avocat, j’emmerde la présidente de la République, les politiques de tout bord, les journalistes, les enseignants, les médecins, les chômeurs, j’emmerde mes parents, mes grands-parents, et tous mes ascendants esclaves qui ont laissé faire, je m’emmerde aussi, et tous les gens soumis comme moi. J’ai haï où on m’a dit de haïr, je me suis indigné ou on m’a dit de m’indigner… Toujours bien obéissant. Moi aussi, j’y suis pour quelque chose dans ce merdier. ». Un discours bien préparé. Le procureur dans tous ses états, incapable d’arrêter le flux verbal de François. Ce vieillard sénile est en pleine bouffée délirante, gueule un homme dans la salle, sa place est en HP. En écho, une autre voix : « C’est un véritable scandale et une honte d'accepter une telle vulgarité dans une enceinte de la justice.» François rajouta une salve d’insultes. « Sécurité, veuillez évacuer le prévenu. » Prison ou hôpital psychiatrique ?
Un an ferme pour insultes à représentants de L’État. Dans le couloir, il croisa la juge. Elle ne put retenir un clin d’œil. Personne ne saura qu'elle l'avait aidé à rédiger son discours. Il la remercia d’un sourire et continua sa route encadrée par deux flics en uniformes. Mes premiers infirmiers, se dit François. Satisfait de sa destination. Pour lui, ce n’est pas une prison, mais un EHPAD pour retraités laissés sur le bas-côté. Et la privation de liberté ? Bien sûr qu’il y songe. Pas de gaieté de cœur qu’il a tout fait pour aller en prison. Lui, l’honnête citoyen, jamais rien volé avant d’y être contraint, pas la moindre amende, payant ses maigres impôts ; exerçant chaque fois son devoir électoral, triant bien ses ordures, son loyer toujours réglé à échéance… Avant de devenir une épluchure du monde nouveau.
L’un des flics l’aida à grimper dans le fourgon. Avec des gestes attentifs. Sans doute un grand-père nommé François, Abdel, Maurice… Le retraité, depuis qu’il était devenu un délinquant aux cheveux blancs, a rencontré plus d’indulgents que de salauds. Mais une majorité soumise. Une indignation résignée dans chaque regard sur le retraité contraint de tendre la main ou voler pour manger. Direction sa première cellule de prison. Et la perte de liberté. Tu y penses à ta privation de liberté, mon vieux François. Bien sûr qu’il y songeait. Le droit encore à sa clope avec vue sur l'aube ?
François repensant à son histoire passée. Dans son sillage, il voyait de très belle choses. Pas que du noir à broyer pour sa mémoire. Même s'il roulait vers une prison. Privation de liberté ? Mais il voyait aussi la liberté de survivre avec à peine de quoi manger. Toutes ces cotisations pour ça, souffla François. La fin de l'histoire d’un homme en route vers l’ombre. Sa peine d'avoir été un rien parmi les riens ? Direction une autre ombre sans loyer ni électricité à payer. La prison sera mieux, pensa le retraité, guère pressé d’en sortir pour retrouver son ordinaire. Désormais, il ne sera plus contraint de voler pour manger. Soupir de soulagement.
À 83 ans, enfin la retraite pour François.
NB: Une fiction inspirée entre autres de cet article. Une réalité au pays du soleil levant et de la performance. Au japon, certains retraités préfèrent la prison à tendre la main ou voler