« Il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes. »Jacques Brel
Devenir triste. On ne voulait pas. D’accord pour vieillir. Mais surtout ne pas devenir triste, comme eux. Tout, mais pas ça. Qui étaient ces porteurs de tristesse ? Nos vieux. Nos vieilles. Péjoratif, vulgaire, s’indigneraient d’aucuns persuadés d’avoir la meilleure langue. En oubliant Nos. Oui ; ils étaient à nous. Nos vieilles. Nos vieux. Et on savait que ce n’était pas pour longtemps. La vie ne faisait pas beaucoup crédit sur ce bord du fleuve urbain. Rive Prolétaire. Et nul besoin de faire appel à des cabinets de conseil pour s'en rendre compte. Nos darons à nous feront pas de vieux rots, plaisantait un copain du collège. Très jovial et fêtard. Son vieux est parti dans la première charrette du quartier. Dévoré par un crabe amiante et Gauloises sans filtre. Plus les dégâts invisibles de la tristesse.
Des nuages sombres imprimés dans leur regard. Du réveil au coucher. Je la vois encore leur tristesse. Présente en partie dans les regards de leurs gosses devenus vieux à leur tour ? La plupart de nos darons et nos daronnes, des adultes de proximité, ne sortaient jamais sans leur tristesse. Même quand ils se marraient, elle était toujours présente. Là aussi aux naissances et à tous les autres moments censés être dédiés à la joie. Bien sûr, ils savaient la planquer. Le plus souvent derrière l’humour. Rire fort, encore plus fort, pour donner le change. Ne pas brader leur douleur. Celle des hommes et des femmes lucides. Prêts à tout perdre. Sauf la pudeur de l’orgueil.
Le change, c’était pour les autres. Celles et ceux, du quartier ou des centre-ville de la ville ou d’autres villes, qui pensaient et parlaient pour eux. Parmi ceux se considérant comme leur porte-parole, quelques-uns et unes étaient sincères. Souvent chargés d'une tristesse clonée sur la même chaîne de montage. Des proches voulant les représenter et défendre leurs causes. D’autres, éloignés ou issus du même bitume, ne se servant de leur histoire que comme un marchepied pour des ambitions personnelles. Mais nos vieux et nos vieilles n’étaient pas dupe. Beaucoup plus intelligents et subtils que celles et ceux regardant avec condescendance. Voire avec mépris pour le beauf accroché à son tiercé et barbecue.
Nos vieux et nos vieilles baissaient la tête. Humiliés, mais pas les mots pour répliquer. Que de la colère dans leurs poings. Surtout, ne pas cogner. Jamais leur offrir la possibilité de les qualifier de sauvages des quartiers périphériques. Préférant donc la fermer et ne pas apporter de l’eau au moulin du mépris de certains. Assez intelligents aussi pour savoir que tous les « centres-villes » et autres porte parole n’étaient pas tous des abonnés au mépris. Mais, héritiers de désillusions et promesses non tenus, ils avaient une tendance à se méfier des belles paroles ne les appréciant que pour coller des affiches, aller, voter, pousser un caddie… Des riens, mais avec de la mémoire.
Et nous à les observer. Assis sur un muret de parking, adossé à un mur, le cul sur une mobylette, nous regardions nos vieux et vieilles dans leur chantier quotidien. Ils allaient et venaient. Réglés comme du papier à usine ou autre boulot tueur de dos et de journée. Pendant ce temps, nous finissions nos nuits dans la pénombre de nos chambres aux volets fermés. Pour retourner dans notre sale de jeu à ciel ouvert peu de temps avant leur sortie du boulot. Ça va, Pa ? Ouais. Ça va, fils ? Ouais. Chacun le nez dans son sillon. Étrangers sous le même toit. Nos pères rentraient. Les mères avaient préparé le repas. Ils mangeaient généralement en silence et allaient dormir. Souvent anesthésiés entre temps par le tube cathodiques. Pendant que leurs rejetons, animal à plusieurs têtes, se retrouvaient dehors, de l’autre côté des cloisons familiales ; nous fumions nos clopes, buvions nos cannettes de Kro, Johnny ou Eddy pas loin dans les oreilles, nous parlions, nous silencions dans les volutes avec ou sans herbe, nous rêvions… Avec une trouille chevillée à notre avenir. Devenir aussi triste qu’eux.
Carton plein pour le crabe dans nos quartiers. Beaucoup plus rentable de venir faire ses courses par chez nous. Bien sûr, d’autres passaient entre ses pinces dans les quartier huppés. Mais moins nombreux. Et très rarement à cause de leur boulot. Amiante, sac trop lourd, produit bouffeur de poumons… Le crabe avait de très bons alliés pour ramasser la mise à chacun de ses passages. Attendre l’âge de la retraite ? Ce n’est pas le souci du crabe. Ni son calendrier. Il mise surtout sur des chairs usées notamment par des tâches répétitives et pénibles. L’ouvrier et les autres travailleurs de force restent une nourriture de premier choix pour le crabe. Même si, avec entre autres la mal bouffe, la pollution de l’air, le stress ; il a élargi son champ d’action. Le crabe peut afficher un large sourire.
Plus nos vieux et nos vieilles baissaient la tête, plus on relevait la nôtre. Certains pour penser et d'autres pour le coup de boule exutoire. Regards relevés comme pour rétablir l’équilibre et narguer la honte. Ni triste, ni soumis. Certains parmi nous sont devenus les deux. Souvent restés dans les quartiers où ils regardaient leur vieux et vieille en se jurant de ne pas être elles et eux. D’autres ont voulu se servir dans les vitrines pleines de verroterie et autres fausses lumières ; ils ont fini à l’ombre ou sous terre. La seringue en a emporté pas mal aussi. Combien à ne pas se retrouver dans une de ces catégories ? Difficile à dire. À moins de se plonger dans Copains d’avant et essayer de retrouver ses ex colocataires de quartier. À quoi bon ? Si ce n’est ressusciter cette tristesse qui nous inquiétait tant. Autant garder que les bons souvenirs.
Nos éphémères partagés de gosse aux rêves plus gros que leur condition. Tous ces instants ayant échappé à la mâchoire de la réalité. Nos joies et nos rires plus forts que Dieu, les maîtres, et tous les voleurs de jeunesse parquant des histoires dans des salles d’attente loin des centres. L’honneur à bout de bras ou de doigt, comme dans la chanson : On leur montrait notr'cul et nos bonn's ma-nières En leur chantant : Les bourgeois c'est comm' les cochons Plus ça devient vieux, plus ça devient bête. ». Nos bourgeois c'étaient tous les regards de haut. Riant à rage déployée pour ne plus entendre les pinces bouffant la chair de nos vieux. Mission réussie ; nous avions réussi à être joyeux. Se marrer ensemble sous le ciel de France. Que du bonheur et de la poésie à tous les étages du passé ?
Ne pas se leurrer tout de même; la misère ne rend pas plus beaux et intelligents. Souvent, elle a tendance à détruire la chair et l'esprit. Même si, derrière ce que les arbitres des élégances qualifient de vulgaire, on peut trouver une grande intelligence poétique. Toutefois, ne pas oublier que nous avons beaucoup perdu. D’abord en premier nos vieux. Puis aussi nombre d’illusions comme les trois mots inscrits au fronton de nos écoles. Que restent-ils de réellement positif de nos jeunes années en quartier populaire ? Des instantanés dans l’album du temps qui passe. Et tout le reste qui nous a construit. Comment repenser à nos vieux partis avant de pouvoir souffler ?
Sans tristesse.