La rue peut déboucher sur la mer. Comme pour les congés payés. Sur les pavés, la mer. Avec les vagues de rires et les panthéons de sable de l’enfance. Et quelques années après, sous le même ciel de France, une autre rue. Celle qui allait conduire aux camps de la mort. Avec des histoires de France et d’ailleurs dévastées. En partie avec l'aide de certains hommes et femme qui battant le pavé coude à coude populaire pour le meilleur pour tous et toutes. Foule de rue interchangeable. Certains défilaient pour la mer avant de marcher au pas de la milice. De la quête des jours heureux au désir partagé de la mort de l’autre, différent. La foule est volage. Capable de passer de voix en voix. Des followers de bitume. Souvent derrière la dernière voix qui a parlé en dernier. Des oreilles aimantées. Surtout si la voix propose des mots faciles à comprendre. Effaçant tout doute ou interrogation. Suffit de se laisser glisser. Juste dire oui. Suivre.
Le revers de la foule. Pour ça qu’il est important de rester vigilant. Toute foule défilant dans la rue n’est pas à encenser d’emblée. Surtout en notre période de confusion et d’obscurantisme largement alimenté et relayé. À tous les coins de rue, désormais encore plus sur la toile ; une ou un bonimenteur se tient prêt à diviser et à attiser les haines. Une ère plus dédiée à la connerie qu’à l’intelligence ? D’aucuns l’affirment. Ce n’est pas tout à fait vrai. Comme ce qui se passe dans les rues depuis quelque temps. incroyable que des automobilistes, dont sans doute certains rétifs aux manifs et se considérant comme otages, applaudissent au barrage les ralentissant sur le pérife ou d’autres axes de France. Du rarement vu. Qu’est-ce qui est différent des précédentes « prises de rues » ? Une foule irrécupérable, pour l’instant. Les frontières habituelles se sont effacées. Noyautée par les gilets jaunes et les fachos ? On le lit et l’entend. Pourtant indéniable que la majorité des manifestants ne défile pas pour détruire un autre qu’on lui a balancé en os à ronger. Ni pour consommer plus. Même si le peu de fric du début à la fin de sa vie reste un souci très important. Chacun et chacune défile pour une autre revendication. Laquelle ?
Être plus. Ne plus être qu’un rouage de la machine. Pouvoir, au seuil du grand voyage, retrouver une part de soi qui a pu se dissoudre dans les « années boulot ». Emporté peu à peu par le flux et reflux de l’agenda. En général, la plus grosse dissolution de soi se constate chez les mains et les têtes n’ayant pas vraiment choisi leur boulot. Contraints par la nécessité de jouer un rôle de composition sur plusieurs décennies. Le désir de la plupart d’en eux et elle serait de pouvoir retrouver ce lien unique avec soi. La place où notre histoire est unique au monde. Plus un numéro et des indices sur une fiche de paye. Avec en filigrane de son identité professionnelle telle ou telle passion de jeunesse transformée en hobby ou complètement occultée. Dans leur dernière ligne droite, certains et certaines ont envie de retrouver la part de leur être laissé en suspens. Un autre gros boulot que de souffler sur les braises de ses rêves d’enfance. Avec certes beaucoup moins d’annuités. Mais que soi comme unique patron. Son luxe final.
Néanmoins pas que des poètes parmi les occupants de la rue. Ni que des grands démocrates baignés dans l’empathie républicaine. Comme dans les boîtes de production de télé, les rédactions des journaux, les théâtres, au gouvernement, dans les deux assemblées, dans les facs… Une liste non-exhaustive de lieux n’accueillant pas que de grands poètes délicats et subtils. Les harceleurs et violeurs de femmes se trouvent aussi ailleurs que sur le bitume. Certes pas un scoop, mais important de le rappeler à certains regards de mépris sur les « nouveaux gueux ». Combattre le « tous pourris » et ne pas céder au populisme uniquement quand on touche le haut du panier ? La question peut se poser. Les gilets jaunes et autres colères de rue n’ont pas le monopole de la « pourriture ». Sans pour autant les mettre sur un piédestal pour cause de souffrance, etc. Le damné de la terre peut-être aussi une belle pourriture. Autant que celle ou celui qui, pas de petits profits, voudrait lui sucer son histoire jusqu’à la moelle de ses derniers jours. Souffrir n’a jamais empêché de faire souffrir.
En tout cas, une belle effervescence dans les rues de France. Bien sûr non sans heurts. Des casseurs nourrissant d’autres casseurs, soupirait un gros bras syndicaliste. Chaque fois attristé de faire le coup-de-poing contre des gosses qui auraient pu être les siens. Tout en comprenant leur désir de vouloir renverser les quelques mains s’accaparant la plus grosse part du gâteau républicain. Hors casse (une poignée), on sent la joie de rencontrer des individus qui ne sont pas de sa famille ni de ses autres proches. Se rendant compte de la possibilité d’une proximité avec des inconnus. Venus de quartier loin du sien. Citadins et villageois se côtoient sur les artères de la Capitale. Des millions de voisins avec la même colère. Et le même désir de profiter de la richesse d’un pays. Revenir aux fondamentaux en trois mots aux frontons des écoles publiques et laïques de leur enfance. Refuser de laisser la beauté ne s'épanouir que dans quelques quartiers. L’inviter à venir enchanter de sa présence tous les territoires de France. Avant l’argent, c’est de beauté qu’ils ont soif. Une soif individuelle et collective. La beauté de prendre le temps d’être.
Encore des paroles. C’est vrai. Elles ne changeront rien. Comme celles qui défilent depuis des semaines. La Bastille est prise, pas la parole. C’est l’impression – peut-être fausse - d’un sentiment flottant dans les rues des villes et des villages. Sûrement plus difficile de prendre la parole que n’importe quelle Bastille. Pourquoi ? Hôtel de ville, préfecture, gendarmerie, commissariat, Assemblée nationale, Sénat... Les symboles de pierres et verre avec des drapeaux plantés dessus sont repérables. Une foule déterminée peut les prendre. Ce qui s’est passé et se passe encore dans tel ou tel pays. Comme avec la prise de la Bastille. Que se passe-t-il en général après que la foule a pris tel ou tel espace symbolique ? Quel avenir quand la rue est rentrée chez elle, chacun chacune chez soi ? Après avoir parlé, hurlé des slogans jusqu’à extinction de sa voix. Les unes et les autres assis dans son canapé à regarder un écran ou écouter la radio. Suivre l'après rue. Pour assister à quoi en direct ? Leur expulsion de leur parole.
Vision sans espoir ? En partie. Toutefois, il reste toujours des poussières de parole au-dessus des rues. Ainsi que sous les crânes et les poitrines. Même si leur parole est reprise et accaparé souvent par les mêmes, de générations en générations de repreneurs de paroles (avec de nouveaux visages), il y a des traces qui perdurent. Elles ouvrent plus ou moins discrètement de nouveaux chemins. Des traces, aussi infimes et invisibles, soient-elles, qui font progresser les mentalités. Révolution ? Matin du grand soir ? Certains y croient encore et l’appellent de leurs vœux. Sans se douter que ça se réalise, sans nécessairement grand bruit ni pouce levés. Ici ou là. Du matin au soir. La lutte finale, c’est fini. Un triste constat chez certains militants et militantes sincères. Même si leurs actes ne sont pas vains. Que faire pour que tout ne soit pas fini ? Pas qu'une seule réponse.
Reprendre la parole ?