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Billet de blog 18 septembre 2023

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N'oublie pas d'éteindre la veilleuse

Baiser-réveil sur le front de la petite fille. La bouche de sa mère. Réveille-toi, ma chérie. Lèvres du père au même endroit. Faut te lever. Elle ouvre les paupières.Tu n’oublieras pas d’éteindre la veilleuse. Ses parents sortent de sa chambre. Elle s’étire sous la couette. Regard ensommeillé au plafond. Elles sont là. Présentes en toutes saisons. Sourire aux étoiles. Rassurée.

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Illustration 1
© Marianne A

                      Baiser-réveil sur le front de la petite fille. La bouche de sa mère. Réveille-toi, ma chérie. Lèvres du père au même endroit. Faut te lever. Elle ouvre les paupières. La veilleuse est restée allumée toute la nuit. La petite fille a peur sans lumière. La chambre n'est jamais entièrement plongée dans l'obscurité. Elle se frotte les yeux. Tu n’oublieras pas de l’éteindre en te levant. Ses parents sortent de sa chambre. Elle s’étire sous la couette. Regard ensommeillé au plafond. Elles sont là. Présentes en toutes saisons. Elles veillent sur son sommeil. Persuadée que, comme la veilleuse, elles éloignent ses cauchemars. Sourire aux étoiles. La petite fille se lève. Avec deux peluches à la main.

         Pas une seconde de sommeil. Elle a encore traversé une nuit sans fermer l’œil. Une main à sa droite, l’autre à sa gauche. Elle n’aime plus les étoiles. C’est fini. Les étoiles que lui montrait son père. Elles sont un peu de notre famille. Tes lointaines cousines. Ou tes copines, si tu préfères. Il lui disait leur nom. Elle ne les a jamais retenus. Que la mémoire de leur lumière. Elles ne sont plus ses copines. Ni de sa famille. Elles l’ont trahie. Se contentant de briller. Sans un geste. Aucune n’est venue tirer le bateau hors de l’eau. Le jour va se lever. La nuit restera dans les yeux de sa mère et de son frère. Des regards éteints. Elle serre leurs mains. Fort. Doigts noués sous le ciel. Ses seuls gilets de sauvetage.

         Bol sur la table de la cuisine. Dehors, la ville se réveille. Elle enfonce sa cuiller dans la mer de céréales. Ses préférées. Son père les achète dans un magasin spécial. Il lui a expliqué. Elle n’a pas tout compris. Sauf que ce sont des produits qui ne polluent pas le ventre. Elle aime y aller avec lui. Tous les deux à vélo. Dès le seuil du magasin franchi, elle se sent bien. Comme dans un doux cocon. Avec même un petit coin lecture. Rien à voir avec le grand magasin à la porte de la ville. Ses parents n’y vont plus. Elle aussi préfère ici. Le petit magasin du quartier. Avec plein de copains et copines de ses parents qui font leurs courses. Un magasin qui sent le calme.

       Deux biscuits et un verre d’eau chacun. Elle garde le sac des victuailles en permanence sur elle. Leur mère est stricte. Plus comme avant. Interdiction de s’éloigner et de parler aux autres. Pour leurs besoins ; à tour de rôle, deux tiennent un drap. Cache ridicule dans un petit bateau bourré à craquer. Mais elle y tient. Pour protéger du regard. Conserver la dignité de l’intimité. Toujours elle qui vide la barquette de plastique trouvé sur le pont. Tous les passagers et l’équipage se méfient d’elle. Son regard fait peur. Elle n’a plus rien à perdre. Sauf la chair de sa chair. Prête à mourir pour ses deux enfants. Un regard sans appel.

          La porte s’ouvre. Une ombre rentre dans sa chambre. Son père. Il ferme ses yeux. Son père est puissant. Il connaît plein de monde. On le voit souvent à la télé. Un homme très respecté. Gueuler ? Demander de l’aide ? Ça ne sert à rien. Il le sait. Son père est très fort. Un grand du pays et de la planète. Son père se penche sur lui. Plus que leurs deux respirations dans l’espace qui se réduit de plus en plus pour le fils. Il ferme son corps. Le plus possible. Pour ne plus être là. Absent quand son père se glissera sur lui. L’écrasant de tout son poids. Pour son petit plaisir matinal. Avant de se raser et d'aller à son bureau. Se glisser dans la peau d'un homme important.  Craint et respecté.

            C’est quoi ce dessin ? L’adolescente qui l’emmène à l’école ne répond pas. C’est quoi ce dessin sur le trottoir ? La baby-sitter hoche la tête. C’est rien. Elle lui prend la main et accélère le pas. La petite fille se retourne. Intriguée.

             Des dauphins autour du bateau. Pas un regard sur eux. Pourtant, elle rêvait de nager en leur compagnie. Comme dans les films. Aujourd’hui, elle a un autre rêve. Lequel ? Que sa mère, son frère, et elle changent de peau et deviennent des dauphins. Filant à travers les flots. Toujours tout droit. Plus loin. Dans leur dos, le bateau de plus en plus petit, jusqu’à disparaître. Plus rien. Les flots avalant leur prison mobile.

          Leur père est en bas. Les deux sœurs sont collées devant la fenêtre. Elles le regardent. Il est là et absent. Dans quelques minutes, elles passeront devant lui. Direction le collège. Il ne les verra pas. Ne passera pas sa main dans leurs cheveux en souriant. Leur père ne parle pas beaucoup. Pas très fort avec les mots. Tout le quartier le voit aussi. Un jour, la pluie, les jours et les nuits l’effaceront. Il ne sera plus allongée.  Disparaîtra sa silhouette peinte sur le trottoir.

       Ses parents sont gentils. Les meilleurs du monde. Jamais ils ne crient. Pas la moindre gifle. Tes parents sont super cool. Ce que lui disent ses copains. Beaucoup aiment venir dormir chez lui. Toujours bien reçus. Leur maison est belle. Mais pourquoi, ils répètent  le même mot. Presque tous les jours. Un mot sourcils froncés. Ils le disent tout bas. Parfois en silence. Il l’entend. Que lui dans ses oreilles. Un mot qui lui fait peur. Il voudrait tant ne plus l'entendre. Ouvrir toutes les fenêtres de la maison. Pour que ce mot de malheur parte à jamais. Que tout revienne comme avant. Quand ce mot ne se trouvait pas sous leur toit. Séparation.

       Plus qu’une main. L’autre est tombée par-dessus bord. Poussée ? Accident ? Suicide ? Elle ne se pose pas toutes ces questions. Ce matin, elle n’a plus qu’un seul gilet de sauvetage. L’autre s’est noyée. Elle fouille l’eau. Toute la mer coule entre ses paupières. Un maigre sourire sur son visage. Un dauphin traverse son regard. N’ayez crainte mes enfants, je ne vous quitterai jamais. Jamais. Je vous le promets. Je suis là. En vous. La petite fille n’a plus peur. Un dauphin tourne sous sa poitrine.

        Pourquoi ils ont mis des fleurs ? La baby-sitter détourne la tête. Pressée de ramener la petite fille chez elle. Pourquoi ne pas lui dire la vérité. Viens, on va s’arrêter un peu. La petite fille a les yeux rivés au trottoir. La silhouette entourée de fleurs. Des mots écrits à la main ont poussé aussi sur le trottoir. Ce monsieur, tu le connais un peu. La petite fille ouvre des yeux ronds. C’est qui ? La baby-sitter danse d'un pied sur l'autre.  Le… Le monsieur qui venait livrer les sushis chez tes parents. La petite fille fronce les sourcils. Pourquoi y a son dessin par terre ? La baby-sitter secoue la tête. Mécontente. Contre elle. Elle en a trop dit. On rentre maintenant. Ton papa nous attend. Elles s’éloignent.

       La mer finit quand ? Elle a posé la question à son frère. Il a haussé les épaules. Comme à chaque fois. Elle lui a secoué le bras. Réponds-moi ! J’en sais rien. Elle est en colère. Pourquoi on ne dit pas où est son père ? Pourquoi des bombes tombaient sur leurs têtes ? Pourquoi sa maison et son école ont été détruites ? Pourquoi son père est ni mort ni vivant ? Pourquoi ils ont dû fuir ? Pourquoi ils ont donné tant d’argent ? Pourquoi sa mère est devenu un dauphin sous sa peau à elle ? Pourquoi ? Pourquoi personne n’a de réponse ? Elle interroge la mer, le ciel, son frère, les autres passagers. Personne ne répond. Que ses questions  dans le vent ? Toutes les réponses sont aussi au fond de l’eau ?

      Le père lève les yeux de son écran. Tu fais quoi Papa ? Elle est debout devant son bureau. Je travaille sur mon prochain film. Il parlera de quoi ? Il ôte ses lunettes. Cette fois, ce sera un documentaire. Elle plisse le front. C’est quoi un documentaire ? Il se frotte la joue. Comment te dire ? Ce n'est pas une histoire, disons… Pas une histoire comme on te raconte le soir avant de dormir. Ce sont des histoires de vraies gens avec leur vie de tous les jours. Pas des acteurs. Elle esquisse un sourire. Comme nous, quoi. Il acquiesce de la tête. Papa, je vais jouer dans le jardin. Elle sort du bureau de son père. Pour retrouver son chat. Chaque soir, elle lui raconte sa journée. Ses joies et ses chagrins. Ce soir, elle lui parlera d’une seule chose. Très bizarre. Elle ne comprend pas. Pourquoi le livreur de sushis est dessiné sur le trottoir ?

        Des lumières au loin. Tout le monde est debout sur le pont. Un bateau regards. Ville accueillante ou non ? Sans doutes très rares ceux qui se posent la question. Ne rêvant que de s’arrêter. Sortir des griffes de la mer. Son grand frère lui prend la main. De l’autre côte, plus rien. Sa main dans le vide. Le dauphin tourne autour de son cœur et saute dans sa poitrine. Je suis là, mes enfants. Vous allez bientôt arriver. Elle serre la main de son frère. Il est fort, il pleure jamais. Gardant ses larmes pour la nuit. Mais elle, sa petite sœur ; elle les entend. De l’intérieur. Il a besoin d’elle. Même si lui aussi à son dauphin. Et, au-dessus d’eux, toute leur famille. Des étoiles qui sont aussi des copines. Au milieu d’elles, un homme est assis. Ils racontent des histoires. Il est devenu l’une d’entre elles. Leur père étoile.

        Ses grands-parents l’écoutent. Maman dort dans la chambre. Papa sur le canapé du salon. Ils arrêtent pas de s’engueuler. Les voisins sont même venus. Ils savent plus parler sans crier. Je suis obligé de me boucher les oreilles. Pour plus les entendre. La tête sous des tonnes d’oreillers. Pourtant, ils aiment pas quand je crie. Ses grands-parents ne l’interrompent pas. Une colère est née dans le regard du petit garçon. Trahi par ses idoles. Combien de temps va durer sa colère. Cessera-t-elle un jour ?

      Les deux sœurs rentrent de l’école. Elles font un grand détour. Pour ne pas passer devant la silhouette. Rentrant chez elles par le parking souterrain à l’arrière de l’immeuble.  On va déménager, je vous le promets. Leur mère leur répète. Elle aussi ne supporte pas la silhouette. Mais elles savent que c’est faux. Leur mère n’a plus de travail. Un jour, la silhouette disparaîtra. Elle restera sur Google. L’homme est mort abattu près de son domicile... Les images à jamais sur les écrans. Et elles dans leur quartier. Là où leur père a vécu son enfance. Le quartier de ses premiers et derniers pas. Tout s'est arrêté d'un seul coup. Au sol près de son scooter de boulot. Des sushis jamais livrés.

         Elle se roule une cigarette sur le banc. La mère et la fille sont au square. C’est quoi les gens du documentaire de Papa ? Elle tire une bouffée. C’est un documentaire sur une journée de plein d’enfants. Du réveil au coucher. Des enfants complètement différents. Partout sur la planète. Des enfants qui… Ils ont... comment t’expliquer. des enfants qui ont pas une bonne vie.. Sa fille la dévisage. Moi, j’ai une belle vie ? Elle écrase son mégot dans son cendrier de poche. Oui, ma chérie. La petite fille semble chercher ses mots. Pourquoi tous les enfants ont pas une belle vie ? Ça devrait être obligatoire. Comme la ceinture de sécurité. La mère sourit à sa fille. Oui, ça devrait être obligatoire... Puis la petite fille rejoint le toboggan.

       Les deux sœurs sont sorties sans bruit. Le quartier est désert. Elles marchent rapidement. Déterminés. C’est la plus jeune qui a eu l’idée. Mais t’es ouf. L’ainée n'était pas du tout d’accord. La petite sœur a insisté. Jusqu’à obtenir gain de cause. Toutes les deux ont puisé dans leur tire-lire. Chaque nuit, après ses livraisons, leur père glissait ses pourboires dans deux boites. Elles s’approchent de la silhouette. Si on se fait gauler. La grande sœur très inquiète. La petite fille sort sa bombe de peinture bleue. Un bleu pétant. Elle commence à peindre l’intérieur de la silhouette. Sa sœur l’imite. C’était la couleur préférée de leur père. Celle du maillot avec lequel il a été enterré. Elle dessine deux étoiles à la place du cœur. Leur père rêvait d’être footballeur. La grande sœur sort une bombe de peinture blanche. Elle trace un cercle. Un ballon au pied droit de la silhouette.

         Comment lui dire ? Ses grands-parents sont assis dans la cuisine. À quelques mètres de la chambre de leur petit-fils. Endormis avec la voix de ses parents au téléphone. Chacun son heure pour l’appeler. Demain, il sera réveillé avec sa mère absente. Une absence à jamais. Et son père de longues années à l’ombre. Les deux septuagénaires échangent des regards inquiets. Porteurs de la terrible nouvelle. L’espoir du petit garçon est mort. Il ne les reverra plus ensemble. Et sa colère risque de durer très longtemps. Peut-être jamais effacée.

          La baby-sitter lui prépare son repas. La petite fille aime bien manger avec elle. Ses parents sont au film de Papa. Je voulais y aller. Mais ils ont dit que c’était pas de mon âge. Fallait que j’attende un peu. Moi, je suis pas d’accord. C’est juste un film sur des enfants. Pourquoi j’ai pas le droit de voir ? La baby-sitter hausse les épaules. Tes parents ont raison. La petite fille affiche une moue mécontente. Pourquoi ? La baby-sitter hésite à répondre. Une petite fille de dix ans, peut-elle comprendre ? Bon, on va au lit. Pas tout de suite. Encore une demi-heure, alors. Super ! Tu es la meilleur baby-sitter de l’univers. Elles jouent à un jeu. Puis la petite fille se brosse les dents. Avant de se glisser sous sa couette. Les yeux sur ses étoiles. La baby-sitter lui raconte une histoire. Dors bien. Elle ferme les yeux. La veilleuse veille sur sa nuit.

       Assise seule. Ses mains posées sur le sable. Le second gilet de sauvetage a disparu. Le dauphin ne tourne plus sous sa poitrine. Il s’est arrêté. En larmes. Les lumières des gyrophares occupent la nuit. Au-dessus, pas une étoile. La petite fille a eu sa réponse. La mer a une fin. Pas la douleur. Elle a survécu. Une femme très gentille l’a déshabillée, frottée avec une serviette, et rhabillée. Avec des vêtements secs. Elle grelotte. Pas de froid. Rien n’asséchera la souffrance d’une petite fille sans réponses. Son histoire submergée par la cruauté humaine.

          C’était comment Papa ? La première question au réveil. Vraiment bien. On a eu plein de monde. Le cinéma était plein à craquer. La petite fille se redresse sur les coudes.  Il lui caresse le crâne. La mère rentre à son tour. Tu as bien dormi ma chérie ? Elle acquiesce d’un hochement de tête. Tu n’oublieras pas d’éteindre ta veilleuse. Les parents sortent. Elle reste un instant à rêvasser avant de se lever. Elle écarte le rideau. Un beau soleil d’été. La veilleuse du monde, c’est lui. On aime beaucoup quand il est là. Mais tu sais, il ne brille pas pareil pour tout le monde. C’est ce que lui a expliqué la baby-sitter. Elle a fini par répondre à la petite fille. Raconter une histoire hors des livres, des films, etc. Pas de la fiction ni un documentaire. La réalité.

        Le regard d’une adolescente lucide. Consciente que toutes les enfances ne pèsent pas le même poids sur la balance du monde. Même sous les bombes. Certaines enfances pilonnées moins bancables pour les médias et les opinions publiques ? Pas le même traitement selon l’étiquetage des bombes  et l'origine des tueurs ? L’adolescente n’a pas besoin de fiction ou de documentaire pour savoir que le soleil n’est pas pareil pour tout le monde. Ni les étoiles. Elle a des yeux et des oreilles. C’est inscrit autour de son corps. Dans les rues de son quotidien. Elle le lit chaque jour dans son quartier. Dans sa chair qui ne croit plus aux étoiles, aux dauphins… Elle a traversé le pire.

        Pour arriver ici. Trouver d’autres pires. Certes pas l’horreur qu’elle a fui. Incomparable. Toutefois, elle se rend compte qu’ici ce n’est pas le paradis. Même si ce n’est pas l’enfer de son pays d’origine. Le paradis n’existe pas sur terre. Ni au ciel. Une lucidité engraissée par l’écran de son smartphone. Un même soleil pour toute la planète. Se levant au-dessus de huit milliards de solitudes. Mais pas le même soleil pour tout le monde. Et deux catégories d’enfance.

          Avec ou sans veilleuse.

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