La seule expression vraiment de lui. Ses mots. Copyright Papa. Ses autres propos auraient pu sortir de n’importe quelle autre bouche : les phrases du quotidien. Il n’a jamais été un homme très bavard. Son visage disait tout ce qu’il pensait. Pas le taiseux qui me gênait en lui. Mais sa radinerie en tendresse. Rare quand il posait ses lèvres sur ma joue ou me passait la main sur les cheveux. Le débordement de gestes affectueux de ma star pour compenser sa distance ? De plus en plus au fil du temps, il restait assis, le coude sur la table de la cuisine, les yeux dans le vague – pour la petite fille l’observant en coin. Qu’est-ce que tu fais, Papa ? Il restait immobile. Une esquisse de sourire puis, sans détacher le regard de son horizon, il répondait « j’attends le silence des gestes. ». Sa réponse m’agaçait. J’aurais voulu qu’il me dise autre chose, ne serait-ce qu’une autre formule pour changer. Aujourd’hui, sa voix monocorde disant, «j’attends le silence des gestes » me manque. Mon seul héritage. Avec la joie de ma star.
Même si elle aussi attendait le silence des gestes. Sans jamais le dire. Difficile de deviner qu’elle souffrait de son travail. Jour après jour, son corps grignoté par une érosion silencieuse. Pourquoi tu prends ces médicaments, Maman ? Elle tapotait su sa joue. Toujours ces satanés dents. Tu comprends pourquoi je te tanne pour les brosser. Au CM1 et CM2, je la regardais deux fois par semaine de ma salle de classe. Elle était femme de ménage. Ne pas voir les mêmes têtes au boulot, c’est mon petit voyage. Elle a préféré être « volante » d’école en école. Pendant son service, jamais un mot entre elle et mot. Une sorte d’accord tacite quand on se croisait dans les couloirs ou dans la cantine. Juste un petit clin d’œil de sa part. Rien d’autre lors de nos rencontres du mardi et jeudi. Une fille et sa mère dans la même école.
Personne n’a su que c’était ma mère. Elle ne venait jamais me chercher à la sortie ou aux réunions avec les enseignants. Pas non plus une grande bavarde. Mon frère, de douze ans mon aîné, s’en chargeait. Parfois, je lis encore aujourd’hui dans son regard : je suis devenu adulte en accéléré à cause de toi. La petite sœur voleuse de son enfance qu’il appelle presque tous les jours pour tel tel conseil. Pourquoi ne pas se parler ses jours de service ? De la honte de l’une et de l’autre ? Pas du tout. Une vraie complicité. Nous tombant dans les bras l’une de l’autre à distance. Chaque fois, une petite chaleur perçait sous ma poitrine en la voyant dans mon école. Si heureuse quand j’ai pu réussir à le faire. Ce jour-là, j'ai l’impression d’être passé dans la cour des grands. Ma réponse en clin d’œil.
Jamais la moindre plainte de sa part. Ni de visage sombre. Ses yeux toujours peints, un rouge à lèvres très pétant. Un jour, je serai aussi belle qu’elle… Imitant tous ses gestes et mimiques. Jusqu’à rire comme elle. Des années avant de pouvoir garnir l’un de ses soutiens-gorge. Toujours celui rouge et noir. Je l’ai emmené lors de mon premier emménagement. L’a-t-elle cherché ? Se doutant que je m’habillasse souvent en elle ? Aujourd’hui, je n’en ai plus honte ; à plusieurs reprises, je le lui ai emprunté pour l’arborer devant les garçons et plus tard des hommes. Dont le libraire-papetier qui louchait sur ma mère. Pas le seul homme à la regarder. Une femme doit être fidèle. C’est ce que disent plein de copines au bahut. Elle m’avait demandé de m’asseoir et tendu une clope. T’auras pas besoin d’aller jusqu’à ta cachette.Nous avions fumé en silence.
Elle avait poussé un soupir. Pourquoi une femme devrait-elle plus fidèle qu’un homme ? C’est des conneries tout ça. Comme de vouloir absolument être infidèle pour être raccord les magazines et la mode d’aujourd’hui. Même au pieu, faut être le ou la meilleur. Bientôt des pouces levés ou baissés sous nos couettes ? Une seule chose qu’il faut que tu saches c'est que ton cul est à toi. Tu en fais ce que tu veux. Et avec qui tu as envie. Elle avait rallumé une clope. J’ai eu beaucoup d’aventures avant ton père. De très belles. Mais pas après notre rencontre. Pourquoi chercher ailleurs ce que j’ai à la maison ? Elle ajoutait avec un clin d’œil : il me donne tout ce qui me faut. Et moi, je lui donne tout ce qui lui faut. En tout cas, j'ai l'impression. Même s'il me gonfle avec son silence des gestes. Moi, je préfère les gestes qui parlent. Amoureuse de Papa. Et inversement.
Je lui piquais aussi ses clopes. Celle de Papa trop fortes. Je m’identifiais à ma star à domicile. Comme se copines, elles imitaient les étoiles de papier glacé et d’écran. Même réflexe pour sa fille plus tard, avec les icônes de mon âge. Tous les deux fumaient. Surtout elle. Longtemps après, j’ai compris que c’était un des gestes du silence. Quand la machine est loin de son corps. Un père nuit, une mère soleil. Le démaquillant ne réussissait jamais à effacer son sourire. Un hic tout de même dans l’adoration de mon idole. Elle sentait l’odeur de tabac. Plus que Papa. Ses doigts nicotinés sur mon visage de petite fille. Se noyait-elle de parfum pour camoufler l’odeur ?
Une fois, elle s’était plainte. Je m’en souviens parfaitement. C’était trois jours après ses cinquante-sept ans. Nous ne l'avions fêté que toutes les deux. Papa était parti sur un chantier de plusieurs semaines ; tous les jours, ils s’appelaient au réveil et avant de se coucher. Ce n’était pas une plainte destinée à être entendu. Quoi que… Pourquoi avait-elle laissé la porte de la salle de bains entrouverte ? Son antre. Maman, arrête, pense un peu aux nappes phréatiques. Mon frère aîné était déjà très inquiet de l’état de la planète, avant de rouler en 4X4 et de ne jurer que par la taille de sa piscine. Comme si on avait besoin de ça en plus. Maman s’adressait à son miroir. Première fois que je rencontrais cette femme. Rien à voir avec ma star au clin d’œil. À ce moment précis, j’ai saisi la réelle signification d’un mot. Pas celle du dico. Un mot guère d’actualité. Même si certains et certaines le portent en bandoulière… Elle secouait la tête en répétant Putain de merde ! Son miroir tel un punching-ball. Pour ne pas éclabousser de sa douleur sa fille, son mari, et les autres. Je n’entendais pas Putain de merde. Mais un autre mot. Je venais de le comprendre. Pudeur.
Encore plus star que je ce que je pensais. Sans tapis rouge ni étalage impudique sur les plateaux de télé et de radio. Tous les Oscars et Césars réunis dans son regard. Quand elle était sortie de la salle de bains, croisant mon regard, elle avait souri. Je vais faire une petite course, je reviens. Lui dire ou non ? J’avais ouvert l’enveloppe du labo. À tout de suite, ma chérie. Je m’étais tu. La très grande classe d’une déclassée. Maman.
Pourquoi tu écris Maman ? C’est vraiment ringard. Écris plutôt ma mère, ou elle, elle, c'est très bien. Beaucoup mieux que Maman. J’avais regardé mon animateur d’atelier d’écriture. Mon oncle a 91 ans. Et quand il parle de ses parents, il dit Papa et Maman. Je me suis levée et je suis partie. Il n’a pas perdu grand-chose : vraiment pas douée pour écrire. Pourquoi alors m’être inscrite à un atelier d’écriture. Sans doute pour Maman et de Papa. Surtout pour elle. Lui rendre ce qu’elle m’avait offert. Tous les clins d’œil d’une femme à sa fille. Élégance d’une conteuse sans mots. Son regard, ses éclats de rire, la façon de se tenir… Elle m’avait raconté une autre histoire que la sienne. Pour ne pas me transmettre ses défaites au quotidien. Sourire pour protéger sa fille.
M’offrir que le visage de ses rêves de petite fille. Avant que la nécessité ne la happe et na confine dans une course permanente. Fin de la petite fille à la moue rêveuse. Sur les quelques photos de son enfance, elle semblait absente. Un chat pelotonné sur ses genoux. Une absence apparemment joyeuse. Transformée en une femme bien campée dans le présent. Dans la course à remplir le frigo et régler les factures. Aucune fille au monde ne rêve de devenir femme de ménage. Ni caissière, ni ouvrière, ni pute, ni… Pas un homme ne rêve de perdre ses genoux à cinquante ans sur le parquet des autres. Comme Papa. Normal qu'il attende le silence des gestes.
Après voir claquée la porte de l’atelier, je suis restée devant l’immeuble. Les fenêtres de la salle d’écriture donnaient sur la rue. Elles étaient ouvertes. J'entendais sa voix. Remonter et m'excuser ? Après tout, ce jeune type n'y était pour rien. Il voulait juste me donner des conseils d'écriture. Pour ne pas avoir l'air ridicule. Sans pouvoir se douter qu'il touchait un point sensible chez moi. Susceptible quand on évoque ma star. A cause de sa mort que je suis devenu sérieuse à dix-sept-ans ? Je ne sais pas. Mais quand elle est morte, le monde s'est... Je m’étais mise à hurler sur le trottoir. À deux doigts de me faire embarquer. Maman Mamam Maman...
Aujourd’hui, j’ai 59 ans. Son âge de départ à la casse. Je détestais l’expression de mon oncle, son frère. Pas que le crabe qui l’ a tuée. Ma frangine est aujourd’hui à la casse comme les autres. Faut pas rêver. On est que des objets pour eux. Quand on sert plus, direct à la casse. Le plus vite possible. Pourquoi ils veulent qu’on parte rapidos ? Qui c’est ils ? Ma question agacée ne l’avait pas désarçonné. Ils c’est… Pas des objets, des sujets. En plus, ils ont le verbe pour nous la mettre profond. Jusqu’ à notre dernier trou sous terre. Et nous comme des cons on leur dit merci. Ils nous ont donné un boulot. Que serions-nous sans eux nos nos nourrisseurs ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? J’ai pas la gueule des gens de la télé, des ministres, de tes profs, de tes chanteurs et acteurs... Ouais, j’ai que ma gueule. Tu vas bientôt me dire que je suis manichéen. Il avait grimacé un sourire. L’air mécontent.
Il me dévisageait. Comme si j’étais devenu une étrangère. Passée de l’autre côté… Ma-ni-chéen. Tu pensais que ce mot-là pouvait pas sortir de ma bouche. Trop con, le mec. Tu le penses, dis-le. Un pue la sueur, illettré, sans dents, beauf, facho, carnassier, alcoolo, pollueur… Vas-y lâche leurs mots de haut. Après tout, ils ont peut-être raison. Normal qu’ils sachent mieux que moi. Que nous. Pourquoi se gêner. Puisque j’ai accepté de devenir ce qu’ils pensent de moi. Comme ma frangine, comme ton père… Des objets bien soumis. Arrête de me mater comme ça ! Je me casse ! Il avait claqué la porte. Pour ne pas gifler sa nièce méprisante. Il avait raison. J’ai eu ma période regard de haut. Orpheline de son clin d’œil.
Seize ans sans revoir mon oncle. Même pas un courrier ou un coup de fil. Avant que je ne me décide à aller le voir. Dans sa bicoque au bord d’une rivière. Un héritage du côté de sa femme. Il vivait avec une foule de chats et deux chiens. Bienvenue dans ma casse solitaire. Nous avions ri. Et moi chialer comme une gamine quand il m’a pris le menton et plongé son regard dans le mien. Ma nièce, je la vois dans tes yeux. Ma frangine est là. Comment te dire ça ? Elle habite désormais ton regard. Je la vois quand je te vois. Bon, assez dit de conneries, mec. Tu veux boire quoi, quoi ma nièce ? Sa façon de détourner les larmes. Une tradition familiale dont j’ai hérité. Sûrement pas un cadeau pour mes deux gosses. Et les hommes m’offrant un jour ou l’autre leur dos. Ne répondant pas à mes énièmes plates excuses. Remettre son soutien-gorge pour en retenir un jusqu’à la fin ?
Froncement de ses épais sourcils.. Comme à chaque fois qu’il devenait sérieux : trop pédant et je sais tout selon Maman. Même s’ils s’adoraient. Je sais pas ce que tu fais dans la vie, ma nièce. Et je m’en fous. On est pas là pour échanger nos CV. Je sais, ça se voit, je sais que tu es et seras une femme bien. Le mec qui va connaître par cœur ton numéro de téléphone sera le plus heureux des hommes. Comme ton daron avec ma frangine. Dommage qu’on était du même sang parce que c’aurait été la gonzesse de ma vie. Il avait pointé le doigt sur une commode. Ouvre le dernier tiroir. Jamais je ne les avais vues. C’était le photographe officiel de sa frangine.
Que quelques jours avec lui. Difficile pour moi de tenir plus. Jamais vu un tel bordel, hors du temps. Il vivait sans télé ni ordinateur. Un vieux téléphone portable qui prenait la poussière. Tant que je suis autonome, je reste ici. Sinon, j’irai… Son regard dirigé sur la fenêtre. Après les avoir péchés, faut bien nourrir les brochets. Je viens, ma nièce. Il s’était levé. Une silhouette penchée poussant une brouette. Ses larmes finissaient souvent dans le vide-bouteille de son village. Tu sais, on peut se parler tous les deux maintenant. T’as grandi. Moi aussi, mais que dedans. Pour le reste, je vais bientôt embrasser le sol. Petit rire avant un nouveau verre. Tu te souviens de notre dernière conversation ? J’avais baissé la tête, penaude. Regarde-moi dans les yeux, la nièce. Je me suis redressé. Il m’avait pris le bras.
Tu as eu raison de me secouer. Je suis un peu manichéen. Ta mère me le reprochait. Le défaut que je reproche aux ils. Mais j’ai pas d’autres solutions pour rester debout. Les ils peuvent être dans l’empathie. Ça les troublera pas beaucoup. Voire pas du tout. Pour eux, juste une sorte de voyage exotique chez les beaufs comme moi avant de revenir à domicile. Pas pareil pour moi. Je sais que si je me mets dans leur peau, je serai pas eux, et plus jamais moi. Pour ça que suis manichéen. Même si c’est con car… Que des mortels qui pissent et chient comme moi. Peut-être nos chiottes qui changent. Mais la merde ça reste de la merde. Peut-être qu’ils ont aussi de meilleurs désodorisants. Nouveau petit rire. J’ai détesté ces chiottes au fond du jardin. Grelottant dans une guérite sans lumière. Me promettant de ne revenir qu’en été.
Tonton digressif. J’aurais pu l’appeler comme ça tant il sautait du coq à l’âne, en passant par ses chiens et ses chats. Le jour de mon départ, il était revenu à notre conflit. Tu sais pourquoi ils veulent qu’on parte vite ? Juste après notre pot de départ au taf. Même s’ils enrobent ça avec des mots comme crise, déficit, marchés financiers… Des termes jamais employés quand c’est du pognon pour la guerre, organiser la coupe du monde de foot, se taper du homard ou des notes de frais à rallonges. Bref… Pourquoi ils misent sur notre mort rapide ? Pour que les objets rouillés bouffent pas du pognon à rien foutre, s’occuper du jardin, aller se dorer la pilule sur une plage, raconter des histoires de vieux cons et connes à des ados qui s’en foutent, voyager, ne rien foutre… Je me demande d’ailleurs si c’est pas ça qui pose le plus de problèmes. Que des objets ne fassent rien. Pourquoi ça les gêne les suceurs de nos histoires ? Un objet qui fait rien c’est plus un objet. Ca devient un homme ou une femme. Rien de plus, rien de moins. Avec le recul, je comprends ce que mon oncle me rabâchait. Un objet désormais entre les griffes de la bouffeuse de mémoire. Mais sa colère gravée sur ses yeux. Derrière un voile de fin.
Le silence des gestes. Je m’en suis fait une vie. Sans clope ni alcool. Avec entre autres le yoga. Une discipline que j’enseigne : une pédagogie particulière rebutant nombre de débutants. Certains et certaines laissent très vite tomber. Je comprends leur réticence. Sans doute aussi ma réaction à mes débuts. Ici, on vient avec son silence. Regardez, écoutez, pratiquer. Le panonceau est accroché sur la porte de la salle de pratique. La parole autorisée dans la salle d’attente. Le rire aussi. Libérer le corps et l’esprit n’empêche pas de se marrer, dire des conneries, picoler entre amis, baiser, danser jusqu’à l’aube… Mes propos lors d’un stage. Avant de mettre de la musique. La salle de pratique transformée en dance-floor. Combien de gestes dans cet espace ? Chaque jour, des postures au sol ou debout. Des corps immobiles ou en mouvement. Sous le regard souriant de ma star.
Mes gestes pour son absence.
NB: Est-ce vraiment une fiction ?