
Pour Josy B,
Rêve pas, dit son père.
Sois raisonnable, rajoute sa mère.
Ne dérange pas ton frère qui est en plein rêve.
Tu es sûre que tu veux ce camion, insiste la vendeuse.
Elle a une drôle de voix pour une petite fille.
Tu peux venir m’aider, demande sa mère.
Pour ta fête d’anniversaire, une robe de princesse ?
Non.
Tu veux quoi alors ?
Des vêtements de pilote de chasse.
Tu es sûre, ma chérie ?
Oui, Maman.
D’accord, on va aller choisir au magasin. Ce sont les soldes.
Tu es vraiment sûre ?
Oui, Maman.
Essaye-la au moins.
J’aime pas.
Elle te va super bien.
Bon anniversaire Ma Princesse, lance son père.
Pas de Croc Top, ma fille.
Pourquoi, Maman ?
Tu vois pas les regards des obsédés sur ton corps ?
Pourquoi c’est moi qu’on punit ?
Faut être raisonnable.
C’est aux regards des obsédés qui faut dire ça.
On y peut rien.
Si.
Comment ?
On invente une appli qui voile automatiquement les regards des obsédés dans la rue. Que les beaux regards à avoir le droit de regarder. Et moi je peux m’habiller comme je veux.
N’insiste pas.
Faut que tu sois autonome financièrement.
Le permis aussi, c’est essentiel.
La liberté, c’est important pour une femme.
Ma fille, tu veux vraiment faire du rugby ?
Oui.
Pense à ton visage.
Mais y a des joueuses qui sont…
Tu préfères pas le piano ou la danse ?
Non.
Demain, on a rendez-vous pour l’inscription au conservatoire.
Tu veux vraiment cette poupée, ma petite-fille.
Oui.
Vraiment ?
Oui.
Pas à cause de toutes les stéréotypes et l'éducation qui...
Non, vraiment, Mamie.
Je crois que... Comment te dire ? Un cliché qui... Ce n'est pas si sûr que tu en aies vraiment envie.
Mamie, t'es pas dans ma tête.
C'est vrai.
Alors, arrête Mamie. Je la kiffe grave cette poupée.
Sciences-Po, c’est unisexe maintenant.
Mais y a aussi d’autres grandes écoles.
Les femmes peuvent tout faire aujourd’hui.
De moins en moins de soucis pour l’égalité des salaires, tout en haut.
Désolé, pour vous, soupire Parcours Sup, les études, c’est long et coûteux, vous savez.
C’est votre choix ?
Oui.
Pensez à vos parents qui ont déjà du mal à…
Ils approuvent mon choix.
Consultez ce très bon site « Aide à la personne » . C’est raccord avec votre profille… euh… Profil.
Ce n’est pas votre choix ?
Non.
Vous savez ; y a les rêves d’un côté et la réalité de l’autre.
Vous voulez les mettre ensemble ?
Carrément.
Gardez vos rêves au chaud pour la retraite et regardez ce parcours. Il est très court et…
Poète.
Comment ça, s’étonne Parcours Sup.
Je veux être poétesse.
Ce n’est pas un métier.
Mais c’est beaucoup de boulot, me dit Papa.
Il est poète ?
Non.
C’est quoi son métier ?
Conducteur de travaux.
Rien à voir
Papa lit tout le temps de la poésie. Il m’a prêté un livre d’un poète sur un chantier. Le Journal du Manœuvre, de Thierry Metz. Vous connaissez ?
Bien sûr, ment Parcours Sup censé tout connaître et ne jamais se tromper.
Comment on devient poète ?
Pas pour vous, jeune fille.
Qu’est-ce que vous faites ?
Ça se voit pas ?
Arrêtez vos bêtises.
Vous le voyez mieux mon doigt ?
Calmez-vous un peu.
D’accord.
Vous voulez faire quoi au juste de sérieux ?
Producteur-politique harceleur et violeur.
Trois jours d’exclusion !
Tu veux changer de corps, ma fille ?
Tu es sûre que tu es née dans la bonne enveloppe ?
Réfléchis.
Vraiment ta bonne enveloppe ?
On peut en parler.
N’hésite surtout pas à nous en parler.
Important les mots, ma fille.
Toujours dans la bonne enveloppe ?
Nous sommes à l’écoute, ma chérie.
Changer de corps, c’est un truc de nantie.
Tu te sens pas bien en fille ?
Non.
Pas que toi ; moi aussi, ta mère, j’ai rêvé d’être le secouriste de ma plage d’enfance, être Batman sauvant le monde, et de…
Et moi ton père d’être une belle femme riche et intelligente qui passe son temps dans un bain bien chaud à boire du champ. Plutôt que cet homme moche et aigri de cinquante ans, dégarni, des dettes à la banque, et un bide à rallonges.
Arrête de vanner, Papa, c’est sérieux.
Plein de petites filles dans le monde qui aimeraient être à ta place. Demande aux gamines excisées, voilées et mariées à treize ans… Sans hésiter, elles choisissent ton enveloppe de petite fille d’ici.
Maman, arrête avec ta culpabilité.
Et toi de jouer à l’enfant gâté.
Pense plutôt à ton avenir.
Te trouver une bonne place.
Fais des études, ma fille.
Tu suces, propose la rue.
Beau cul, colle la main heure de pointe.
Sois féminine.
Ta jupe courte, c’est un « attrape-viol ».
Mets du rouge à rêves.
Ton maquillage ça fait pute.
Super joli ton décolleté.
Pourquoi tu joues à l’allumeuse ?
Tu aimes ton décolleté ?
Tu le fais pour toi ?
Mais aussi pour qu’on le regarde ?
Je te comprends pas, ma fille.
Maman, Papa ; je vais vous répéter : le problème, c’est pas moi. Mais les sales regards. C’est eux qu’il faut éduquer.
Tu sors pas comme ça, point, barre.
Mais Papa, t’arrêtes pas de dire à ma copine Lola qu’elle a un beau décolleté et…
Ma fille s’habillera jamais comme une pute.
À ton âge, il faut y penser.
Pas vraiment une femme épanouie, si tu n’as pas mis au monde.
Rien de pire que de finir nullipare.
Un enfant, c’est de l’égoïsme à notre époque.
Ton petit plaisir dans une planète surpeuplée.
Et ta carrière, tu y penses ?
Nous, les femmes, c’est plus comme avant.
Le faire porter par un autre ventre ?
Encore un truc patriarcal pour exploiter les ventres des femmes les plus précaires.
Tu es sous l’eau ?
Arrête de te plaindre.
Pense à toutes celles et ceux n’ayant pas accès à l’eau.
Papa, tu as oublié ceux qui dorment dans la rue ici, sous les bombes ailleurs…
Tu te rends pas compte de la chance que tu as.
Féministe ?
Tu as raison.
Sois libre, ma fille.
Tu peux courir à la crèche parce que ton compagnon a une réunion plus qu’urgente.
Le patriarcat va tomber.
C'est sûr, ma petite-fille.
Tu me suces, la cougar ?
Pas une jupe comme ça à ton âge.
Ton cul a pris un sacré coup de vieux.
Trop vieille pour le rôle.
Sors pas, y a de la neige partout.
En plus, fais très froid.
Papa sera pas là pour te défendre contre le méchant ogre.
Tu peux jouer avec ta tablette.
La petite fille sort de table en colère.
Suivie de l’ado.
La jeune femme.
La femme de cinquante ans.
Toutes regardent par la fenêtre.
Un corps multi-colères.
Rêve, invite la mésange.
Sois déraisonnable, propose le merle.
Sois ça.
Ne sois pas ça.
Pense ça.
Ne pense pas ça.
Souvent envie que toutes ces voix se taisent.
Silence des autres en moi.
Entendre que ma voix.
Trop de paroles pour un seul corps.
Qui écouter ?
Nous, répondent les flocons de neige.
La petite fille ouvre la porte.
Dans son sillage de neige, un pas aussi très énervée.
Une ado.
Derrière, une jeune femme.
Même colère.
Femme de quarante ans.
Cinquante.
Soixante.
Soixante-dix.
Quatre-vingts.
Quatre-vingt-dix.
Au loin,
Le plus loin possible,
Deux pas dans la neige, sans personne.
La petite fille grimpe à l’échelle.
Puis l’ado.
La jeune femme.
Toutes montent.
Sauf le pas sans personne.
Femme dernier souffle.
Pas encore son moment.
Elles grimpent.
Encore.
Plus haut.
Une foule sur les barreaux.
En pantalon.
Jupe.
Talons hauts.
Voile sur le crâne.
Basket.
Sans voile.
Pieds nus.
Robe.
Maquillée.
Non maquillée.
Entièrement nue.
Grosse.
Maigre.
Poétesse.
Un petite fille.
Une femme.
Des milliards de femmes.
Sur l’échelle des rêves déraisonnables.