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Billet de blog 22 déc. 2022

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Ombres de Noël

Silence d’un bar le soir du 24 décembre. Au coin d'une rue de sa ville ou à l'autre bout du pays. Dans un village ou une ville. Rien à voir avec le silence récurrent des autres jours. Ce soir, une halte dans une ville de France. Avec le silence des ombres qui passeront la nuit à rebours de toute une ville, du pays, d’une grande partie de la planète. Cap Nuit solitude.

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Illustration 1
© Marianne A

           Silence d’un bar le soir du 24 décembre. Au coin d'une rue de sa ville ou à l'autre bout du pays. Dans un village ou une ville. Rien à voir avec le silence récurrent des autres jours. Ce soir, une halte dans une ville de France. Le silence des ombres avec ou sans je qui passeront la nuit à rebours de toute une ville, du pays, d’une partie de la planète. Comme repousseront  le moment de sortir ? Une question se posant pour certaines ombres quasiment du lundi au dimanche ; pas avec la même intensité. Les enjeux du jour sont différents et secouent sa boite à images du passé ? Boire plus lentement, tenter une autre commande, proposer un dernier «  rêve pour la route », parler, parler encore, tenter de tenir en haleine les oreilles de part et d’autre du comptoir. Avec ce soir, plus que les autres soirs, l’appréhension de devoir franchir la porte dans l’autre. Cap nuit solitude.

Pourquoi l’exfiltration est-elle plus difficile que les autres soirs ? Parce plus rude de s’arracher à la chaleur d’un « lieu ami » pour se retrouver dans les rues de sa ville qui a mis ses lumières de fête. Elle s’est apprêtée pour les autres, tous les autres; pas pour les ombres. Derrière la majorité des fenêtres, une fourmilière sous chaque toit. . Des mains habillent la table pour la soirée. Tandis que d’autres, souvent un verre de vin à proximité, ouvre les huîtres. «On garde la première eau ou on la jette ? ». Chaque famille a sa réponse. Comme pour l’horaire de remise des cadeaux. Il ou elle y croit encore ? Je ne crois pas. Moi, si. Les adultes se posent des questions. Tandis que les gosses affichent leur impatience. Tous naviguant vers le même cap.

L’ombre sans je sort du bar. Dans son sillage le son du rideau de fer qui se baisse. Elle s’arrête. Le froid lui saisit les pommettes. L’ombre sans je remonte son écharpe jusque sous les yeux. Elle enfonce les mains dans ses poches. Tapotant les pieds sur le trottoir froid. Plusieurs Noëls passent un à un les frontières de sa mémoire. Elle esquisse des sourires ou fronce les sourcils. Certains très beaux, d’autres tendus, de plus en plus tendus avant la division des Noël en deux familles. Jusqu’à ce que l’ombre sans je décide de ne le fêter que sur une rive de sa famille. Dans tous les cas, ratés ou réussis ; le défilé de tous ses réveillons est la preuve d’un vécu. Lui rappelant qu’elle avait été comme tout le monde : assise en famille autour d’une table à rallonges. Avant de se transformer peu à peu en ombre sans je. Son histoire s’est essorée au fil des «  accidents de la vie » comme on dit pour ne pas dire : une putain de vie de merde, etc. En commençant par perdre l’usage de son je.

C’est pas toujours que la faute du monde et des autres, murmure l’ombre sans je en haussant les épaules. Une phrase vite prononcée et à peine audible. Comme si elle ne se le disait qu’à elle. Pourquoi ce constat éclair ? Pour ne pas donner l’impression qu’elle se plaint tout le temps ? Avoir l’impression que, malgré son écrasement, elle peut encore avoir un point de vue sur elle ? D’autres raisons ? Chaque fois qu’elle le dit, elle a la sensation de se redresser, grandir à l’intérieur et à l’extérieur, pour revenir à la hauteur de la table des autres. Ne plus être en-dessous, au niveau des chaussures des invités à la table du monde. Sa phrase rappelant sa part de responsabilité toujours dite avec un sourire en coin. Un sourire aux rêves sans dents.

D’autres ombres ne seront pas de la fête générale. Mais elles, sans la moindre tristesse, ni jalousie. C’est un choix. Parmi elles, quelques-unes ne réveilleront pas non plus à la Saint-Sylvestre. Et c’est aussi un choix de ne pas changer d’année avec force bruits et bulle. Pourquoi ? Certaines de ces ombres n’aiment pas festoyer ou n’apprécient pas les «fêtes sur commande ». D’autres détestant les villes et villages transformés en vaste estomac gavés jusqu’ à la nausée de bouffe et d’objets manufacturés. Toutefois, ces ombres ne marchent pas courbées par la honte et la frustration de «  ne pas en être. ». Au contraire. Elles avancent bien droites. Des ombres avec je.

Derrière les fenêtres, pas toujours que de la joie. Tel ou tel membre d’une famille fera la gueule dans son coin. Venu uniquement par obligation familiale. N’ayant jamais osé dire qu’il détestait cette rencontre annuelle. Quelques fois, les abcès familiaux se percent entre l’entrée et le digestif. Quand les non-dits crèvent d’un seul coup la couche de silence policée. L’année prochaine, je ne reviendrai pas, se promet-elle, se jure-t-il, dans le train ou la voiture du retour. 364 jours avant de changer à nouveau d’avis. «  Bon, on les ouvre ces cadeaux ? » « Non. Demain matin. ». C''est mieux ce soir.  Des interrogations récurrentes. Souvent pour se moquer des années où deux visions se frottaient en essayant d’avoir le dernier mot. Un des nombreux rites du soir de Noël. Les cadeaux ! Les cadeaux ! Les plus jeunes sont déjà assis au milieu des paquets.

L’ombre sans je marche en regardant les illuminations. Les rues de la ville sont moins décorées depuis le Covid, se dit-elle. Pareil pour les vitrines des magasins. L’Ukraine et la peur de manquer de l’électricité, se rappelle-t-elle. L’ombre sans je lève les yeux. Plus haut, rien n’a changé. La boue du monde ne peut les atteindre. Aucun risque de coupure de courant. La lune et les étoiles éclairent la nuit. Des carrés de jour semblent vouloir résister. Rarement l’ombre sans je a vu une nuit de réveillon aussi claire. Elle fait un signe. Peut-être qu’une ombre avec ou sans je lui répondra quelque part dans l’univers. Elle adresse plusieurs signes à l’immensité. Combien de saluts en retour ? Zéro ? Des signes de toutes les ombres de l’univers ? Elle salue la solitude des étoiles éclairant sa nuit. Un bruit la fait sursauter.

Un jeune sur un scooter. Une fille ou un garçon ? Une jeunesse. La même ailleurs et dans le passé. L’ombre sans je a été cette jeunesse bruyante. Ce chant des possibles qui veut se faire entendre. Parlant fort pour ne pas être oublié sur le bord. Le bruit des moteurs gonflés signalant leur présence. Des traces sonores dans les rues. Hé, j’suis là ! Je vais repasser. Me revoilà. Inscrire sa signature dans l’espace. La jeunesse de partout et de tous les temps se fond dans la nuit. L’ombre sans je la suit des yeux avant de rentrer à pas lents dans son studio.

Une table vide l’attend. Faire semblant ? Elle pourrait elle aussi habiller sa table. Lui donner un air de fête. L’ombre sans je refuse de « jouer à réveillonner » comme un ou une gosse jouant à la dînette avec son cadeau. Sa table sera comme tous les jours. La sobriété résiliente, disait une voix à la radio. Qui a prononcé cette formule ? Elle ne s’en souvient pas. Juste le souvenir de sa réaction en l’entendant. D’abord un ricanement, vite transformé en rire, avant de devenir un fou rire qui avait fini en un bouquet final de colère rouge. Ces gens se foutent de nous avec leurs mots creux et jetés du haut de leur ego ! Pourquoi nous parlent-ils comme à des gosses pas futés ?

L’ombre sans je n’est pas la seule à ne plus être dupe. Et, contrairement à d’autres, elle ne veut plus leur prêter attention. Pour quelle raison ? Elle ne veut plus être polluée par leur cynisme et les promesses tenues chaque 1er avril. Les déceptions sont de plus en plus difficiles à digérer. Chaque fois, se dire qu'ils ne sont pas tous pourris et vouloir y croire encore, avant une nouvelle chute. Elle a préféré s'éloigner des vendeurs de meilleurs lendemain; seuls leurs visages et allure changent.  Sa colère contre la « sobriété résiliente » a fini par retomber. Et, comme ce soir, elle s’était retrouvée en fin de journée sans fin au fond de son lit désert. Sans la température du désert. Soufflant sous sa couette pour rajouter de la chaleur.

Demain, les poubelles déborderont. Le 26 ne sera plus qu’un immense service après-vente internationale. Elle se réveillera comme tous les matins avec Fip. Plus d’écran de télé ou d’ordinateur depuis plusieurs années. Ni de journaux papier. Longtemps fidèle à France-Inter, elle a fini par émigrer sur France-Culture, pour échouer finalement sur les rives de France Musique. Mais toujours trop d’infos. Elle ne veut plus entendre, ni écouter, toutes ces voix usinées sur la même chaîne de montage, lui rabâchant ce qu’elle doit penser, aimer, détester, là où elle d’avoir peur, quand et pour quelles causes s’indigner… Le monde, celui de leurs mots ; elle n’en veut plus. Tout en sachant que c’est difficile d’échapper à ces voix occupant presque tout l’espace. Un quadrillage très efficace des oreilles et des yeux de chaque individu. En France et partout sur le globe.

Une ombre sans je désormais hors du monde ? Déconnectée de son époque. Non. Elle a choisi l’autre monde, non filtrée par les mots et images des autres. Le toucher du regard ou l’écouter dans sa vie de tous les jours. Perdre des fenêtres sur les autres et le reste de la planète ? Elle en a conscience. Son angle de vue sur le siècle sera rétréci. Mais elle préfère ça que de donner de son temps aux voix des radios et des écrans. Plus de fenêtres sur le monde, mais plus non de trompe l’œil. Elle a conservé un seul écran. Elle le regarde tous les jours. Son miroir comme écran. Et le regard des gens qu’elle croise.

Plus le même être depuis sa décision. Ombre sans je, ni fil à la patte. Même si elle sait qu’elle a perdu. Une ombre sans je écrasée à perpétuité. Quoi qu’elle fasse ou ne fasse pas, qu’elle parle ou se confine dans le plus profond du silence ; les voix, soumises à d’autres voix, soumises à d’autres voix, finissent toujours par gagner à l’usure. C’est pas que de la faute des journalistes et des politiques, constate-t-elle aussi. Tout en refusant de continuer à leur prêter son oreille ou ses yeux. Elle sent le temps qui file de plus en plus vite en elle. Une vitesse semblable pour les ombres avec ou sans je ayant atteint un certain âge. Et tous les autres habitants du globe. Même pour les voix gigognes dirigeant la planète. Personne n’échappe au temps qui file sous sa peau. Pour cette raison qu’elle veille précieusement sur chaque seconde. L’ombre sans je n’a plus de temps à brader.

Elle se glisse sous ses draps. Des fourchettes, des couteaux, des verres, résonnent d’appartements en maisons. Dans toutes les villes et les villages, des cercles se sont formés autour de tables. Je les préfère laiteuses. Tu mets du poivre dessus ? J’ai jamais essayé les huîtres chaudes. Très bon ce vin, mais il est chargé. Le pinard est de plus en plus chargé en degrés. Je fais griller encore du pain ? L’ombre sans je nue se recroqueville. Malgré le froid, elle ne se résout pas à dormir habillée. Un caprice impossible pour les ombres à la rue. Elle pense souvent à elles. Des ombres sans je et en plus sans toit. Elle glisse les mains entre ses cuisses. Pour les réchauffer. Parfois une de ses mains restent plus longtemps pour ressusciter le plaisir qu’elle prenait, seule ou avec d’autres corps, avant de devenir ombre sans je. Elle baille. Ombre solitaire dans sa barque de toile. Quel cap choisir ? Elle ferme les yeux. Un sourire aux lèvres.

Cap aux Rêves.

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