
Une silhouette dans l’œil. Rien qu'une image. Elle se trouve dans l’œil numérique. Sans le savoir. Enfermée dans une cible invisible dans l’air de ce matin de printemps. Les oiseaux ont commencé de chanter. Dans les arbres et les bosquets du jardin. Les premières roses ont point leurs couleurs et odeurs. Bientôt un bouquet sur la table du salon. Mais l’œil n’est concentré que sur elle. Et le reste de sa famille. Derrière les fenêtres de la maison. Et à des milliers de km, l’œil à l’affût de l'autre côté d’un écran. Un homme ? Une femme ? Jamais, elle a croisé le regard posé sur leur intimité. Pas n'importe lequel. Un regard qui a visé sa maison. Tué toute sa famille. Et volé son enfance.
Qu’a vu l’œil après l’explosion ? Des flammes. Entendu les oiseaux se taire. Les voir s’enfuir à toutes ailes. Les cris ? Les-a-t-il entendus ? Juste avant le silence. Combien de temps a-t-il duré ? Court ou très long silence ? Seul le temps le sait. Et la seule rescapée. Une ombre de poussière sonnée qui chaloupe sur les gravats. Comme sur une mer déchaînée. Avec elle dessus, esquif de chair et de ruines. Atteinte à distance. Par un œil-tueur. L’a-t-il vu ou non ? Le tueur volant équipé aussi d’oreilles ? Déjà sur un autre objectif ? Elle ne le saura jamais. Depuis, il scrute souvent le ciel. Attendre. Courir. Se terrer. Pas la seule. Elle se sent chanceuse. Sauvée des bombes. Et des autres sans regard. Mais elle continue de courir. Une course immobile. En elle. Son présent et avenir lestés de fantômes. Ses parents morts. Sa sœur et ses frères aussi. Que lui à être toujours présent. Elle ne l'oubliera jamais. Une présence du réveil au coucher. L’œil de mort.
Des silhouettes courent comme elle. Le ciel gronde. Elles accélèrent le pas. Pour se mettre à l’abri. Le vent les a prévenues de leur arrivée. Un orage venu d'autres pays. Les nuages carnivores se rapprochent dans un bruit de moteur. D’autres sans regard. Mais avec des pilotes dans la carcasse de métal tueur. Les silhouettes se terrent comme elle. Jamais loin de charniers localisés. Délocalisés loin des démocraties. Là où on a le temps d’être pour ou contre. Devant des micros. Les coudes sur un comptoir. Parler. De temps en temps, un coup d’œil sur la télé. Des images défilent. On entend les cris. La souffrance est visible. Même muette. On peut ressentir. Être touché. En colère. Sincèrement. La guerre vue à travers le plasma. L’horreur perceptible de l'index sur un carré lumineux. Devant nos yeux. La guerre livrée à domicile. Sans l’odeur des cadavres. Une puanteur gravée dans sa mémoire.
Vous voulez comprendre ? C'est écrit dans son regard. Mais elle ne donnera pas de réponse. Ne posera pas non plus de questions. Les mots ont été arrachés de son histoire. Plus que le silence de l’absence d’êtres chers. Ne persiste que son regard. Les yeux éteints d’une adolescente vieillie en accéléré. Assise à attendre. Dans un centre d’accueil. Serrée fort entre des bras. Les siens. Pour se protéger ? S’aimer plus fort que la mort ? Fragile et puissante. Inatteignable. Derrière sa douleur comme une bogue. Les hommes et les femmes désormais à distance. Bienveillants ou salauds. Peu lui importe. L’humanité est mort un matin de printemps. Sa patrie est désormais double. L’exil et la douleur. Un duo qui se trouvera toujours dans son sillage. Où qu'elle aille. Une gamine détruite à distance.
Par qui ?
Sans Visage.
Loin, très loin. Aux commandes de drones de combat. Avec comme mission de les guider jusqu’à leur cible. Comme sa maison à elle. Son père était-il un ennemi de leur pays ? Elle n’en sait rien. Son père ne lui parlait pas de ses activités. Il partait souvent. Dans un immeuble avec des militaires. Elle a vu un jour une photo. Pourquoi l’œil qui voit tout ne l’a pas tué dans cet immeuble ? Sans doute des ordres… L’œil ne fait qu’obéir. Un planning et des objectifs à atteindre pour être bien noté. Le travail quotidien des Sans Visage. Des hommes et des femmes face à des écrans. Comme la main qui vient de faire exploser son monde. Expulsée de son enfance. Pour devenir une fuyarde sur les routes de l’exil.
À la fin de sa journée, Sans Visage se lève de son siège. Avec un léger mal au bas du dos. Les yeux cernés par une longue journée. Un dernier coup d’œil dans son bureau pour vérifier que tout est en ordre. Les gobelets de café et la carton à pizza jetés dans la corbeille. Les écrans sont noirs. Tous les rapaces en attente dans leurs niches numériques. Garés dans des hangars truffés de caméras. Des mécaniciens vont vérifier si les rapaces sont en état de voler à nouveau le lendemain. Opérationnels pour leur vol barbare. Des tueurs à la commande.
Belle fin de journée. La météo avait raison. Sans Visage marche dans la rue. Nombre de passants arborent le même air. Des sourires contents du dernier jour de la semaine. Sans Visage a prévu une grasse matinée au menu du lendemain. Avec le jardin à tondre et la piscine à remplir. En préparation de l’été. Sans Visage a emménagé un an auparavant dans cette nouvelle maison. Plus près de son lieu de travail. Et surtout beaucoup plus spacieuse que leur précédente habitation. Des années en famille dans un espace réduit. Chaque enfant a désormais sa chambre. Sans Visage fait un détour par la boulangerie. Deux pains au chocolat.
Direction l’école de ses enfants.
Pendant ce temps, un autre vol d'enfance. À des milliers de km de la maison de Sans Visage. Et de la salle d’attente de la réfugiée. Où se situe ce vol ? Sous un ciel d’Afrique. Dans un pays au sous-sol très riche. Qui est le volé ? Un adolescent. De quel âge ? Celui d’être au collège. Son regard est semblable à celui de la réfugiée. Des yeux à jamais incrédules. Peine perdue que d'essayer de leur vendre de la confiance en leurs contemporains. A moins d'être très subtils et persuasifs. L’humanité aura du mal à se frayer un chemin dans ses yeux cernés. Un regard chargé de lucidité. Aucune phrase, même la plus belle, n’effacera le vide creusée dans son être. Une certitude née entre autres sous terre. Son enfance est perdue. Il le sait. On peut greffer nombre d’organes. Jamais une nouvelle enfance. Pourrie à jamais. Il ne pense pas à son enfance. Ni les autres gosses travaillant avec lui. Pas le temps de penser. Tous concentrés sur leur tâche.
Demain pour lui sera un même jour. Sans être sûr de l’atteindre. Sûr d’y entrer. Jamais d’en sortir. Un nom ? Un prénom ? Il en a un. Donné par ses parents. Nommé comme tous les nouveaux nés de la planète. Une histoire ? Son histoire ? Comme la réfugiée. Elle a son histoire. Lui aussi. Comme huit milliards d’individus. Mais la sienne ne compte plus. Celle de la réfugiée non plus. Une histoire réécrite. Sans son avis. Ni celui de ses parents aux histoires aussi réécrites. Une nouvelle orientation décidée très loin. Sans avoir même besoin de son nom. Pas la moindre trace de sa sueur journalière. Même pas un numéro sur un registre comptable. Qu’une suite de gestes.
Ses mains.
Elles creusent,
creusent…
Garçon-taupe de t2 ans.
Sa tâche achevée, il sort de sous-terre. La lumière lui fait cligner les paupières. Il lève lentement ses yeux. Il sourit. Le ciel est toujours là. Il tend le fruit de son labeur journalier. Bon boulot, mon p’tit gars. T’es vraiment un bon, toi. Le chef d’équipe le félicite. Il sourit à nouveau. Le sourire d’un garçon taupe. Le ciel, sera-t-il encore là demain pour lui ? Rien n'est sûr. Pourquoi alors continuer de creuser ? Pour vivre ? Non. Survivre plus. Avec son masque de boue.
Pour qui creuse-t-il ?
Pour vous. Pour toi. Pour moi. Pour nous. Pourquoi ? Pour que nous puissions avoir de belles images à partager : anniversaire. mariage. concert. belle tablée. superbe paysage... Quel superbe but des Bleus ! Toutes ces images racontant nos histoires. Petites et grandes. Nos images sont extraites en partie de ses mains. Un garçon taupe participant à distance à nos échanges numériques. Nos connexions quotidiennes ont un prix. Son jeune corps. Et son enfance volée.
D’autres creusent dans ces mines. Des adultes et des gosses. Essorés jusqu’à l’os, des chairs usés. Parfois des morts.
Pour un monde connecté.
On signe une pétition en ligne.
Contre quoi ?
Pour boycotter Amazon.
D’accord.
Et contre l’implantation d'une nouvelle antenne de téléphonie mobile ?
Je l’ai déjà signée.
Super cette vue !
On se fait un p’tit selfie !
J'ai plus de batterie.
Qui sont les voleurs de son enfance ? Pas des militaires. Nul char près de son lieu de « travail ». Ni avion de chasse dans l’air. Sur les branches, les oiseaux ne se sont pas tus. Pas de flammes sur un silence de ruines. Une existence en apparence normale. Avec une guerre sans le moindre bruit. À peine les souffles sous terre. Celui des petites mains chercheuses de cobalt. Qui sont les cerveaux du vol d'une part de lui ?
Des managers œuvrant pour une minorité. Employés de milliardaires. Dans des immeubles vitrés. Le corps devant un écran. Face à des chiffres. Conscients de leurs vols d’enfance ? En empathie ? Certains et certaines. Ça ne changera rien. Des enfances taupe creusent, creusent... Leurs calculettes ne vident pas que des corps de gosses et d'adultes. Destructeurs de biodiversité. Et nous complices avec smartphone ?
Sa famille a été effacée d’un seul clic. Tout leur passé est parti en fumée. Plus une photo de famille d’avant le clic de « validation » de Sans Regard. Objectif atteint. Au suivant… Et que devient son frère d'enfance volée ? Que fait-il pendant qu’elle attend son statut de réfugiée ?
Le garçon taupe continue de s’enterrer chaque jour. Son ombre à distance dans nos écrans. Personne ne pourra dire qu’il ne le savait pas. Culpabiliser d’être complice de son enterrement quotidien ? Ça ne changera pas sa situation. Ni celle des autres humains-taupes. Sans doute que la réfugiée a un smartphone pour régler ses soucis administratifs et contacter d’éventuels correspondants dans son pays d’origine. Le garçon taupe en a peut-être un aussi. Sûrement pas le dernier cri. Jouant de temps en temps dessus ? Regarde -t-il des matchs de foot ? Visite-t-il virtuellement des musées ? Ce n’est pas l’outil à remettre en cause. Une grande fenêtre sur le monde. Un chercheur considère que le portable est le couteau suisse du 20e siècle. Un objet pouvant faire tomber certains murs et frontières. Pas le Smartphone qui est responsable du vol de son enfance. Quoi alors ?
Tout le monde le sait. La mauvaise répartition des richesses sur la planète. Et à l’intérieur de chaque pays. Certes pas un scoop, mais ça ne mange pas de pain de le rappeler. Prise de conscience inutile ? Oui. Sur le court terme. Mais prendre conscience n’est jamais vain. Et ça peut permettre des évolutions. Notamment pour l’abolition des privilèges d’une partie du monde jouissant, communiquant, sur le dos d ‘une autre partie du globe. Se battre pour affranchir tous les serfs et les serves (souvent double peine pour elles) planétaires du siècle 2.0. Libérer tous les nouveaux esclaves. Et lutter contre l’obsolescence de conscience.
Pour eux deux, c’est trop tard. En ce qui concerne leur enfance. Elle a déjà été volée. Jamais ils ne la récupéreront. Pourquoi les voleurs ne seront jamais condamnés ? Parce qu’ils sont les producteurs de la super série mondiale ( produite dans des studios hollywoodiens depuis environ 1945, pour la vente de Coca, Jeans, etc, à travers la culture de l’industrie cinématographique, de la musique, du livre.? Dont de très beaux films, livres, et musiques. ). Aujourd’hui, les producteurs principaux ne sont plus uniquement aux États-Unis.
Au générique planétaire, des milliards de figurants et d’acteurs. La majorité n’y a pas son nom. Dont elle et lui. Jouant tous deux dans une histoire réelle imposée. Beaucoup plus sombre que la nôtre acheteurs principaux de smartphones, de tablettes, de vêtements cousus par des doigts à peine payés, etc. Leur scénario a été écrit par d’autres. Rédigé à distance. Des scénaristes sans regard. Ni scrupules. Se foutant de l’existence de milliards d’acteurs du siècle. Juste là pour réécrire le vieux monde. Mais avec de nouvelles technologies. Deux films pour une même planète. Pas le même scénario pour tous. Un pour le haut de la planète. Et l'autre pour le bas.
Le film du sous-monde.