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Billet de blog 25 janv. 2023

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Tornade jaune

Tornade jaune. C’est le surnom que lui a donné l’habitante du 23. Qui est réellement cette femme de passage éclair depuis des années ? Une brune électrique dans un véhicule jaune. La vieille femme est inquiète pour elle. Pour quelle raison ? Elle la voit de moins en moins. Désormais plus un passage quotidien

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

             Tornade jaune. C’est le surnom que lui a donné l’habitante du 23. Qui est réellement cette femme de passage éclair depuis des années ? Une brune électrique dans un véhicule jaune. La vieille femme est inquiète pour elle. Pour quelle raison ? Elle la voit de moins en moins. Désormais plus un passage quotidien. La voir est de ses plaisirs chaque matin ; assise devant la fenêtre, son café à la main, elle l’observe. Sourire aux lèvres, une lumière dans son regard bleu accroché à une toile de rides. Elle se glisse un instant dans les jambes - mille volts - d’une autre. Deux femmes à une distance de quelques mètres et une soixantaine d’années.

 Rares les matins où la factrice ne lui adresse pas un bref signe. Entre deux boîtes aux lettres et les colis à déposer chez l’épicier. À une époque, elle se faisait sa pause clope sur le parking. Avant ou après récupérer le courrier à envoyer dans la grosse boîte de la poste – lettres du village pour la région, le pays, ou ailleurs sur la planète. Sa portière ouverte, la radio allumée, elle fumait ; le seul instant où ses gestes étaient lents. La vieille femme en profitait aussi pour en griller une. Elle fumait en cachette de ses enfants. Autrement dit très souvent ; il la visitait de moins en moins. Que son petit-fils à venir régulièrement. Fumant avec sa grand-mère. C’est sa visite préférée. Avec celle de Tornade jaune déboulant sur la rue principale du village.

Depuis plusieurs semaines, elle passe très vite. À peine garée et déjà repartie. Son visage, d’habitude souriant, est fermé. Avec toujours des nuages sombres dans les yeux. Elle ne lui adresse plus le moindre signe. Et plus de fumée partagée entre les deux femmes. Que se passe-t-il ? Le 23 de la rue se pose des questions. En plus d’être frustrée de son instant privilégié, elle est inquiète pour sa factrice. Les mains qui apportent le monde dans les rues du village et fait voyager les mots des villageois dans le coffre d’une voiture. Des problèmes de famille ? Un souci de santé ? Les fins ou débuts de mois qui cernent ses paupières. Une rupture amoureuse ? Un compagnon violent ? Une autre raison ? Elle veut savoir.

Demain, je l’attendrai dehors, se dit-elle. À l’endroit où Tornade jaune gare sa voiture. Elle sort peu de sa maison. Même aux beaux jours. Elle déteste marcher dehors en déambulateur. Sous le regard des autres. À l’intérieur, elle peut donner le change en s’appuyant sur des meubles positionnés par son petit-fils, pour qu’elle puisse circuler avec des appuis. Le labyrinthe de Mamie, souriait-elle. Le sourire d’une femme qui avait eu une vie heureuse. Avec de belles images à revisiter dans sa mémoire.

Vous allez attraper froid, s’inquiète Tornade jaune. La retraitée hausse les épaules. Plus que ça que je peux attraper avec mes jambes morte, sourit la vieille femme avec une pointe de tristesse dans l’œil. La Tornade consulte l’heure sur son IPhone. Je vous vois plus tous les jours. J’espère que vous n’avez pas de soucis graves. Non, pas d’inquiétudes. Pourquoi alors on vous voit moins ? Elle pointe l’index sur le ciel. Ça vient de loin. Dans des bureaux à Paris. Les big boss de là-haut qui décident. Paraît qu’on sert plus à grand-chose. On coûte du pognon et on ne rapporte pas assez. Pourtant, je l’aime mon taf. Parfois, je le déteste aussi. Souvent envie de me tirer sur un bateau et faire le tour de la planète. Mais c’est con,  peut-être bisounours… Je me dis que dans ma tournée, il y aura au moins une bonne nouvelle. Une naissance, un mariage, un diplôme, ou autre chose de positif. Un p’tit rayon de soleil dans la boîte aux lettres d'un usager. Paraît que tout se fait par numérique. Les mails ont remplacé le courrier papier. Indéniable que j'ai moins de lettres et cartes postales. Mais les colis ça augmente. Et en plus, on n'amène pas que du courrier. Des mots comme aujourd’hui entre nous, un sourire, un geste… Tout ce qui n'apparaît pas sur leurs écrans de mort des relations humaines. Le monde change et... C'est comme ça.  Je suis déjà une dinosaure à 36 ans. La factrice pousse un soupir. L’air abattu.

La vieille femme lève la tête. Et vous là-haut. Oui, c’est à vous que je parle. Faites pas semblant de regarder votre putain d’écran. Lâchez votre souris et clavier. Oubliez ce qu’on vous a appris à la grande école. Les yeux, vous savez ce que c’est, regardez moi droit dans les yeux. Je tiens à vous dire quelque chose. Ma Tornade et tous les autres comme elle, on en a besoin. Quoi ? Je ne comprends pas. Concurrence ? Numérique ? Péréquation ? Marché international ? Coucou, vous n’êtes plus à l’école. On est dans la vraie vie. Celle qui vit, respire, aime, déteste, baise, mange, boit, chie, meurt… Comme vous, derrière tous vos filtres, avec vos chichis de ceux qui oublient qu’ils sont de la futur nourriture à vers de terre ou bouffés par les flammes. Qu’est-ce que vous racontez ? Me noyez pas de chiffres et de statistiques. Ni de vos mots appris dans vos écoles.

Moi, je vous parle de l’intérieur d’une vieille femme. Là, juste sous ma peau. Les mots de mon ventre. Tout chauds sortis des coulisses d’une retraitée vivant seule dans un petit village de France. De mon ventre. Le même ventre dont vous êtes sortis.  Votre première sortie c'était à poil. Sans vos chaussures pointues et air de je sais tout pour tout le monde. Si je suis folle ? Bien sûr. Complètement barge la vieille qui se la joue Louise Michel. Mais plus barge que vous qui êtes en train de détruire le monde de vos propres gosses. Des gosses sortis aussi d'un ventre. Même né avec une cuillère en or dans la bouche.  La retraitée tape sur son ventre. Son visage rouge de colère.

Tornade jaune lui prend le bras. Vous énervez pas. C’est pas grave. Elle repousse sa main. J’ai pas fini de leur parler. Pour une fois, ils vont écouter autre chose que leur écran. En plus, vous avez tort de dire que c’est pas grave. Faut cesser de minimiser tout le temps. Avec nos c'est pire ailleurs, etc. Et alors, pas une raison pour se la fermer ici. Très grave ce monde qu’il nous prépare. Eux, ils s’en sortiront toujours. Pas nous en bas. La retraitée secoue la main en l’air. Partez pas, j’ai pas fini. Vous avez une réunion importante ?  Vraiment très urgente.  Moi aussi, je suis en urgence. Votre réunion  si importante c’est moi. Et tous les gens comme moi. Je sais bien que vous nous aimez beaucoup, que l’intérêt public dans vos bouches. Sûr que vous dégoulinez d’amour quand on doit voter pour vous ou quand vous nous voyez pousser un caddie dans un supermarché. Tant qu’on vote et consomme, ça vous convient. Je vais vous dire. Même si vous vous en foutez et que mes mots pèsent que dalle sur vos courbes. Pour moi, Tornade jaune est importante. Aussi importante que le président de la République. Elle, je la vois tous les jours… Plus maintenant. Paraît qu’elle coûte très cher. Et vous, Chers Messieurs et mesdames de plus haut que nous, combien vous coûtez depuis votre naissance ?

Vous vous en foutez de combien vous coûtez. Normal puisque votre boulot et de compter ce que coûtent les autres. Et combien vous pourrez leur enlever pour que ça vous rapporte plus. Toujours plus, plus... Essorer les pauvres ça rapporte beaucoup puisque qu'ils sont les plus nombreux. Caricature  ? Populisme ? Je m'y attendais. Ça marche plus vos formules culpabilisante et éléments de langage. L'important pour moi ailleurs. Ici, tous les jours. Avec plein de gens importants et invisibles de vos sièges de bureau. Comme ma Tornade. Elle est aussi importante que Dieu pour ceux qui y croient. Pas qu’un chiffre sur une courbe. Une femme en chair et en os. Et je peux vous dire qu’elle est sacrément bien foutue. Je m’égare. Ma Tornade sert. Autant que vous que je vois jamais. Peut-être plus… Mais pas ici pour faire des comparaisons. Ma Tornade sert beaucoup, point barre. Moi et d’autres, on a besoin d’elle. Et partout, dans le pays, on a besoin de Tornade jaune ou d’autres comme elle, dans tous les domaines du quotidien. Toutes ces petites mains qui rapportent rien. Mais, écoutez-moi bien les plus haut. Ce sont ses petites mains qui torcheront votre cul à la fin de votre vie. Tornade jaune et les autres rapportent peut-être pas lourd mais font vivre le pays. Et sans vos salaires à rallonges.

Tornade jaune lui reprend le bras. Faut rentrer maintenant, Madame. Elle détache les yeux du ciel. Un sourire satisfait aux lèvres. À bientôt, Madame. Rentrez vite vous mettre au chaud. Elle grimpe dans sa voiture. Pour finir sa tournée. La vieille dame la suit du regard. Avant de rentrer appuyée sur son déambulateur. Pourvu que personne me voit, espère-t-elle, les yeux sur le pavé de janvier. Rassurée en partie sur la Tornade. Mais très en colère. Une colère qu’elle découvre à 88 ans. Je vais pas au cinéma ni au théâtre, je lis pas, je regarde pas la télé... Chaque jour, je parle toute seule. Répondant souvent à la radio en boucle. Dorénavant, je regarderai vers leurs bureaux à eux en haut- ceux qui on effacé le sourire de ma Tornade jaune. Tous les jours , je vais leur parler. Même si je sais que ça changera rien. Se taire non plus. Autant me faire plaisir. Et sortir les mots d'un ventre qui s'est trop longtemps tu. Devant un père, un grand frère, un mari, une patronne... Le ciel sera mon gueuloir de fin de vie.

Le lendemain, elle ressort très tôt. Quelques flocons de neige flottent dans l’air. Elle jette un coup d’œil sur l’horizon. Les sommets doivent être immaculés, sourit-elle. Que de descentes et montées avant sa deuxième prothèse de hanche. Et sa dernière voiture à 83 ans. Ses enfants ne veulent plus qu'elle conduise. Malgré leur interdiction, elle roulait en cachette. Jusqu’ à son endormissement et la voiture contre un platane. Plus de peur que de mal. Mais elle a fini par renoncer à sa plus grande victoire : son autonomie. Depuis dépendante de ses voisins pour tout déplacement. Elle s’approche de la grosse boîte de la poste. Son enveloppe trop épaisse pour la fente. ? Elle doit forcer. La première levée du courrier est 09 h 30.

 Tornade jaune est à l’heure. Elle gare son véhicule en épi sur le parking, le capot dans la direction du départ. Elle distribue le courrier. Au pas de course. Elle ouvre la grosse boite avec sa clef de service. Peu de courrier en partance. L’adresse sur une grosse enveloppe la fait sourire. « Pour Tornade jaune ». Elle sait qui est l’expéditrice. Tornade jaune l’ouvre: un paquet de cigarettes et une lettre manuscrite. La vieille femme la remerciait. Elle perd un peu la boule mais pas le cœur, se dit Tornade jaune. Soudain une poussée de culpabilité. Pourquoi ne pas lui adresser son signe habituel. Ce n'est pas quelques secondes qui vont ralentir sa tournée.

La factrice termine la lecture de son courrier. « J’aimais bien fumer et parler à distance avec vous, de ma fenêtre. Un très bon moment pour moi.Comme si on se parlait sans mots. Voici un paquet de tabac à rouler. Je sais pas si c'est votre marque préférée. Si l’envie vous reprenait de fumer au village. Et que ceux de là-haut vous autorisent une pause. En espérant que ce ne soit pas un cadeau empoisonné, au cas où vous auriez arrêté de fumer. Merci et je vous souhaite une très belle journée à vous ma Tornade jaune préférée. La vieille folle du 23. » Elle glisse le paquet de tabac dans une de ses poches et vérifie l’heure sur son portable. Puis, d’un pas rapide, Tornade jaune regagne son véhicule. Elle tourne la clef de contact et se ravise. Un coup d’œil vers le 23. Elle se roule une cigarette.

Dialogue de fumées.

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