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Billet de blog 25 mai 2023

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Exception

Sa réussite bien garée. Face à son ancien QG : Le Café des Sports. Il est sorti lentement de la berline.Au ralenti. La portière fermée, il est resté un instant immobile, les yeux vers le ciel. Avant de nous rejoindre. « Ça va les djeuns ? ». Il a dénoué sa cravate. Un hochement de tête avant de commencer sa conférence sur la réussite.

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Illustration 1
© Marianne A

                Sa réussite bien garée. Face à son ancien QG : Le Café des Sports. Il est sorti lentement de la berline. Au ralenti.  La portière fermée, il est resté un instant immobile, les yeux vers le ciel. Première fois que je le voyais en costard. Il s’est dirigé vers notre groupe. Une bande de jeunes entre quinze et dix-huit ans. Les piliers du baby-foot. Quatre ans qu’il n’avait pas remis les pieds dans le quartier. « Ça va les djeuns ». Il a dénoué sa cravate. Toujours au ralent. «  Putain ! Ce que ça fait vraiment du bien de revenir à la maison. Chez moi. ». Adressant un clin d’œil à la caméra invisible qui le suivait à chacun de ses pas. Il avait vingt-cinq ans. Elle est super ta wago ! Un doigt envieux pointé sur sa voiture. Il a esquissé un sourire. « Vous buvez quoi ? C’est ma tournée. ». Il a allumé une clope.

        Un hochement de tête avant de commencer sa conférence sur la réussite. Je sais ce que vous devez vous dire. Et c’est faux. Dans les clous. J'ai réussi dans les clous. Hé ouais, sans passer par la case prison. Les gars, je suis la preuve vivante que c’est possible. Et sans revenir chez papa maman avec les bracelets aux bras. Pas besoin de vous faire un dessin. Bref… Cette bagnole, mon appart à Paname, et tout le reste, c’est… Il a tapoté sur son front. C’est grâce à ma tête. Vous en avez une aussi. Pas de raison que vous ne réussissiez pas comme moi. Je ne suis pas un surhomme. Juste un mec qui bosse non-stop. Pas une feignasse d’assisté faisant la manche aux services sociaux. Moi, je bosse sans compter mes heures. Pas de grasse mate ou de dimanche pour moi. Chaque seconde compte. À ce propos…  Il releva sa manche sur le poignet gauche.

        Incontournable dans la vitrine. Je sais que vous l’avez matée quand je suis arrivé. Moi aussi c'est la deuxième chose que je repère chez un homme. Après ses pompes. Cette montre, si vous la voulez, elle est à vous… Quand vous voulez. Non, je déconne pas. Mais pour l'avoir, faut déjà la vouloir fort. Et bosser dur. Comme je fais tous les jours. Comment y arriver. Déjà cesser de pleurnicher parce que vous êtes nés du mauvais côté. Ne pensez pas à vos origines. Ça ne les changera pas. Au contraire, en y pensant, vous les traînez tout le temps avec vous comme un boulot. Non. Pensez positif et toujours devant. Je me suis retenu de me lever.

        Pour qui se prenait-il ? Venu uniquement nous en mettre plein la gueule avec sa réussite. Moi, j'ai réussi; et vous ?  La caricature du nouveau parisien visitant des plouks urbains connus dans sa jeunesse. Pour lui, nous n'étions que des abrutis. Rien que du fait de notre situation postale. La même que celle de ses parents ; il ne passait jamais les voir. Le retour d’un melon sur deux pattes. Bourré de prétention et de mépris pour ces anciens colocs de «  temps à tuer » et de rêves pour passer le temps. C’était ma réaction. Mais je m’étais planté. En fait, il voulait nous filer un coup de main. Même si il y avait une réelle part de flambe et, ce que je déteste par dessus tout, la condescendances ; préférant le frottement avec le mépris non camouflé de fausse bienveillance. Qu’est-ce qui avait motivé son passage inopiné entre deux clients ?

        Traverser la frontière du périphérique pour apporter son exemple. Je peux, vous pouvez. Revenu nous donner du cœur à l’ouvrage. Avec pour objectif à atteindre : le rejoindre au pays de la réussite. Ne pas rester comme nos parents : les deux pieds coincés dans les mêmes fins de mois et l’attente d’une retraite souvent vite pliée au cimetière pas loin de son école maternelle. La vie ne se résumait pas à ces deux lieux. Il avait fait le détour pour nous l’annoncer. Une invitation à ouvrir une fenêtre sur le reste du monde. Perdu d’avance ? Assigné à résidence locale et mentale à perpétuité ? Non. Si lui, venu du quartier, avait réussi ; nous aussi, à force de persévérance, pouvions traverser la frontière. Ne pas le laisser tout seul de l'autre côté, avec des inconnus. Devenir à notre tour une exception.

    La majorité des copains buvait ses paroles. Aimantés par le « nouveau lui » qu’il était venu nous présenter. Rêvant sans aucun doute de pouvoir être un jour à sa place -assis derrière le même genre de volant, dans un autre monde, loin, très loin, à quelques km à vol d’oiseau des façades où tout n’est que Came Luxe et Voyeurisme comme disait un type croisé dans un train. Rebelle qui remontait au fin fond de sa montagne. Vers la solitude et le silence. Trajectoire inverse de la sienne. Que voyaient-ils en lui ? Un homme comme dans les séries ou un ambassadeur chocolaté d’un monde de paillettes ? Parmi les regards aimantés, deux bémols à l’admiration sans bornes. Première fois que nous avions une telle complicité. D’habitude une distance entre nous deux ; du même quartier, pas du même cercle. Soudés soudain par la même réaction épidermique. Sans échanger un mot.

     Pensant la même chose tous les deux. Il se la pète ce blaireau avec son tas de ferraille et son costard tergal imitation Tony Curtis dans Amicalement Votre – un transfert en commun de nombre d’ados et de jeunes mâles dans l’un des deux héros de cette série ; son personnage issu du même milieu que nous. Il se la joue religieux et éduc en même temps. Lui, que lui qui sait, il va nous sauver et nous donner les bonnes clefs. Faut l'écouter. Et si on l'écoute pas assez, on va rater notre vie. Regarde son putain de sourire qui sait mieux que les autres. On dirait à lui tout seul la pub Hollywood chewing-gum. J’ai envie de taguer Paix Amour Réussite sur sa putain de bagnole. Sûr qu'elle est michto et qu'elle doit donner sur la route. Si on me la donne, je crache pas dessus, mais... Pas quatre roues qui font la route d'une vie. Il croit qu’on rêve tous comme dans sa tête à lui. Pour moi, réussir c’est pas ça. Je sais pas encore ce que ce sera. En tout cas, pas comme lui. L’autre bémol était plus en colère que moi. Sa jambe droite s’agitait comme le métronome de sa colère. Et dans son regard une profonde déception. Se sentant trahi. La trahison d’un miroir croisé depuis la plus tendre enfance. Humilié de l’intérieur.

       Il s’est levé. Après avoir laissé bruyamment un large pourboire. Bon, les gars, c’est pas que je m’ennuie. Mais le temps, c’est de l’argent. Passez le bonjour aux anciens et aux darons et daronnes. Rappelez-vous : la vie ne donne que ce qu’on lui arrache. Faut être dur dans ce monde dur et de dingues. Pas d’autres solutions. Marche où on te marchera dessus. Il nous a tous serré la main. Je l’ai regardé droit dans les yeux. Certes, ce type avait besoin de frimer, se la raconter son histoire pour briller. Comme la plupart d’entre nous, élevés dans le culte du verbe avoir pour accéder à l’être. Sans doute comme la majorité des jeunes hommes et femmes de la planète. Avoir quoi  ?

        Pour les hommes, des couilles, de préférences grosses, une grosse bagnole, une blonde sexy avec une poitrine cathodique. Pour les femmes, d’autres critères de réussite. Avec bien sûr d’abord l’injonction de combler les désirs du mâle invité ou non dans son histoire. Il était passé par les mêmes filtres - surtout des images télé vendues à la chaîne à mirages- que nous. On ne bouffait que de ça. Nos parents aussi. Nos gosses devant prendre le relais. En réalité, il était normal. Un homme ayant bien intériorisé la règle. Pourtant, malgré son discours plein d’assurance, il ne parvenait pas à camoufler le fonds de son être. Sincèrement ému de nous montrer sa réussite. Partager ce qui était très important pour lui. Nous secouer aussi. Tout était contradiction sous son nouvel uniforme. Adepte de la réussite individuelle prônée partout ; de l’école au boulot, en passant par le nombre d’étoiles dans son pieu, la taille de sa piscine et la puissance de son nouveau smartphone. Faut réussir ou réussir. Sinon, rater ou rater. Réussir tout seul ne lui convenait pas. Ça se voyait. Il avait une grande envie que nous réussissions. Que tout le quartier réussisse avec lui. Nous emporter dans ses bagages pour que nous profitions des « belles choses » dont il nous parlait. Tout seul, mais ensemble. Trop empathique pour être un vrai individualiste ?

       Toutefois sûr que son choix était le bon.  Et le seul qui pouvait avoir du poids. Et être visible. Qu’un seul critère de réussite ? Que les trajectoires visibles comme preuves d'avoir réussi ? Engranger le plus de pouces levés et de followers ? Combien d'exceptions- personnalités publiques ou non- à penser que leur critère de réussite n’est peut-être pas le même pour tout le monde ? Même s'ils sont sincères quand ils ou elles disent qu'on doit croire à ses rêves. En donnant l'exemple de leur histoire individuelle. Une invitation consciente ou non à les imiter, pour ne pas rester dans le camp des «  ratés » ? On ne peut pas généraliser. Chaque trajectoire, dans l’ombre ou la lumière, demeure un mystère pour la généralisation. Sans doute que, parmi ces sortis du rang des « riens », certains  interrogent la règle dont ils sont une des exceptions. De nombreux autres ont rêvé comme eux. Pourquoi n’y sont-ils pas parvenus ? Des feignasses ? Pas assez intelligents ? Trop naïfs ?  Le fameux «  beaucoup d’appelés, peu d’élus ». Tout ne se résume pas en une formule verrou. Et la joie d’être arrivé à destination n’empêche pas les questionnements. L’exception qui cache la forêt de rêves brisés sur la règle ?

       Une dizaine d’années plus tard, je l’ai revu dans notre ville. Salut le poète ! Mon surnom dans le quartier. Depuis que des copains du collège avaient dit que j’écrivais des poèmes. Nous avons pris un verre. Excepté quelques cheveux gris et un léger embonpoint, la même boule d’énergie. Déballant son CV par le menu. Et avec tous ses biens et autres signes de réussite. Je dis ça à toi mais je dis pas tout aux rapaces des impôts. Tu imagines tout ce qu’il me ponctionne. Parfois, tu regrettes d’avoir voulu rester du côté de la loi. Après l'étalage de sa situation, il m’a posé des questions. Ses sourcils de plus en plus froncés au fil de mes propos. Pas possible. Un mec comme toi qui gâches sa vie dans des petits boulots. Tu vois… Moi à ta place, je deviendrai superviseur dans ta boîte de vente par téléphone. Puis manager. Et après plus haut. Il m’engueulait comme un père ou un conseiller d'orientation. La poésie ça nourrit la tête et le cœur de son homme, pas son estomac. Bon… Coup d’œil à sa montre. Un sourire crispé aux lèvres, il a pris le ticket sur le guéridon. C’est pour moi. Il est allé payer au comptoir. Parti en longue conversation avec le barman. J’ai attendu devant le bistrot.

       Toujours une belle bagnole ? Il a esquissé un sourire. Depuis quand les poètes s’intéressent aux tas de ferraille de luxe à crédit. Encore un coup d’œil à sa montre. Faut que je file, j’ai un rencard pro. Il m’a retapé sur l’épaule. Comme s’il touchait un peu de son enfance, sa jeunesse… Une part de son histoire dans mon corps. Dommage que j’ai si peu de temps… C’était bien de tchatcher ensemble. Je lui ai proposé de continuer la conversation en l’accompagnant jusqu’à sa bagnole. Désolé, mais je me suis collé dans le parking souterrain surveillé. Avec tout ce qui passe en ce moment. Et tous les jaloux de la réussite des autres. Il m’a tapé à nouveau sur l’épaule. Deviens manager de ta boite. Tu es pas plus con qu’un autre, mec. Pense que tu es le meilleur. Et toujours le meilleur. Je l’ai suivi des yeux jusqu’à l’entrée du parking. Il a poussé la porte métallique. Se mouvant toujours comme dans une série. J’ai souri. Première fois que je voyais son dos. Pas n'importe lequel. Le dos de Tony Curtis.

        Une demi-heure après, je le recroisais. Stupéfait. Je m’arrêtais et l’observais. Il était plongé dans la lecture d’un journal. Que faire ? Aller prendre mon 322 B ? L’obliger à m’inventer un baratin ? Il s’en serait sans doute sorti. Je repense au long moment passé au comptoir. Assez de fric pour régler nos consommations ? Je fis un pas en arrière pour me planquer derrière un container à poubelles. Il était assis à l’arrêt de bus. Celui que je devais prendre. Il était assis sous le même abri du bus qui le transportait jusqu’à Paris. Aller en ville… La vraie. Revenant de nuit, souvent à pied. Avec quelques lumières gaspillées à la vraie ville. L’exception retournée du côté de la règle.

          Le bus est arrivé. Je vous en prie. Il s’est effacé pour laisser passer une femme. Sourire Tony Curtis. Je n’étais pas à l’aise. Me sentant comme un voyeur. Faut être franc avec lui, je me suis dit. Il a joué et perdu. Mais ce n’est pas grave. On peut vivre sans toute la verroterie vendue par les marionnettistes des écrans. Arrête le poète avec tes beaux discours. Je te vois venir. On m'a déjà joué du violon républicain. Viens pas me raconter tes histoires de Liberté Égalité Fraternisé, le matin du grand soir, et tout le tremblement. Ça c'est pour la vitrine. La vie c’est pas de la poésie. Soit tu as et tu es quelqu’un. Soit tu as rien et tu es rien. Choisis ton camp. Sans doute ce qu’il allait me rétorquer. J’avais quand même envie de le secouer. Comme il était venu le faire  un jour au Bar des Sports. Un secouage inverse. Proposer une autre vision du monde. Autour d'un verre au pluriel sur l’ardoise du poète. Je n’ai pas bougé. Le laissant partir avec l’image qu’il voulait donner de lui.

     L'exception.

NB: Une fiction inspirée de plusieurs personnages réels croisés ici ou là. Les jeunes des quartiers populaires rêvent. Ceux des quartiers huppés aussi. Comme toute la jeunesse du monde entier. Même - fort heureusement - des vieux continuent de rêver. Avec toutefois une différence: certains ont les clefs des règles. Près de la machine à café. Nul besoin donc pour eux de jouer le rôle de l'exception.  En tout cas, une chose change tout le temps.  La même de génération en génération. L'emballage des rêves.

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