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Billet de blog 26 janv. 2023

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Chantier de fin

Sous la neige, le printemps. Rassurant la ronde des saisons. Elles font un tour et s’en vont. Comme chaque individu en orbite autour du soleil. Il a souvent écrit sur ce sujet dans ses poèmes. Célébrant sans cesse l’éphémère. Vouloir durer est une illusion empêchant de profiter de l’instant. Renoncer à l’éternité libère de nombre de peurs.

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        Sous la neige, le printemps. Rassurant la ronde des saisons. Elles font un tour et s’en vont. Comme chaque individu en orbite autour du soleil. Il a souvent écrit dans ses poèmes. Célébrant sans cesse l’éphémère. Pour lui, la seule certitude à laquelle s’accrocher, c’est le passage. Vouloir durer est une illusion empêchant de profiter de l’instant. Renoncer à l’éternité libère de nombre de peurs. C’est ce qu’il pensait : une pensée dissoute dans chacun de ses mots, ses silences, ses gestes. Il vivait en essayant de se débarrasser le plus possible des leurres d’un ailleurs meilleur. Concentré sur la «  saison de l’ici ». En accord avec sa nouvelle identité. Celle qu’il avait inscrite sur sa porte d’entrée. Éphémère a perpétuité.

Hors du temps ? Pas du tout. Il se sait prisonnier entre la petite et grande aiguille et se sent vieillir. Conscient de l’érosion de son corps. Surtout, de plus en plus, à au moment de chaque levée du lit. Mais ça passe très vite. Happé par sa curiosité insatiable. Un regard aspirateur qui ne l’a jamais quitté depuis l’enfance. Explorant chaque journée comme si elle était unique. Habité à jamais par la moindre rencontre ; l’autre, même à peine croisé, n’était jamais anodin. Chaque nuit, au moment de s’endormir, il avait le sentiment d’une ou plusieurs découvertes, vécu une journée inédite. Persuadé d’en revivre une nouvelle le lendemain ; ce qui se produisait dès la sortie du sommeil. Une existence certes pas toujours rose, souvent traversée de bouffées sombres et une insatisfaction carnivore. Mais sur la balance, plus de belles choses que de tristesse et boue. Jusqu’ à la semaine dernière. « Comment vous le dire ? Je préfère être très franc avec vous. Il vous reste entre une et deux années maximum. ». Le couperet était tombé dans le cabinet médical. Plus qu'une poignée de saisons à vivre. Sous la neige reviendront d'autres printemps. Sans son regard.

Le compte à rebours commence dès la sortie du ventre. Aujourd’hui, hier, demain, aujourd’hui…. Personne n’y échappe. Mais on y pense pas. C’est comme respirer. Chaque inspiration et expiration nous rapproche du souffle sans le prochain. Fort heureusement, excepté une minorité, nous ne vivons pas chaque jour en pensant à son dernier sur le calendrier. Sauf quand une date butoir vient barrer votre horizon. Incontournable. C’est annoncé. Vous avez une certitude, gravé comme une épitaphe lumineuse distillant chaque seconde sur un écran, que votre histoire s’arrêtera au bout du quai. Terminus. Et là commence les interrogations. Que faire de ce temps délimité ? Toutes ces questions tournaient en boucle dans sa poésie, avant même l’annonce. La sensation d’être un locataire du vent et du temps depuis le premier écrit dans un train. Ce jour-là, assis face à ses parents si heureux de l’avoir retrouvé. Pendant qu’il écrivait à une femme et à un homme. Sa double fenêtre sur le monde.

Vivre sans compter. Ni tenir compte du regard des autres. Dire tout ce qu’on n'a pas osé dire par peur de froisser la nappe familiale où il s’est toujours emmerdé. C’est sa première décision. Personne de sa famille n’est au courant de sa maladie. Au prochain repas familial, il commencera à s’extraire de son silence. Le mutisme du poète de la famille. Quand il sort une plaquette, son nom sur une couverture, bravo, notre nom de la famille sur un livre, c’est merveilleux, si fier de toi, et je te rajoute un c'est formidable, nouvelle rafale de merveilleux, la poésie c’est vitale, surtout en ce moment de tensions sociétales, je parle, je parle, je comble le vide avec des mots prédécoupés dans un journal ou magasine ou distillés par une bouche de radio; le reste du temps, il redevenait le boulet, sans permis, encore locataire à son âge, sans vrai métier, etc. Est-ce que ça le touchait ? Malgré son « rien à foutre de ces cons », il en souffrait, surtout en croisant le regard de ses filles : avait-elle honte de leur père ? Tout ça désormais sans plus la moindre importance. Les faux bravos, le mépris. Cette fois, vraiment rien à foutre. Libéré par une date butoir.

Une liste de onze noms sur son bureau. Des patronymes de gens qui l’ont trahi, une profonde trahison, humilié, une humiliation transformée en colère à perpétuité, ou tout autre saloperie contre sa personne. D’autres auraient oublié. Mais lui, doté d’une grosse mémoire, n’oublie jamais rien. Le pire et le meilleur. Une autre liste est prête: les êtres qui, à tel ou tel moment de sa trajectoire, ont été présents et essentiel dans son histoire. De l’amour à l’amitié en passant par son «  chantier poétique » ; il a toujours eu du mal à dire travail ou œuvre ; le regard regrettable que posent certains sur ton travail est en partie généré par ta casse de ton boulot, lui avait dit un autre poète. Au fond, il était d’accord avec : son plus grand déboulonneur c’était lui même qui ne s’aimait  pas. Le poète le secouant avec sa franchise faisait partie des «  à remercier avant le dernier voyage ». Par qui commencer ? Combien de remerciements ? Dix-huit mains tendues à qui rendre un dernier hommage. Laisser un sillage de miel dans leur mémoire. Finalement, j’ai eu beaucoup de chance et de très belles rencontres, se dit il. Deux êtres sur sa route sont au sommet de son panthéon intime. C’est con, conclut-il. Se venger sur des ordures ou encenser des êtres bienveillants lui paraît soudain stupide. Une perte de temps. Surtout le fiel aux ordures.

Un tourteau pour faire un partout. La citation de l’humoriste Pierre Desproges -en fin de vie- est revenue à la surface. Le replongeant dans une scène où il avait 11 ans dans un restaurant. Son père, sa mère, et sa sœur aînée, autour d’une table avec un gros plateau de fruits de mer et de crustacés. Gosse, il détestait ça. Avant d’aimer ça des années plus tard. Ce fut le pire de ses repas en famille. Son père dépiautant un tourteau en racontant la blague de Pierre Desproges. Le savait-il ou non à l’époque ? Sa façon à lui de dire qu’il était malade. Quatre ans après, un crabe lui bouffait le foie. Jamais lui, son fils, n’aurait pensé le faire ; se lever, s’habiller, marcher dans la rue, pousser la porte d’une brasserie. Pour se retrouver face à un mur de fruits de mer et crustacés. Seul, sans ses filles. Ni son ex, pas leur mère.  T'es pas fait pour vivre en groupe, ni en solitaire. En fait... T'es pas fait pour vivre. Son dernier texto deux ans avant. Elle n'a plus voulu la revoir. Plaqué trois jours après son quarante cinquième anniversaire.

 S’il vous plaît ! Le serveur s’approche. Même punition, sourit-il en désignant la bouteille de blanc vide. C’est à ce moment qu’il a décide du déroulé des saisons lui restant à vivre. Vider tout son compte – les restes d’un héritage en laissant une somme pour son enterrement , avec une dernière consigne à ses filles ; Fin de chantier, comme épitaphe sur sa pierre tombale. Le feront-elles ? La famille et le principe de réalité ont raison : les mecs comme moi, on est des boulets. Elles détestaient quand il le disait. Guère amatrice de son humour, mon humour de naze est salé de larmes invisibles comme il leur avait en leur reprochant d’être premier degré. L’organisation de son chantier de fin: disparaître et terminer ses jours et nuits dans un village de pêcheurs. Pas n’importe lequel. Il y avait vécu trois mois à l’âge de seize ans. Sa seconde fugue.

La première s’est terminée dans l’appartement d’une pute. Poule de luxe, escort travailleuse du sexe, c'est pour le dico. Moi, tu m'appeler pute. C'est mon métier. Dix ans auparavant, elle avait perdu son fils unique de quinze ans. Dans un accident de scooter. Qu’est-ce que tu fous là, en pleine nuit ? Elle rentrait de chez un client. Une pute de luxe louant son corps dans les palaces ou les villas de luxe de la côte. J’attends mon frère qui va me ramener à la maison. Elle était sortie de la bagnole. J’ai pas été à l’école mais je sais lire un mensonge sur un visage. Elle lui avait fait signe. On va boire un chocolat chaud chez moi et on avisera. Elle n’avait pas voulu qu’il dorme dans le lit de son fils. Un matelas au sol posé sur le lino du salon. Quelques heures après, il s’était levé pour se glisser dans son lit. C’est gentil de servir de bouilloire à ma solitude. Toutes les nuits, elle ôtait ses chaussures pour ne pas faire crisser le parquet et restait un instant à le regarder dans le noir. Heureuse de sa présence, une espèce de baume de douceur contre son corps meurtri par une absence, une enveloppe vide passant de bras en bras. Avec lui, elle avait l’impression que tout s’effaçait. La chambre vide de son fils et une vie non rêvée. Retrouver le goût d’elle

Remonter à la hauteur de la gamine de dix-huit ans avec ses yeux bouffant le monde. Toutes les lumières de la ville dans son regard. Ses rêves de marches à monter ont dégringolé, de désillusion en désillusion, jusqu’à ras d’un trottoir, parfois tapis rouge, après un règlement de compte. Très vite, elle a gravi les échelons, ses talons plus hauts dans l’escalier, avec ou sans tapis, pour donner du plaisir dans des chambres de luxe à des acteurs à défaut de leur donner la réplique. Arrêter ? Trouver un autre boulot ? Devenir une femme «  normale » à la sortie de l’école ? Elle y a souvent pensé, surtout à la naissance de son fils. Mais le frigo à remplir, le loyer, encore une nuit, la dernière, un jour, ce sera une autre vie, encore une nuit…. L’arrivée du fugueur fut une brèche dans son histoire murée par les rêves ratés, les échecs, la mort de sa « seule réussite », et son suicide toujours repoussé ; encore une dernière aube. Le garçon a débarqué dans sa nuit comme une jeune étoile tombée de son nid. Rien que pour elle. Son lot de consolation. Réchauffant moins ses draps que son cœur venant de dépasser les cinquante. En même temps, elle se sentait égoïste de s’accaparer la jeunesse d’un gosse perdu. Faut rentrer chez tes parents. Il refusait. C’est elle qui les appelés. Ils étaient venus le récupérer. Leur fils avait perdu son pucelage. Et trouvé sa passion.

Dans le même immeuble, un vieux poète aveugle. « On va sur le port ou à la plage. Je te récite des poèmes. Et toi, tu me décris tout ce que je ne vois pas. Tu me racontes le ciel, les étoiles, les vagues, le vent, le cul des femmes, leurs seins, leurs jambes, leurs cheveux, leurs sourires, leurs lâchetés, leurs forces, leurs fringues, les connes, les intelligentes, leurs décolletés… Décris-moi aussi les hommes, les beaux, les moches, les ordures, les cons, les élégants, les brillant comme des lampadaires, les hommes-phare, les enfants aussi, surtout eux, donne moi des images des enfants, les seuls dieux de ce monde de merde… Raconte-moi tout que tu aimeras revoir si, comme moi, on t’avait volé la vue. Oui, on me la volé. Qui ? Ces ordures qui ont envoyé un gosse de dix-neuf ans dans un trou à rats. Pourquoi ? Défendre sa patrie ? Mon cul. Mes yeux volés pour que des riches de tous les pays continuent de regarder ensemble la beauté du monde, vous reprendrez bien quelques gouttes de champagne sur soleil couchant, et, pendant ce temps, des pauvres comme moi déguisés en rats patriotes, con et soumis, aillent s’entretuer et se haïr pour… finir tous séparément, chacun dans son coin amer, à ne voir que la gueule cassée du monde. Redonne-moi un peu de tout ce qu’ils ont volé à un jeune homme. Et en échange, je te réciterai des poèmes de grands poètes, immenses, et tu auras les miens de poèmes… Il leva ses yeux éteints vers le ciel. Mes poèmes à moi sont comme des fientes d’un pigeon poète qui braille là-haut son désespoir en attendant de partir. Jeune homme, donne moi des nouvelles du vent du jour. Des heures passées ensemble dans les rues et au bord de la mer. Il n’a jamais revu le poète. Ni la pute. L’un sans aucun doute mort. Et elle, toujours vivante ? Il pianote sur son IPhone et réserve une chambre.

Une voix annonce le départ imminent. Que quelques voyageurs dans sa voiture. Pourquoi partir et tout quitter sans prévenir qui que ce soit ? Il sourit. Désormais plus besoin de répondre aux questions et de justifier tous ses gestes. Juste parce qu’il avait envie de le faire. Comme d’écrire, écrire, jusqu’à la fin. Comme le poète aveugle qui ne cessa jamais de griffonner ses carnets. Le vieil homme avait décidé de n’écrire qu’avec un certain nombre de mots. Chaque année, il en rajoutait un. À leur rencontre, le poète avait 92 ans. Et le même nombre de mots entre ses doigts.

Le train entre en gare. Il descend avec sa valise à roulettes. Le vent est froid. Il marche à grandes enjambées sur le quai désert. Son hôtel se trouve au centre du village. Dans le quartier du port. Au cœur de son début de chantier. Là où il avait appris de la bouche d’une femme que le sexe, même la queue d’un homme, est un trou noir sans fin entre les cuisses et sous son crâne. Mais mon p’tit gars, ni Dieu, ni ton patron, ni la politique, ni la poésie du fou du sixième, ne t’apporteront plus qu’une bonne partie de jambes en l’air. C’est comme ça. Le paradis sur chair, comme disait une collègue. Même si c’est un enfer. Mais puisque rien ne reste, ne crache jamais sur un p’tit plaisir. Moi, c’est la bouffe et le vin blanc. Chacun son paradis. Jamais il n’avait autant joui qu’avec elle.

Et il avait aussi appris des mots d’un homme que le silence est une espèce en voie de disparition. Le poète lui  en parlait souvent. Il voulait aussi en avoir des nouvelles. Pour lui, le silence était traqué  partout où il se trouvait. Jeune homme, si un jour, tu trouves un silence, un vrai, pas celui artificiel des commémorations, si tu le trouves ; prends soin de lui et porte le en bandoulière. Il sera ta meilleure protection. Et un passeport pour franchir toutes les frontières jusqu’à un pays. La patrie de la parole. Celle qui a quelque chose à dire au monde. Et à toi. Quel silence fait-il aujourd'hui ? Elle, lui. Deux voix comme dernières béquilles.

Vous m’en donnez deux vivants. Je vous les paye. Le serveur lui avait mis les crabes dans une barquette avec de l’eau. Sans se douter qu’ils prendraient le train. Il ouvre la boite et dépose chaque crabe au bord de l’eau. L’un ne bouge pas. Alors que l’autre s’éloigne tout de suite et disparaît sous le sable. Le deuxième semble peu enclin à d’éloigner de son toit de plastique. Une mouette passe au-dessus en hurlant. Une fiente d’un poète sourit-il en ramassant la boîte. Il remonte la plage à pas lents. Jusqu’à un escalier de pierre. En face de l'hôtel où il a réservé.

Sa dernière réservation.

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