« La fiction peut être un moyen d’appréhender le réel, à défaut de pouvoir l’expliquer. »
Karine Till
Solitude sans la promiscuité. Quel cours reprendra mon histoire après des années hors du flux ordinaire ? Je n’en savais rien à ce moment-là. Une solitude désormais sans les murs. Dos à la porte qui venait de se refermer, je suis resté immobile. A droite ou à gauche ? Première fois que j’avais à me poser la question sur un déplacement. Le temps et mes gestes du quotidien réglés par d’autres durant une décennie. Mon sac en bandoulière, j’ai traversé la rue. Revenu sur la rive des citoyens libres. Je m’arrête, remonte la fermeture éclair de mon blouson, et continue ma route. Dans le même froid matinal que les autres. Un passant presque ordinaire.
C’est mon deuxième jour de liberté. « Tu as tué ta compagne et tu as pris dix piges. J’ai braqué une banque. Pas un mort ni un blessé. J’ai pris dix-huit piges. Cherchez l’erreur. Tant mieux pour toi de ne pas avoir pris plus, mais intéressant à méditer : la vie d’une femme coûte moins en années de prison que de s’attaquer à une banque ?». Ce fut l’accueil de mon codétenu. Il ne m’avait pas adressé la parole durant une semaine. Brisant le silence d’un « Tu sais pousser le bois ? ». Il posa un échiquier sur la table.« Je me débrouille un peu. ». Il a pris un pion blanc et un noir. Notre première conversation avec le bois
Un soir, un journaliste évoquait les féminicides. « 121 femmes tuées en 2018.» J’ai détaché les yeux de la télé pour les poser sur le sol de la cellule. Mon codétenu a baissé le son et allumé un cigarillo. « Un jour, mec, tu vas sortir. Dehors, deux choses à éviter ; te plaindre ou chercher à te justifier. Tu as pris perpète dans la tête des proches de ta copine que tu as tuée. C’est normal. Quand j’ai su que mon nouveau coloc de cellule avait tué sa copine, j’ai eu une putain d'envie de te massacrer. Pour moi, un mec qui tue sa compagne ou la cogne est une merde. Pareil pour celui qui touche à un gosse. Pour moi, tu es impardonnable. Pas de circonstances atténuantes. Mais je suis pas juge, ni procureur ou flic, ni un proche de la victime. ». Il avait écrasé le mégot de son cigarillo. « La seule chose qui change est que j’ai appris à connaître l’autre moitié de toi. Celle qui a pas ôté la vie. ». Rares quand il déroulait plus d’une phrase. Chaque fois que mon codétenu avait envie de parler, il tendait ses deux poings fermés. Blanc ou noir ?
La veille de ma levée d’écrou, il a fumé plus que d’habitude. « Mec, en sortant d’ici, oublie pas que tu as payé ta dette et le droit de vivre, pouvoir retrouver ton taf, etc. Dans quelques jours, débute l’année de l’autre. Le mec que tu es devenu. Mais crois pas que c’est gagné. Pour certains, tu seras toujours celui d’avant. C’est comme ça. Le sang sur les mains ne sèche jamais dans les mémoires. Tu as des gens qui sont contre la peine de mort, et pour la peine de non-vie. T’as tué, t’as payé. Et le droit de revivre libre. Bref… Bonne chance. Et surtout, faut que ton roi respire, oublie pas de dégager l’espace pour roquer.». Ses derniers mots avec une accolade. Il en avait encore pour sept ans. Ce type avait l’âge de mon père. Je n’ai pas su grand-chose de lui. Blanc ou noir ? Il est resté invaincu aux échecs.
Notre enfant mort assassiné dans ton ventre. Tu l’as tué. Je l’avais dit d’une voix glaciale. Elle m’avait regardé droit dans les yeux, sans la trouille au ventre. Avec le recul, je pense que c’était la première fois, depuis quasiment notre rencontre au collège, qu’elle ne ressentait pas de l’appréhension en ma présence. Une assurance sûrement liée à sa décision et son passage à l’acte : un avortement à dix semaines de grossesse. « Tu as vraiment beaucoup changé. Nous ne pouvons pas faire un enfant dans ces conditions. Faut d’abord que tu te soignes. ». J’ai donné un coup-de-poing dans une armoire. « Dégage ! Rentre chez tes parents. Tu es une criminelle. Et ton père et ta mère tes complices. Vous avez tué mon enfant. « Elle avait pris son sac à main. « C’est ça, barre-toi ! » Je l’avais saisie par le bras et poussé sur le palier de l’étage. « Re-fous plus les pieds ici ! Je l’avais poussée et claqué la porte. Fin de notre histoire, me suis-je dit. Sans me douter qu’elle avait dégringolé les marches. Morte sur le coup dans l’escalier.
Personne n’est prévenu de ma sortie de prison. Mes parents, mes deux sœurs, mes rares derniers amis, seraient venus me chercher si je le leur avais demandé. Et même me proposer un hébergement le temps de trouver un logement. J’ai préféré opter pour être seul, au moins ma première semaine de liberté. Prendre une chambre d’hôtel. J’ai besoin de marcher des heures en ville, me perdre dans les rues. Que faire de ma nouvelle solitude ? Partir loin, très loin de mon geste, serait la meilleure solution ? En sachant que partout fleurissent les miroirs. Même si je me sens moins à plaindre qu’un acteur, un footballer, un chanteur, un homme politique, et tout autre personne dont le visage est un étendard. Partout où ils se trouvent ; tueur est gravé sur leur face. Contrairement à moi. Personne, à part mes proches, ne peut lire mon crime sur mon visage. Un passant comme tous les autres. Une silhouette ordinaire.
Excepté devant un autre miroir. Il se nourrit de la chair de milliards d’histoires. Un miroir qui ne perd jamais la mémoire. Il se nomme Google. Suffit de lui donner un nom et un prénom pour qu’il dévoile tel ou tel élément de la bio d’un individu. Certes, je n’aurais pas le même nombre d’occurrences qu’un people ayant commis un homicide ou un autre acte criminel. Tueur anonyme. Néanmoins à mon nom quelques photos et articles de presse. N’importe quel éventuel nouveau proche ou employeur peut y avoir accès. Tenter d’effacer les traces de mon crime sur le Net ? J’y ai pensé. C’est possible, mais on ne peut pas tout effacer, a répondu mon avocat. Peut-être que j’effectuerai les démarches. Pour l’instant, ce n'est pas ma priorité. D'abord tenter de me réinsérer. Reconstruire une vie semblable à celle de la majorité.
Qu’est-ce qu’il fout ? Faire semblant de ne rien avoir vu. S’éloigner le plus rapidement possible. Non. Impossible de n’avoir rien vu. Je m’arrête au pied d’un immeuble. Seul un appartement n’est pas éclairé. Partout ailleurs les lumières, rires, et autres sons du réveillon. Un gosse de trois ou quatre ans a grimpé sur un balcon au quatrième étage. Personne d’autre que moi en bas. Putain ! Non ! Je me recule. Les yeux rivés sur le balcon, j’oscille au milieu de la rue. En espérant que quelqu’un intervienne pour empêcher la chute. Une main se tend vers le gamin. Je pousse un soupir de soulagement. Trop tard. Le gosse chute. Je fais deux pas sur le côté et le réceptionne. Nous tombons ensemble. Faisant de mon mieux pour amortir notre chute commune. Pouvoir me relever ou non ? Je m’appuie sur une main et grimace. Une douleur au bas du dos. Je réussis à me relever.
C’est une petite fille. Elle n’a rien en apparence. Frissonnante dans son pyjama très coloré. Elle a perdu un chausson. Je lève les yeux. Le balcon est bourré à craquer. Quelqu’un a éteint la musique. Des silhouettes s’agglutinent sur les autres balcons de l’immeuble et de la rue. Elle s’agite et se pelotonne contre moi. Son regard à quelques centimètres du mien. De grands yeux bleus. Elle sourit. « T’inquiète pas. ». Tour à tour l’impression qu’elle pèse une tonne et la trouille de la briser. J’ai l’impression que mes semelles sont soudés au bitume. Une femme sort d’un immeuble. « Ma fille ! Ma fille !». Elle se précipite vers nous. Je lui colle la gamine dans les bras et me mets à courir. Elle est vivante ? La question venue des étages. Oui, réponds une voix. Des applaudissements ricochent dans la nuit. Je tourne dans une rue. Un chat est assis dans la pénombre, derrière la fenêtre d’un rez-de-chaussée. Je ralentis et me masse le dos.
Me tirer au plus vite du quartier. Si je reste, les portables vont affluer de partout. Fais-toi discret, mec, ramène pas trop ta fraise. Mon codétenu avait raison. Même si ce geste pourrait me servir comme caution et preuve de mon changement. Je ne suis plus le même. Malgré un changement réel, certains et certaines ne croiront jamais à une métamorphose de ma part; mon acte restera impardonnable à leurs yeux. Rien à faire. Sans doute que ma réaction aurait été la même- plus haineuse ?- que la leur si on avait ôté la vie à un être aimé. En-tout-cas, l’homme jaloux, violent, haineux de tout ce qui ne lui ressemble pas, ne ressemble pas à ses parents, ne ressemble pas à ses frères, ne ressemble pas à ses cousins ; cet homme-là est mort en moi. Définitivement. J’ai réussi à expulser la bête ignoble tapie dans mon corps. Un changement grâce à une psy de la prison. Ainsi qu’à un détenu nous enseignant la boxe. Et à des milliers d’ailes
Chaque page m’élève et éclaire de plus en plus la nuit sous ma peau. Un voyage à portée de main. Écrire, c’est facile sur le plan matériel. En prison et ailleurs. Je le fais du matin au soir. M’anesthésiant à coups de mots. Je sais qu’aucun de mes textes, même le plus poétique et fort, ne pourra effacer mon geste. Ni la faire revenir au monde ou combler le vide abyssal que j’ai créé dans l’histoire de ses proches. Pourquoi m'obstiner à écrire ? Pour moins sombrer. De l’égoïsme, une façon de s’apitoyer, puisque je le sais, tout le monde le sait, que les mots ne ressuscitent pas les morts. La langue ne recoud pas les chairs meurtries. Ni les mémoires blessées.
Le verbe d’un criminel, qu’il s’agisse du meurtre d’un seul être ou de centaines sous une bombe, restera taché de sang. Pourtant, je retourne sans cesse à l’écriture. La course fébrile de mes doigts sur une piste de vingt-six lettres et des signes de ponctuation ? Sans l’écriture, je me serai foutu en l’air. Et elle ? Jamais elle n’aura la possibilité d’écrire pour raconter. Muette à perpétuité. Tandis que je continue de tartiner les jours et les nuits de mes mots plus qu’indécents. Ignoble pleureur sur son sort. Alors que je devrais la fermer par respect de son mutisme subi, un mutisme dont elle ne sortira plus jamais; sa voix tue par mes mains- les mêmes qui continuent de s’exprimer sur papier et clavier. Cesser d’écrire ? Me terrer dans un pli du monde jusqu’à la fin de mon existence ? Foutre la paix à sa mémoire en ne la souillant pas, une souillure posthume par mes mots ? La seule élégance serait de me taire. Rester à l'ombre du silence.
Un scooter au moteur gonflé remonte la rue. J’accélère le pas. Une main se pose sur mon épaule. C’est un grand barbu d’une trentaine d’années. Son haleine pue l’alcool. « C’est toi qui a sauvé ma fille ? ». Je secoue la tête. « Non. Vous faites erreur. ». Il me fouille du regard. « Je sais bien que c’est vous. » Il me prend le bras. « Je sais pas comment vous remercier. J’ai pas les mots pour… Venez chez nous. On va… ». Il a du mal à parler. Je repousse son bras. « Non. Faut que je m'en aille.». Il plisse le front. « C’est pas possible. Vous pouvez pas partir comme ça. » . Je pointe l’index derrière lui. « Aller retrouver votre fille. Elle doit être en état de choc. ». Je repars. Il me court après et se plante devant moi. « Tu peux pas partir comme ça quand même. ». Je le fusille du regard. « Foutez-moi la paix ! Je veux être seul ! » Il se gratte la barbe. Abasourdi par ma réaction.
Une femme déboule dans la rue. Elle est essoufflée. La gamine dans ses bras. « On te cherche partout. ». L’homme pointe l’index sur moi. « C’est lui… Lui qui a sauvé notre fille. » Elle me tombe dans les bras « Merci ! Merci ! « ? Je la repousse délicatement. « Désolé, mais il faut que j’y aille. ». Elle pose les yeux sur son compagnon. « Comment ça ? Il sauve notre fille et tu l’invites pas à la maison. Tu déconnes ou quoi ? » Je hausse les épaules. « C’est moi qui ai refusé. Maintenant, j’y vais. ». Elle me prend le poignet. « S'il vous plaît. Juste une petite coupe de champagne à la maison pour fêter ce… Sans vous, 2022 aurait été la pire année de notre vie, et… aussi toutes les autres anénes.» Je décline l’invitation. Elle insiste.
Son compagnon l’arrête d’un geste. « Monsieur a peut-être un rendez-vous avec des amis. ». Il tapote le côté gauche de sa poitrine. « Comment dire ? Tu as un crédit à vie ici. ». Puis il me tend une carte de visite. « Et dépannage à perpète gratos. ». C’est un artisan électricien. « Je... Peut-être pas le moment de parler de ça et … Je voudrais que tu... ». Il danse d’un pied sur l’autre. « Prends ton temps. Et je t’en voudrais pas si tu refuses. Mais je… Ce serait un grand honneur et plaisir que vous… Pourquoi je me remets en mode vous ? ». Il se racle la gorge. « Ça me ferait très plaisir que tu sois le parrain républicain de notre fille. ». Il me fixe droit dans les yeux. « Pour nous deux, ça aurait vraiment du sens. Vous… Je serai si heureuse aussi que tu sois son parrain. » Elle a parlé lentement avec de petits haussements d'épaules.Tous les deux me dévisagent. En attente de ma réponse.
La gamine me tend les bras. Je fais un pas en arrière. Elle me regarde. Avec un large sourire. Je m’approche et la prends dans les bras. Elle se pelotonne à nouveau contre moi. « Vous voyez ; elle aussi vous invite. Il se fait froid. Allez, on va se mettre au chaud. » Elle me prend le bras. La première fois depuis une décennie qu’une femme me touche. Je me raidis. Jamais je n’aurais pu imaginer être accueilli à ma sortie par le sourire d’une petite fille et sa mère. Elles ne se doutent pas que tu es leur pire ennemi potentiel, intervient la petite voix. Me rappelant les faits. La dernière fois, c’était moi qui a pris une femme par le bras… Nous marchons sans un mot. La gamine a posé la tête sur mon épaule.
Le héros de la soirée. Je reste immobile sur le canapé, sourire-grimace sur les lèvres. Mes mains sont enfouies dans mes poches. Le plus profond possible. Je ne les sors que par nécessité. Pour cacher les armes du crime ? Je m’en veux d’avoir accepté de monter. Ma place n’est pas ici, au cœur d’une fête entre amis. « Tu viens ? ». Une femme se penche sur moi. Entre elle et moi, se glisse une ombre. Comme voulant la protéger de moi ou l’avertir d’un éventuel danger. Je refuse son invitation. Et toutes les autres : le héros est très sollicité. Soit tu es honnête et leur racontes qui tu es vraiment, pas le grand humaniste qu'ils croient que tu es, m’assène la voix, soit tu te lèves et retourne à ta solitude. J’évite de croiser le regard des femmes. Les yeux des hommes ne me gênent pas. L’ombre ne se glisse pas entre eux et moi. Qu’en présence de femmes.
En plus, tu bandes, quelle honte, s’agace la voix. Me culpabilisant à chaque manifestation de désir de mon corps. Réduit à boire de l’eau, manger pour me nourrir, pisser, chier, travailler, dormir, me réveiller pour aller travailler. Interdiction de tout plaisir. Surtout avec une femme. Condamné à me branler ? Toucher à nouveau le corps d’une femme sans l’ombre ? Ne fréquenter que des putes se foutant de mon passé ? Même en essayant d’occulter, je sais que, tôt ou tard, ces questions se poseront concrètement. Toutefois, une certitude ; à la moindre rencontre prometteuse d’une histoire, je mettrai cartes sur table, quitte à ce que tout s’arrête dès le début. Quoi qu’il adviendra, ce sera très compliqué. L'ombre jamais loin. Renoncer à aimer une femme et être aimé d’elle ? Ce serait beaucoup plus simple. Faire le deuil de toute nouvelle histoire d'amour ?
Le père de la gamine me fait signe. Je me désenglue du canapé protecteur et le suit. Il entrouvre la chambre de la gamine : elle dort accrochée à une tortue en peluche. La mère nous rejoint. Elle pose la main sur l’épaule de son compagnon. Un corps avec deux larges sourires. «Notre médecin nous a dit de surveiller ces réactions pendant quelque temps. Pour voir si elle n’a pas été choquée. ». Il referme la porte. Elle me propose une nouvelle coupe de champagne.
Nous nous asseyons dans la cuisine. Que le couple et moi. Les bruits de la fête sont atténués par la porte fermée. Nouvelle salve de remerciements. L'un et l'autre se met à parler de soi : des confidences grisées qu’on regrette ou non le lendemain. Je les écoute sans les interrompre. Avec une irrépressible envie : être eux. Ou dans la peau de n’importe quel autre homme ou femme. N'importe qui d'autre que moi. Ne plus être ce boulet de chair et remords qui va vivre avec une ombre. Il se met à chialer. Elle le serre dans ses bras. Je sors de la pièce. Retour à mon canapé refuge.
Un peu plus de quatre heures du matin quand je me rhabille. La piste de danse encore ouverte. Chaque invité vient m’embrasser. Mes paupières se ferment instinctivement à chaque embrassade d’une femme. Le couple me raccompagne à la porte. « Au fait, faut pas oublier. J’ai besoin de ton numéro pour préparer le parrainage. Si tu es dispo, on fait ça le plus vite possible. Nous avons hâte d’officialiser ce lien. ». Je sors un stylo de ma poche. « Non, pas besoin. Je vais l’inscrire direct sur mon portable. ». Je lui donne mes coordonnées. Tous deux me remercient une énième fois. Je réussis à m’exfiltrer de leurs bras reconnaissants. Quitter mon visage de sauveur. Un masque éphémère qui se désagrégera à peine sortie de cette fête. Pour retrouver mon vrai visage.
L’air froid me ramène à ce que je suis réellement. Une gamine tombée du ciel le jour de ma sortie de prison ; réalité ou hallucination ? Je marche en rejouant sans cesse la scène. Tout s’est déroulé en une poignée de secondes. Ce n’est pas une hallucination. Je le sais. Pourtant, quelque chose me pousse à occulter ce qui vient de se dérouler. Ne crois pas que sauver un enfant va effacer ton ardoise, me signale la petite voix. Comme à chaque petit ou grand plaisir, à la moindre réussite, elle me rappelle que je suis un criminel. Auteur d’un geste à perpétuité. Nul effacement et retour en arrière possible. Le geste qui m’a transformé en héros de la soirée est aussi à perpétuité. Pourtant, il ne réussira pas à décoller l’ombre collée à mes pas. Elle ; personne n’était présent pour la réceptionner dans l’escalier. J’accélère le pas. Pressé de m’éloigner de chez eux. Mon nom et numéro de téléphone étaient faux. Deux mains anonymes ont sauvé leur fille.
Le jour se lève sur la ville. Je fume à la fenêtre de la chambre d’hôtel. Une camionnette de livraison se gare devant une supérette. Reprendre mon boulot de chauffeur-livreur ? Changer complètement de profession ? Ne pense pas à tout ça, me dis-je. Retrouver les us et coutumes de la majorité des gens en ce jour. Comme mon dernier premier janvier, avant de devenir un tueur. Quelles bonnes résolutions pour l’année à venir?
J’écrase ma cigarette à peine entamée. Cesser de fumer ? Ralentir le nombre de clopes ? Pas le moment. Je la rallume. « Bonne année ! ». Une voix sans corps gueule dans la ville. J’essaye de la localiser du regard. En vain. Un inconnu qui s’adresse à toutes les oreilles de la rue, la ville, le pays, le monde, et les étoiles dans leur couette de brume. J’esquisse un sourire. La voix s’adresse aussi à moi. Je murmure « merci ». Un inconnu m’invite à ouvrir mon chantier 2023.
L’année de l’autre.
NB: Cette fiction est inspirée d’une conversation. « L’autre fois, j’ai vu le mec qui a buté… J’étais dans un rade (pas la ville du lieu du crime) et je le vois. Tu imagines, il buvait un demi au comptoir. Tu te rends compte du truc. Le mec y se boit un coup peinard.». Le copain était fou de rage. Comment un assassin pouvait se permettre de prendre du « bon temps » au comptoir. Même après avoir purgé sa peine. Un copain contre la peine de mort et pour la réinsertion des libérés de prison. Comment réagirions-nous en voyant le tueur d'un être cher prendre du plaisir en public ?