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Un cœur ne survit pas dans un coffre-fort. Ni un cerveau. Contrairement aux lingots d’or et aux liasses de billets qui peuvent y séjourner très longtemps. Moi, je n'aurai jamais de coffre. Ni plein, ni vide. Mais nullement l’intention de me plaindre. J’ai toujours mon grand pote avec moi. Tous les jours dès le matin. Mon pote jusqu’à la fin. Tu veux savoir qui c’est ? Ça pourrait- être le meilleur ami de de l'homme et de la femme. Mais très difficile d'obtenir son amitié. C’est mon miroir.
Cet homme n’est pas une fiction. Il a réellement existé. Certes, ses propos, cités de mémoire, ne sont sans doute pas exactement au mot près ceux qu’il a prononcés au fil des jours. Mais globalement sa philosophie. Celle qu’il venait distiller au comptoir, surtout le vendredi soir. Malgré la dureté de sa tâche à l’usine, le poids de rêves restés sur le quai de l’enfance, colères sous le mouchoir en tissu, il essayait toujours d’être à hauteur – tapant contre sa poitrine- de son cœur et- index pointé sur son crâne- de sa cervelle. Refusant de laisser ses deux membres en rade. Entre mes cuisses, ça marche aussi encore, souriait-il entre deux jaunes. La misère n’empêche pas de réfléchir. Ni d’être con non plus. C’était une de ses réflexions. Autrement dit, un homme intelligent. Et doué du cœur
Un type bien ? Sans doute pas un être exempt d’imperfections. Peut-être pire encore. Adepte de la gifle facile et récurrente sur sa compagne et la main baladeuse sur ses gosses ? Lui, le soi-disant doué du cœur, et si fier de son excellente relation avec son miroir, était-il un camoufleur de violences à domicile ? Jamais je ne m’étais posé la question. Et aujourd’hui, je ne peux répondre à ces questions. Ne le connaissant qu’en pointillés de comptoir. Sûrement que ses proches auraient un autre angle de vue sur lui que le mien et les autres passagers du bar de quartier. Peut-être était-il aussi, dans l’intimité, le grand seigneur très apprécié au bistrot du coin. N’en déplaise à certains et certaines adeptes des raccourcis ; pas que des salauds d’hommes sur la planète. Même s’ils sont encore un trop gros nombre. Certains hommes sont des êtres délicieux, subtils, poétiques, non-violents, à l’écoute... Et dans tous les milieux. Fort heureusement pas tous des machines à humilier et cogner les femmes.
Revenons à lui. C'est donc un homme privilégiant l’amour, l’amitié, la poésie, la beauté, la nature, à la course au fric et au pouvoir. Gagner toujours plus ou monter plus haut ce n'est pas du tout mon truc à moi. Non merci. Je ne suis pas du genre à mesurer la taille de ma bite ou de mon compte en banque. Ce qui ne l’empêchait pas de jouer aux courses et au loto. Si je gagne du pognon, c’est pas pour moi, j’ai tout ce qui faut : une femme et des gosses que j’adore, un toit sur la tête, le loyer payé, et le frigo toujours rempli. Pourquoi tu joues alors ? Il dégaine une photo de son portefeuille. Pour ces deux p’tits bouts et leur mère qui me supportent tous les jours. Pour elle, une maison au bord de la mer. Elle adore la plage. Et pour eux deux, chacun un studio et de quoi alimenter leurs rêves de gosses. Et pour toi ? Je t’ai déjà dit que je suis nanti. Tout le monde pensait que c’était de la philo de comptoir. C’était vrai. Une philosophie de haut vol.
Avec le recul, je me dis que ce type m’a transmis des valeurs. Et pas des moindres. Comme d’autres, des hommes, des femmes dans son genre, sans diplôme ni caméra. Mais avec des valeurs humaines. Souvent, en écoutant telle ou telle voix à la radio, sur un écran, j’ai l’impression d’entendre le même son creux appris sur une partition photocopiée dans les mêmes grandes écoles. Je n’apprends rien sur le fond. Juste des machines à bien habiller des dépêches AFP pour nous les transmettre. Certes très brillamment. Comme ils pourraient faire n’importe quel autre boulot. Évidemment, il a des exceptions. Certaines de ses voix - pas que brillantes-nous apportent de quoi alimenter nos interrogations et doutes. Comme cet ouvrier qui, contrairement aux prévisions, a survécu à vingt après sa retraite. Radotant, mais toujours le doigt sur le cœur et le crâne. Plus rien en dessous de la ceinture, souriait-il. Le sourire d’un seigneur. Et d’un penseur.
Un enseignant à sa façon. Sur tel ou tel point, il m’a appris plus que certains de mes instit et profs. Ou que ma famille. Sa parole me semble plus profonde et intéressante que celle de nombre de voix de radio, de télé, ou sous les ors de la République. À mon avis, beaucoup d’entre nous apprennent de ces rencontres hors-circuit scolaire. Parce que l’école, même la meilleure et la plus proche des élèves, nous apprend in fine à devenir de bons citoyens responsables, triant leurs déchets, écoutant les bonnes voix, exerçant leur devoir électoral, s’indignant dans les clous, etc. Ce qui est une bonne chose pour l’équilibre social et une vie ensemble la meilleure possible. Sans l’éducation nationale, même perfectible, ce serait pire aujourd’hui- époque ou toutes les youtubeuses ou animateurs télé réactionnaires ont plus d’oreilles que l’ensemble des profs de ce pays. Mais certains individus ont besoin d’un autre enseignement. Avec des profs totalement différents de celles et ceux sortis des mêmes concours. Qui sont ces enseignants à côté de la grosse machine à éduquer ?
Les profs de transgression. À quoi les reconnaît-on ? La majorité d’entre eux n’ont pas de diplôme d’enseignement ni de micros à la main. Hors des circuits habituels de transmission du savoir et des décérébrateurs cathodiques. Les décrire plus précisément ? Impossible, car ces enseignants hors salles de classes échappent à l’étiquetage. Mais celle et celui en quête de transgression les reconnaîtra. Leur son n’est pas extrait d’une partition officielle. Même si au fond, c’est une matière qui n’a pas besoin d’enseignant. Bien que parfois les défricheurs peuvent aider à gagner du temps, ne pas perdre sa jeunesse en prison, ou se faire mal aux arêtes du principe de réalité. Celles et ceux ne se sentant pas bien dans le sens de la marche, guère enclins au tous ensemble sur la même voie, se prennent souvent des coups, petits ou grands, avant de trouver leur voie de traverse. En tout cas pour les « pas comme les autres » ; très agréables et enrichissantes ces rencontres qui les libèrent de l’école, du bureau, de l’usine, de la haute fonction publique, les médias, les finances, etc. d’autres pistes à explorer que les plus balisées. Une libération aussi de l’éducation de Papa, de Maman, de la religion, du parti, de ses idoles de toutes sortes, et autres gavage de corps et d’esprit. Toutefois, une majorité d'individus se sent très bien dans le sens de la marche. Ne pas les culpabiliser ou vouloir les faire sortir de leurs rails. Transgresser ne s’impose pas.
Celle ou celui qui regarde le doigt du sage est un imbécile. Une histoire qu’on entend depuis tout gosse. A tel point qu’on a fini par y croire. Alors que c’est le contraire. Le regard posé sur le doigt n’est peut-être pas plus intelligent que l'ensemble de la population mais peut-être plus libre. Souvent de la graine de poète et autres artistes en quête de beauté hors des sentiers battus. Regardez aussi celui qui regarde le doigt. Il a beaucoup de choses à nous transmettre. Notamment la désobéissance qui ne s'apprend pas à l'école. Ne pas se sentir obligé de regarder le doigt du sage (instit, prof, journaliste, politique, influenceur ou influenceuse, curé, imam, rabbin, gourou, coach bien être, psy…). Un regard de biais. Ce n'est pas toujours facile de tenir ce point de vue sur les autres et le monde. Mais d’aucuns sont prêts à cette difficulté pour voir autre chose que ce que le sage (même le plus bienveillant) veut lui montrer. Des êtres doués de la capacité à désobéir. Guère du genre à obéir au doigt et à la lune.
Comme l' homme qui osait défier le dieu argent. Et aussi celui des livres saints. Mais les ismes et autres idéologies aussi. Moi, je ne vais pas à l’église, ce n’est pour suivre un prêche au mégaphone dans la rue. Tu ne me verras jamais dans une église, un isoloir ou une manif. Ni devant une télé ou à écouter la radio. Tout ça, c’est pareil pour moi. Je me tape déjà les transports, l’usine, et le caddie dans le supermarché. Qu’est-ce que tu proposes pour changer le monde ? Moi, rien. J’en suis incapable. Comme la majorité de celles et ceux qui nous parlent. Nombre d’entre eux essayent juste de grappiller un p’tit poste et une p’tite notoriété. Leur statut de changeur de monde. Tu ne fais rien alors pour le monde ? C’est vrai qu’il a raison de ne pas compter sur moi. J’essaye juste à mon petit niveau de ne pas rajouter de la merde à ce siècle déjà si merdique. Comment ? Déjà en m’occupant de mon QI. Être moins con aujourd’hui qu'hier. Et je peux te dire que c’est un gros boulot. Je m’occupe aussi (il tape sur sa poitrine) de lui pour qu’il continue d’aimer… aimer ma compagne, mes gosses, mes potes, des inconnus, le soleil, la lune, le vol d’un oiseau… Pareil pour tout le reste de mon corps. Des pieds au cerveau, je veux toujours rester un humain. Même en n'étant rien. Une plume sur la balance de l'époque.
En fait, cet homme recèle une part de fiction dans sa chair. Pas tout seul dans son corps et sa parole transgressive. Il porte en lui plusieurs hommes et femmes rencontrés à travers ma trajectoire. Notamment dans les universités populaires que sont les rues, les bars, et la littérature- une très grande fenêtre sur le monde. Quatorze années d’école en tout depuis la maternelle. Et le reste, depuis l’âge de dix-sept ans, appris en dehors du système scolaire, de rencontre en rencontre. France Inter a pas mal alimenté aussi mes oreilles ; merci entre autres à Claude Villers de m’avoir extrait de ma cuisine d’enfance et fait bourlinguer à travers les mers du globe, la musique, la poésie.De très beaux voyage immobiles.
Aujourd’hui, même si la connerie y est plus rapide que sur un comptoir, les réseaux sociaux peuvent être une source de rencontres pour les incapables de rester dans le sens de la marche générale. Même en étant très isolé, ici ou là, loin de tous les centres ; on peut découvrir grâce au Web des univers que nous n’aurions pas pu rencontrer à proximité. Faire de bonnes rencontres numériques pour se nourrir l'esprit. Pas que des fake news et autres crachats haineux en boucle sur la toile. Le numérique: nouvel outil de transgression ? Une question qui peut se poser. Comme celle en conclusion.
Et si le sage montrait un vol d'oiseau ?