« Je prends le monde tel que je suis. »
Louis Scutenaire
«Il y a ici un appétit d'essentiel sans cesse entretenu par le spectacle d'une nature où l'homme apparaît comme un humble accident, par la finesse et la lenteur d'une vie où la lenteur tue le mesquin. »
Nicolas Bouvier
La planète dans son écran. Suffit d'une virgule de l'index pour commencer à la parcourir. Ses jours, ses nuits ; tout est consigné sur une surface plane. Un archivage non-stop. Le globe rangé derrière un écran. Ses proches, les voisins, l’autre vivant au coin de sa rue ou sur un autre hémisphère, sont aujourd'hui à portée de doigts. On peut même voir leur lieu d’habitation. Sept milliards d’individus évoluant dans une sorte de nasse numérique. Le monde entier vu à travers une vitre mobile. Nous pouvons le visiter à tout instant. Sans passer par une agence de voyages et courir à la gare ou à l'aéroport. Suffit d’un seul outil en et d’avoir du réseau. Puis ouvrir ses yeux et ses oreilles. Bien installé chez soi, dans les transports, ou ailleurs. Comment est ce monde visité de clic en clic ?
Semblable en de nombreux points au passé proche ou très lointain. Notamment pour sa face sombre et tout ce qui a trait à la connerie humaine récurrente. Avec bien sûr, les guerres toujours d’actualité. Mais il y a désormais un changement : les tueries de masse Copyright Nouvelles technologies. Au fil du temps, l’horreur a toujours su profiter des sciences et techniques contemporaines. Hier en ouverture du siècle, des avions détruisant des tours et des vies humaines, puis encore plus de morts avec l’Irak, la Libye, l’Afghanistan, aujourd’hui l’Ukraine, le Yémen, l’Éthiopie, et d’autres conflits très peu bancables aux yeux des médias et complètement hors de la signalétique de l’indignation. Demain, il y aura sûrement de nouveaux peuples à massacrer ; pour encore des ressources à s’accaparer (l’eau future course aux futures guerres ? ) ou essayer le dernier missile tout frais. Rien de nouveau sous les bombes et les volontés impérialistes d’oligarques - élus ou non- de se partager la planète. En lorgnant bien sûr sur la plus grosse part du gâteau mondial. Aujourd’hui, les propagandes contre propagandes se déroulent à travers la toile. Le bien et le mal toujours en bandoulière géostratégique.
Mais aussi sur des conflits à plus petite échelle et uniquement avec des mots. Qu’il s’agisse d’une polémique avec des proches autour d’une table ou sur la toile. Parfois, les uns, les unes et les autres, donnant un pathétique spectacle d’ego et de nombril pour occuper son petit ou grand terrain de certitudes. Dans un repas, ça gueule et peut finir en porte claquée ou les poings. Sur le web, les polémiques se déroulent comme dans une arène. Avec un public qui participe et prend parti en 280 caractères ou moins. Autrement dit le plus souvent des échanges lapidaires et virant très vite - même pour certains internautes plutôt intello et courtois dans la réalité- aux insultes. Naturel que la polémique puisse être rugueuse, même violente, et même matinée de mauvaise foi. Mais avec la capacité d’être perméable aux arguments. Contrairement à ce qui se passe de plus en plus : bonne communication contre meilleure communication. La pensée complexe, le frottement des idées, la nuance, la distance, la possibilité de reconnaître se tromper, sont démunis contre les raccourcis des détenteurs de la vérité unique et arbitre des élégances. Bienvenue en notre ère de pouces levés ou baissés. Le XXIe siècle sera le siècle du pour ou contre moi ?
Néanmoins pas que du sombre local et planétaire ici-bas. Le monde a encore sa face lumineuse, sans doute depuis la nuit des temps où ne régnait pas que la nuit. Malgré le désir de certains et certaines, notre époque n’est pas qu’un catalogue d’horreurs, de cynisme, et tout est pourri. Beauté, esprit, poésie, y séjournent aussi. Même s’ils font nettement moins d’audimat sur nos écrans. Pourtant, ils sont présents ici ou là. Partout, sur la surface du globe, des livres s’écrivent, des films se tournent, des pièces de théâtre sont montée… Chaque jour et nuit, des dizaines de milliers de créations sous le soleil ou la lune. Surtout de la merde, rétorqueraient d’aucuns. En effet, plus d’art kleenex que de chefs d’œuvre. Mais dans le lot, il y en a ; à nous de continuer de fouiller pour trouver à penser, se marrer, douter… Ne pas oublier les matchs de foot, tournois de tennis, l’athlétisme, et toutes les autres pratiques du sport à petit ou grand niveau. À chaque seconde, un orgasme, un rire, un sourire, et toutes sortes de manifestations de joie. De beaux moments d’échange très visibles, relayés, où passant comme un murmure intime. En réalité, plus de sombre que de lumineux ? Difficile de répondre. Si ce n’est que le sombre a plus d’écho.
Et qu'il marque à jamais les chairs et les esprits. Revenons à la face sombre avec de nouvelles inquiétudes, voire des angoisses, qui occupent désormais le terrain. Notamment sous les crânes de la jeunesse. Et nombre de ventres refusant de perpétuer l’espèce humaine. Cette réaction et d’autres me semble tout à fait normales. Même si d’autres ventres -consentants- décident de continuer d’abriter de nouveaux humains. Des égoïstes ? C’est criminel ! Des remarques que j’ai déjà lues et entendues. La plupart du temps émanant de gens équipés d’un Smartphone ( combien de morts dans les mines de Cobalt pour envoyer leurs photos et pétitions pour la planète ? ) et dont l’empreinte carbone est beaucoup plus importante qu’un enfant pas encore né. Comme on dit, on a tous et toutes nos contradictions. Ce qui n'empêche pas l’élégance de refuser de polluer les désirs des autres. Dans tous les cas, personne n’est coupable.
Tout le monde l’est. Vous, toi, moi, les autres. Cannibalisant au quotidien notre planète. Même avec nos petits gestes. Combien de mails inutiles envoyés aujourd’hui, la veilleuse laissée allumée toute la journée… La lucidité n’empêche pas les petits gestes et, en plus, on garde de bonnes relations avec son miroir. Et il y a les autres. Celles et ceux qui peuvent faire de grands gestes. Visiblement, la plupart d’entre eux se foutent du regard de leur miroir. Leur reflet si policé qu'il s'est effacé du réel ? Comment peuvent-ils et elles aimer leurs gosses en collaborant avec un système de d'abord le fric qui va les amputer de futur ? Sans doute en se donnant de temps en temps bonne conscience avec des petits gestes qui cachent la forêt qu’ils sont en train de détruire. Qui sont ces cyniques au sourire tiroir caisse ? Des stars du réchauffement climatique et autre mer de plastique, nos grands dirigeants, qui misent encore, toujours plus, sur le profit et la consommation sans fin. Les mêmes lorgnant sur la part du gâteau pour eux et une poignée de proches. Business is business. Avant que le soleil ne crame les profits, la consommation, et tout le reste du passage de l'animal soit-disant le plus intelligent sur terre. Nul besoin alors de se ligaturer les trompes ou de vasectomie pour endiguer la surpopulation . La planète enfin débarrassée de ses tiques humaines ?
Retour à la face lumineuse de notre monde. Certes plus le même usage qu’en faisait Nicolas Bouvier. Et d’autres voyageurs connus ou inconnus arpentant le globe. Revenant parfois avec de beaux récits et une vision différente des autres inculquée par leur éducation. Les voyages peuvent ébranler ses certitudes et relativiser son histoire en rappelant que les us et coutumes changent ; pas la solitude de chaque mortel. Faire le tour du monde est le rêve de nombre de gosses. Certains le réalisent. Avec peu ou beaucoup de moyens. Dans mon quartier d'enfance, quelques-uns, désargentés, s’engageaient dans l’armée, notamment la Légion Étrangère, pour voir du pays comme on disait. Et il y a celles et ceux qui, de tout temps, font la route sac à dos. Fuir, découvrir… À chaque voyage ses raisons.
Indéniable que le monde n’est plus aussi fluide qu’à l’époque de Nicolas Bouvier et d’autres grands voyageurs. Même s'il y avait déjà des conflits. La haine a créé de nouvelles frontières. Beaucoup plus que quand Nicolas Bouvier et Thierry Vernet sillonnaient la planète dans leur petite bagnole. Les chantiers de violence de toutes sortes se sont installés partout. De l’ obscurantisme religieux à l’appât du Dieu Cac 40. Ça ne date pas d’aujourd’hui. Mais auparavant, les deux pires mâchoires de notre siècle et des précédents, n’étaient pas aussi puissants. Plus efficace depuis que le monde est nassé ? Les historiens nous le diront. Quelles sont ces mâchoires ? Les bas du front de Dieu et ceux de la Bourse, mettait du temps à s’installer. Les fous de la Bourse plus puissants que ceux de Dieu ? Aujourd’hui suffit d’un drone pour exporter la haine et la violence. Même au milieu de Bédouins sirotant un thé sous la voûte céleste. Dessine-moi un abri antiatomique, demanderait le Petit Prince. Et peut-être pris en otage en échange d’autres otages.
Comment s’évader de la nasse ? Quand, je sors, je n’emporte pas toujours mon smartphone. Et s’il y a une urgence ? L’urgence c’est moi. Mon téléphone et ma tablette sont éteints. Comme mon four à micro-ondes, ma cafetière électrique, mon rasoir électrique, et tutti-quanti. Je ne m’en sers que quand j’en ai besoin. Les propos d’un copain. Plusieurs de nos conversations sont revenues en mémoire. Entrecoupées de silences traversés de nos fantômes respectifs. Le monde c’est les culs blancs, souriait-il en pointant l’index sur un groupe de chevreuils. Son regard toujours attiré par les animaux. Surtout les oiseaux ; refusant malgré le vent d'installer une baie vitrée sur sa terrasse, pour ne pas tuer des passagers du ciel. Tout ce qui est dans l’écran n’est pas la vie. Ni le monde. Rappelle-toi l’allégorie de la caverne de Platon. Et les ombres qui ne sont que des reflets. Les nouveaux téléphones si intelligents, c’est juste une caverne numérique qu’on transporte partout sur soi. Avec des ombres-leurres. L’urgence, c’est nous, l’urgence c’est de vivre heureux, bordel ! Puis il refaisait les niveaux en rouge de nos deux verres. Son énorme rire tutoyait les étoiles. Le lendemain, comme à chaque départ, ma compagne et moi avions du mal à le quitter. Repoussant le moment de sortir de son territoire.
D’autant plus qu’il survivait au pire qui puisse arriver pour un père et une mère. Sans jamais porter sa douleur en bandoulière. Au contraire, nous avions ri à table et devant des films comiques. De temps en temps, il nous lisait des aphorismes de Louis Scutenaire. Avant de se plonger dans Les Morfalous et Red. Sans oublier d'évoquer le bouquin dont nous avions parlé lors de notre première rencontre : Le livre de la pauvreté et de la mort, de RM Rilke. Un texte qui a servi de socle à notre amitié. C'était un très grand érudit habile aussi de ses mains pour travailler le bois. Et, bordel, soyez heureux ! Sa main claquait ma portière. Un bref salut et il rentrait dans sa tanière. Un ours bourru de tendresse. Déçu des hommes, pas de l'humanité ?
Le monde n’est pas que nasse.