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Billet de blog 6 mars 2016

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Réfugiés : une nouvelle arme de guerre ?

Alors qu'un sommet extraordinaire Europe-Turquie se tient lundi à Bruxelles, des milliers de réfugiés sont encore aux portes de l'Union. Si l'UE se focalise sur des préoccupations humanitaires, les pays devraient porter plus d'attention aux répercussions économique, politique et sociale qu'une telle déstabilisation est en train d’engendrer. Et surtout, à qui cette stratégie peut profiter.

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Une théorie récente, soulevée par des médias anglo-saxons et appuyée par les analyses de nombreux experts, avance que la Russie se servirait du flux massif de réfugiés dans le but de déstabiliser l’OTAN, l'Europe.  Fin février, l'OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) annonçait qu'en l'espace d'un mois, 130 000 migrants étaient déjà parvenus jusqu'en Europe. D'après les statistiques, les quatre premiers jours de bombardements russes sur la ville d’Alep ont poussé sur les routes quelques 25 000 syriens. Ce n’était que le début de la crise. Ces chiffres, qui reflètent une crise humanitaire majeure ne devraient cesser de croître, dramatiquement. Face à ce flux de population, l'Europe se révèle impuissante et disloquée

L’idée, encore peu connue en France, de l’instrumentalisation des réfugiés par la Russie pour déstabiliser ses « ennemis » historiques est une théorie que soutient Michael Lambert, jeune chercheur au Ministère de la Défense (IRSEM).

Depuis le début de sa crise économique, politique et sociale, l'Europe a détourné son regard de la problématique russe. Du fait de l'arrivée de migrants à ses portes, ce phénomène s'est amplifié, donnant libre champ à la Russie dans la mise en oeuvre d'une politique impérialiste.  

Historiquement, les flux de populations ont toujours eu une utilité

L’histoire nous montre que les populations déplacées, les réfugiés, les expatriés, ont toujours été un outil des puissances colonialistes. Un moyen d’affaiblir un territoire donné sur lequel elles projetaient d’étendre leur influence. La politique stalinienne de déplacement des populations apporte un exemple typique de cette stratégie : « Staline déplaçait des minorités ethniques vers d'autres pays avec lesquels il ne partageait pas les mêmes valeurs, et ce afin de pouvoir créer des tensions entre les citoyens et affaiblir les gouvernements en jouant sur les revendications nationales antagonistes en cas de souhait d'une plus grande autonomie vis-à-vis de Moscou. Un autre exemple typique est celui de la Moldavie. Staline a amputé la partie sud de la Moldavie qui était son accès à la mer Noire pour la donner à l’Ukraine. En compensation de quoi, il a « rendu » à la Moldavie une partie de l’Ukraine amputée. Cette partie de l'Ukraine permettait d'avoir une minorité ukrainophone, à laquelle il a mélangé des minorités russophones. Par la suite, existaient en Moldavie des minorités russophone, ukrainophone et moldave. Ce qui a justifié plusieurs choses : l'utilisation du russe, à la place du roumain, comme langue interethnique, et l’utilisation de l'alphabet cyrillique de manière à ce que tout le monde puisse comprendre ce qui était écrit en moldave, donc en roumain. In fine, cela a amené à la suppression de l'alphabet latin ». 

L’exemple le plus probant en terme d’instrumentalisation des flux de populations, est celui de l’OIR (Organisation Internationale des Réfugiés). Les Etats-Unis ont, dès sa création, instrumentalisé l’organisation dans le but de ramener, dans leur camp, des scientifiques et intellectuels communistes. Michael Lambert explique : « Dans ce schéma l'objectif était le suivant : l’OIR, qui avait pour but de mieux répartir les populations déplacées après la seconde Guerre Mondiale, était un organe financé par les Etats-Unis. Ces derniers s’en sont servit pour ramener dans le camp occidental, les cerveaux, scientifiques, ou toute personne ayant pu avoir un intérêt particulier à travailler pour eux, les personnes qui n’avaient pas le droit ou pas les moyens financiers pour quitter le camp communiste. Les américains ont donc développé une politique, non officielle, de rapatriement de ces personnes. On pouvait alors prétexter des maladies complètement invraisemblables. Par exemple, on diagnostiquait une personne atteinte de problèmes oculaires quand ce n’était pas le cas, ce qui permettait alors de la rapatrier jusqu'en Norvège, ou jusqu'au Canada, afin qu'elle travaille pour l’Ouest. »  

Les flux de populations au service de la politique impérialiste Russe

« A l’inverse de l’Otan et de l’Europe, la Russie raisonne encore de manière impérialiste », précise Michael Lambert. « Le pays veut dominer, étendre son territoire et avoir le plus d’influence possible. »  D’autant que, depuis quelques années, la Russie a perdu l'influence géographique et historique qu'elle excerçait sur de nombreux Etats (l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie, la Pologne…), à mesure que ceux-ci ont rejoint l'Europe. De surcroît, le pays se rend compte que des territoires comme l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie ou l’Arménie, souhaitent intégrer l’Union Européenne. « La Russie est devenue un élément du système. Elle s’est progressivement retrouvée isolée et elle a perdu son contrôle sur la mer Baltique et la mer Noire ainsi que tous les points de contrôle qu’elle avait autour d’elle. »  Acculée et reculée à l’Est, la Russie n’a plus qu’une seule solution : développer un système pour affaiblir ses ennemis

L’UE n’a pas d’armée commune. Sa puissance repose donc essentiellement sur le soft power (ou puissance douce) qui est basé sur deux critères : la puissance économique, et la puissance culturelle. L’Europe étant synonyme de libertés, de respect des Droits de l’Homme, c’est cette vision « humaniste » qui attire de plus en plus de pays dans le giron européen. « C’est ce qu’ont revendiqué les ukrainiens, sur la place Maydan ! C’est ce qui plaît aux moldaves, qui luttent contre la corruption, aux géorgiens et à de nombreux Etats ! » souligne Michael Lambert. 

Affaiblir l’Europe à travers l'Allemagne et les pays nordiques

L’Allemagne est le pays d’Europe qui accueille le plus de réfugiés. D’ici à 2020, le pays s’attend à recevoir sur son sol quelque 500 000 réfugiés par an. Cet afflux massif ébranle le pays. Une partie de la population se soulève, refusant d'accueillir les migrants. La politique d’assimilation des réfugiés connaît elle aussi des limites comme le montrent les récents événements de Cologne

« L’Allemagne est le coeur industriel et économique de l’Europe » disait Keynes. « C’est grâce à l’Allemagne que les pays d’Europe de l’Est se développent » ajoute Michael Lambert. « La Pologne, se développe partiellement grâce à des zones d’échanges à proximité de l’Allemagne. Les premiers investisseurs en Moldavie sont allemands. L’Allemagne stimule aussi énormément le développement de la République Tchèque, de la Slovaquie. Affaiblissez l’Allemagne, et vous affaiblirez aussi les experts les plus pointus de la crise ukrainienne »  pointe t-il. 

Quid des pays nordiques ? « Ce sont des pays qui luttent contre la corruption, et se battent pour les Droits de l’Homme, un ensemble d’éléments qui ne parlent pas à la Russie puisqu’ils sont des principes antagonistes de la mentalité du gouvernement." 

La lutte contre l’EI : de la poudre aux yeux

On le savait : depuis le début de son intervention en Syrie, la Russie a choisi de s’allier à Bachar Al-Assad et n’a pas hésité à cibler des zones peuplées de civils. On s’en doutait : ces choix, sous couvert de lutte contre l’Etat Islamique, sont stratégiques pour le Kremlin. Garder un allié dans la région et avoir une ouverture sur la Méditerranée. En utilisant un prétexte légitime, celui de la lutte contre Daech, la Russie autorise des frappes dans des zones de forte population dont elle sait que les conséquences seront lourdes et auront une influence sur les flux migratoires.  

La Syrie : une zone de test

Les bombardements « barbares » de la Russie peuvent bien sur, s’expliquer autrement que par la volonté de frapper la population civile. Le Kremlin utilise, en fait, un matériel soviétique  en bout de course qui date des années 1970 (comme des SU24). Sa puissance militaire n’est pourtant pas vieillissante, bien au contraire, puisque Moscou utilise aussi de nouveaux matériels, modernes, afin de les tester en cas de guerre future. « D’un côté donc, le pays étreint une dernière fois son vieux matériel qui est très peu précis et fait donc de nombreux dégâts, et de l’autre, il teste ses nouveaux équipements. »  Ce schéma est exactement le même que celui que l’Allemagne nazi avait mis en place en Espagne. Sous Franco, des villes entières étaient ravagées, dans le but de tester un matériel qui sera utilisé plus tard, en France. 

Au delà de l’Europe, c’est aussi la Turquie qui est déstabilisée. Le pays accueille plus de réfugiés qu’aucun autre : ce sont quasiment 2 millions de syriens qui fuient en direction de la Turquie. Mais la majeur partie d’entre eux est en réalité kurdistanaise. « Les flux de réfugiés affaiblissent l’économie du Sud de la Turquie et incitent les tendances séparatistes. » Dans ce cas très précis, les réfugiés servent la Russie dans l’extension de son hégémonie en mer Noire. « Les réfugiés servent de pierre angulaire à la mise en place du processus de guerre hybride au sein même d’un pays de l’OTAN, et à la naissance d’une potentielle guerre civile ». La recette russe semble bien élaborée : introduire, laisser bouillir, et attendre que ça explose

Enfin, « La stratégie du Kremlin visant à instrumentaliser les réfugiés semble pertinente puisqu’elle porte déjà ses fruits, comme en attestent le retour des contrôles aux frontières dans l’Espace Schengen, le ralentissement de l’élargissement de la zone euro, l’accroissement du chômage en Scandinavie, et le manque d’attention des médias vis-à-vis de la situation en Ukraine, qui pourtant, engendre elle aussi des flux de réfugiés vers la Pologne et l’Europe centrale. Les effets commencent à se faire ressentir. » conclut Michael Lambert. 


Mchael E. Lambert est un jeune chercheur pour le Ministère de la Défense (IRSEM). Il est doctorant en Relations internationales et Histoire au Collège doctoral de la Sorbonne et à l'Université de Tampere en Finlande. Ses recherches portent sur le soft power de l'Union européenne, le smart power Transatlantique après la Guerre froide et les Etats de facto dans la zone d'influence de Moscou.


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