J’attendais Anna (extrait)
(…) Il a vu que ça tergiversait dans ma tête et il est allé au-devant de moi : Si ça peut être bon pour toi, vide-le, ton sac! C'était trop frontal, brutal même. Mais dans la bouche de Ghâli, c'était aimant, oui aimant. Je me suis lancé : Voilà, pour moi ne plus aimer Anna, ça a un goût de ne plus aimer du tout, ni rien ni personne. Et ne plus aimer du tout, ça a un goût de mourir !
Ça lui a fait immédiatement couler des larmes. Il a dit d’une voix trébuchante : C'est beau, c'est douloureux mais c’est de la pure poésie! Puis très vite il s'est ravisé, comme si sa mission ce jour-là c'était plutôt de me secouer : C'est sûr que ta façon d'aimer c'est noble comme tout, mais pas la sienne, tu le sais bien ! J'ai laissé ma tête dessiner un vague oui, mais à contrecœur. Et j'ai détourné mon regard pour lui faire comprendre que je ne voulais plus de cette discussion. Mais il a maintenu son avantage : Y avait pas équilibre mon vieux, du tout ! Je l'ai regardé avec prière et j'ai bafouillé de ma voix la plus vaincue : Pour moi, si ! Il s'est tenu le crâne, comme s'il avait reçu un coup sur la tête. Ça se voyait qu'il ne trouvait plus ses mots. Mais il a tout de même saisi que je le priais de ne plus malmener ces pauvres petits mots. Des mots frileux et apeurés à l’idée qu'il les piétine du premier lieu commun. Et il ne les a pas piétinés, mon ami Ghâli, il est resté muet. D’autres mots voulaient sortir, mais la peur les retenait. J’aurais tant voulu lui dire que j'ai aimé Anna pour la part qui me revenait de l'aimer, et que je l'ai aimée aussi pour la part qui lui revenait, à elle, de m'aimer. Et que c'était à mes yeux équilibré, équitable et tout ce qu'on veut.
Ghâli s'est remis à préparer de quoi fumer et plus rie ne pouvait détourner son attention. Je suis resté avec petites phrases qui chuchotaient peureusement dans tête. J'essayais de les ranger en me levant et en faisant semblant de ranger des objets qui étaient déjà à leur bonne place.
(...)
in « J’attendais Anna », roman par Mustapha Kharmoudi, aux éditions l'Harmattan (2020)
