Chapitre 1 : Et d’abord le cadre général
On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu et dans de telles conditions à vous rendre fou. Cela dit, moi je n'y ai été qu'en observation, sans aucun traitement psy. Et déjà ça me rendait fou.
Je vous raconte :
Par un hasard singulier dont j’aurai à vous parler d’ici quelques semaines, je me retrouve « interné » sans mon consentement dans l’hôpital psychiatrique de Novillars. Et alors quelle chute, que abîme ! Rassurez-vous, j'y suis des plus privilégiés. Je ne suis que «sous surveillance» et je n’ai à prendre aucun traitement psy. Et les tracasseries que j’ai subies et dont je parlerai dans une chronique à venir, n’auraient pu avoir aucune gravité si c’était dans la vie courante. Je les aurais sûrement inscrites au chapitre « petits soucis des gens heureux ». Sauf que là, au vu de la tension du personnel, ça m’a parfois largement déstabilisé.
Mais vous verrez que ma « condition » de séjour n’est rien, mais alors rien du tout à côté des tragédies que je m’apprête à vous conter. Autant dire par avance « âme sensible s’abstenir », et autant dire que j’aurais tant aimé avoir moi aussi la possibilité de m’abstenir.
Mais bon, j’ai toujours su fuir mentalement toute réalité qui me fait trop souffrir, en plongeant dans l’écriture. De surcroît, là j’ai deux anges gardiens, des plus solides, qui m’appellent tous les jours, et qui n’ont de cesse de me rappeler mon devoir de témoigner au plus près de ce qui se passe dans ces lieux glauques et déprimants, où l’on cantonne des gens abîmés, et qui ne font que s’abîmer davantage, à cause déjà du lieu lui-même, mais aussi rien qu’à voir autour de soi, du matin au soir, d’autres patients tout aussi abîmés, voire plus. Et il en est ici, des abîmés au-delà de ce qu’on pourrait imaginer. Au point que le personnel les traitent exactement comme on traiterait des enfants irresponsables. Ou des bêtes qu’il faut sans cesse guider pour aller d’un emplacement à un autre.
Certes il y a des cas graves qui nécessitent une surveillance accrue, mais, et c’est là où le bât blesse, à voir des gens très atteints d’un côté, et à voir des professionnels à cran de l’autre, on ne peut être que déstabilisé quelle que soit notre état.
Et d’abord le lieu : l’hôpital psychiatrique de Novillars. Une bourgade sans goût en périphérie de Besançon la belle. Depuis toujours Novillars n’est connu que pour deux choses seulement : « l’asile des fous » qui date des années 60, et une usine papeterie qui a pollué l’air et l’eau du Doubs depuis 1833. Je me souviens que quand je prenais la Nationale pour de Besançon à Belfort, à peine j’atteignais cette bourgade que l’odeur nauséabonde me forçait à vite fermer les vitres de ma voiture. Mais le plus étrange est qu’on ne sent plus rien au bout de deux heures de stationnement, tellement notre odorat s’y adapte vite.
L’hôpital lui, est un agglomérat disparate. Là où je me trouve c’est sordide : on dirait des boites rajoutées à la hâte les unes aux autres comme suite à un tremblement de terre. Il n’y a pas à proprement parler de couloirs, mais des bifurcations où tout le monde se perd tout le temps. Avec des WC en plein milieu, du genre WC publics démontables...
Le réfectoire est très exigu et la cuisine, ouverte à tous vents, le coupe en deux.
Tous les jours on nous fait quitter nos chambres pendant 2h, le temps du ménage, et alors, à part marcher un peu (y compris par temps de pluie), je suis obligé de supporter une cohabitation très pénible dans cette grande salle coupée en deux :
- D’un côté : plusieurs patients sont vissés du matin au soir à des fauteuils disparates. Sans rien faire d'autre à part rester plongés dans leur état d'absence. Seules quelques personnes, relativement valides, s’amusent bruyamment à des jeux de sociétés, ou colorient des dessins pour enfants. Le tout sous une musique forte.
- De l’autre côté, un très grand espace où sont alignées plein de fauteuils qui font face à une télé géante, allumée 24h sur 24. Et le son est très fort, sans doute parce que les téléspectateurs sont pour l’essentiel des personnes âgées et le plus souvent fortement abîmées.
J’ai vu de mes propres yeux, et au moins quatre fois par jour des gens qui dormaient enfoncés dans leurs fauteuils du matin au soir, mis à part l’intermède des repas et le temps - long - des prises de médicaments. Des morts-vivants qui ne réagissent à rien de ce que la bêtise leur déverse : infos sur les guerre, pubs stupides, émissions abrutissantes. Rien : silence radio.
J’ai vu de mes propres yeux des gens endormies devant la télé à 2 ou 3h du matin…
J’ai vu de mes propres yeux deux personnes endormies devant la télé à 6h du matin quand je suis allé voir l’administration pour leur signaler qu’une vieille dame toute nue dans le couloir et qui ne savait plus où elle était, toute perdue, dont je parlerais avec plus de détails dans une autre chronique.
Et dans un tel cafouillis, j'ai vu aussi que le personnel est largement insuffisant, et que des femmes et des hommes font ce qu'ils peuvent, mais manifestement ils ne peuvent pas grand-chose dès lors qu'une situation devient critique, et il y a de quoi avec toutes ces personnes très abîmées qui souvent ne savent pas ce qu'elles font... de jour... et de nuit...
Mustapha Kharmoudi, Novillars-nulle-part, le 21 mars 2023

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